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Colloque (Feuillets d’automne 7)

Par Montaigne0860

Longtemps ils devisèrent sur le balcon. La lune monta, éclairant la contrée depuis les cimes jusqu’au fond des vallons, miracle de dévoilement. Il l’interrogea sur sa vie d’autrefois. Elle fit non de la tête. Il se sentit autorisé à expliquer les raisons qui l’avaient amené ici, porté par l’envie de ceux qui – trop seuls – se font un confident du premier interlocuteur venu : les nombreuses figures féminines qui avaient vainement cherché en lui un appui pour la vie remontèrent, toutes quémandant leur part de vérité dans son désastre privé. Elles ne voulaient pas de sa passion quotidienne, elles préféraient s’inquiéter de la couleur du papier peint (il rit)… ainsi fondit-il en une formule la raison de l’absurdité de ses idylles successives, commencées invariablement sous le signe d’un amour vaste comme le monde. Ses paroles résonnaient contre le mur de verdure, fantômes frissonnant d’ironie contre tant de certitudes verbales. Un appel de chouette. Elle sourit, songea à voix haute que ses beaux yeux avaient joué dans ces échecs successifs un rôle non négligeable ; il décela une part de moquerie dans les accents apaisés de sa voix. Elle ramena la couverture sur ses jambes. Non, elle n’avait pas froid. Elle s’amusait beaucoup, s’empressant d’ajouter qu’elle ne se moquait pas de lui : « Les visiteurs sont rares », dit-elle enfin.

Profitant d’un silence, elle raconta qu’une passion avait passé ici dans le château et qu’il était plus intéressant de l’évoquer, puisque aucun des deux n’était concerné. Il l’encouragea. « Je ne sais pas si c’est une si bonne idée !», dit-elle après une pause qui lui sembla une éternité. Appels d’oiseaux, découpes d’arbres que l’obscurité rapprochait sur le ciel où il lut par delà les naïfs regroupements d’étoiles comme un oui murmuré. « S’il s’agissait de moi je n’aurais pas tant de scrupules… Ils ont vécu ici, ce sont des amis. Huit mois. Ils ont embelli ma saison. Ils ne parlaient qu’à moi ; vous voyez comme sont les autres, n’est-ce pas ? »Il rit doucement. « J’en ai trop dit, ou pas assez, excusez-moi ! Ils adoraient le château, s’extasiaient de leur solitude dans nos murs. Surtout, ils étaient toujours à l’affût l’un de l’autre, cherchant à se rendre service mutuellement. Elle lui tenait la porte quand il sortait, il lui relevait solennellement le bas de sa robe lorsqu’elle montait dans leur voiture et dès qu’ils se retrouvaient sur le siège avant, ils se posaient un moment la main l’une sur l’autre avant de démarrer. C’était un échange constant de regards complices et même s’ils affirmaient qu’ils aimaient ma compagnie, au fond je n’en crois rien. C’est tout juste si nous entendions leurs voix tant ils avaient si peu à dire ; ils s’aimaient, vous l’avez compris ! On le sentait en leur présence à leur respiration plus courte: cette envie d’être seuls, c’est à peine concevable.

Et puis voyez, il y a deux jours, ils sont partis après m’avoir rendu visite séparément. C’est pourquoi vous avez encore des fleurs sur la table et des aliments dans le réfrigérateur. Huit mois. Je les couvais du regard. (Oui, je suis aveugle mais en partie seulement et je vois ce que je veux !) Leur amour débordait tellement de leurs échanges captés ici ou là dans le parc ou dans les parties communes que – comment vous dire? – au fond j’étais un peu amoureuse d’eux . Quand elle est venue me voir pour me dire qu’ils s’en allaient, le ciel s’est obscurci. – Mes enfants, que vous arrive-t-il ? J’entends encore ma peine, elle trouve ses échos dans cette nuit où nous sommes ce soir, oh si vous saviez cet abandon… Oui, excusez-moi, je sais, vous éprouvez au fond le même désarroi.
Ils me laissent pour seul souvenir leur amour mutuel.» Au lieu de soupirer, elle souriait ; elle avait bâti cette défense sa vie durant.
Il l’admira. Il l’envia.

Elle reprit : « Quand elle vint me faire ses adieux, je lui demandai pourquoi. De sa voix aiguë ne restaient plus que des accents fermes, graves, profonds. – Trop d’amour, plus d’amour, me fit-elle en me tendant la main ; je l’attirai à moi et je l’embrassai sur la joue ; elle était humide. Elle me tourna le dos et je crus que je ne reverrais plus sa jolie tête où les cheveux roux bouclés formaient un incendie qui rougeoyait sur son visage semé de taches de rousseur et qui se reflétait jusqu’au galbe parfait de son menton. Soudain elle fit demi-tour et d’un geste lent, adorable d’embarras, elle me tendit deux lettres que j’ai là. Il vint ensuite me saluer. Élégant et droit il me tendit une main ferme puis comme elle, mais avec bien moins de résistance, il se pencha pour m’embrasser ; il me serra l’épaule, me secoua doucement le haut du corps. Quand j’y pense !
Tenez, je vous prête ces deux lettres que Régine m’a données. Vous comprendrez mieux que moi les vraies raisons de ce départ ; vous avez cette expérience, vous. »

Il intervint : « Ils se sont séparés ? » Elle fit oui de la tête : « Elle est partie la première avec un taxi et lui, comme pour la garder jusqu’au dernier moment, a attendu longtemps après que la voiture se soit éloignée ; il espérait qu’elle fasse demi-tour … Il y a des instants comme ça où l’on n’aime plus respirer car on n’est que frémissement de honte face à un pareil gâchis. Ne me demandez pas pourquoi, tout est dans les lettres. Mais il fait froid. Je dois rentrer. Nous nous revoyons demain matin, excusez-moi. Inutile de les saluer, les autres là, ils ne vous répondront rien. Bonne nuit à vous !»

Il posa sa main sur la sienne en se penchant comme pour la consoler ; il fut certain qu’elle le voyait ; il eut encore le loisir de lui confier quelques excuses, qu’il était tard, que la nuit en effet était fraîche, puis les deux lettres à la main il remonta à l’appartement des amoureux en faisant le moins de bruit possible, comme lorsqu’on arrive en retard au concert. Une fois allongé dans le lit profond, il passa la main sur sa barbe drue et ouvrit la première lettre.


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