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Le charme peu discret de Nicolas Sarkozy

Publié le 28 janvier 2012 par Francoisjost

Je publie aujourd'hui une conférence que j'ai prononcée en juin dernier à Valencia (Espagne), qui jette un regard rétrospectif sur l'ascension de Nicolas Sarkozy au pouvoir et sur son déclin.

Désolé, il est un peu long, peut-être "universitaire", mais il me semble d'actualité.


  

Le charme peu discret de Nicolas Sarkozy

François JOST

Université de Sorbonne Nouvelle

Après une période de traversée du désert, Nicolas Sarkozy revient aux affaires en 2002, en accédant au poste de Ministre de l’intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales. Comme l’annonce le nom de son ministère, il fait de la sécurité une priorité et égrène, pour ce faire, les mesures répressives : le 18 mars 2003 est votée la loi sur la sécurité intérieure, complétée par la loi Perben 2, qui étend notamment le fichage génétique à toute personne soupçonnée d'un quelconque délit (sauf délit d'initié ou financier), y compris les faucheurs d’OGM, ou les étudiants ayant manifesté contre le CPE. Le 12 décembre 2005, c’est au tour de la loi sur la récidive des infractions pénales. Il est ensuite ministre de l’économie.

Le 1er septembre 2004, il se présente comme candidat à la direction de l’UMP. Il est élu largement et démissionne de sa fonction ministérielle pour revenir un an plus tard au gouvernement comme numéro 2 comme ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire. Dès lors, il se met à arpenter le terrain, lâchant ici ou là quelques formules « historiques », comme « Les voyous vont disparaître, je mettrai les effectifs qu'il faut, mais on nettoiera la Cité des 4000 » ou, encore, il faut nettoyer les banlieues au Kärcher. Il s’insurge contre les gens du voyage, promet de débarrasser les habitants d’une cité des « racailles ».

Cette politique lui amène une popularité certaine. En 2004, un sondage montre que plus du tiers des sympathisants de gauche jugent favorablement son action. Néanmoins, l’image d’un homme autoritaire, d’un homme dur, comme dit Elisabeth Badinter (1994), lui colle à la peau. En même temps qu’il connaît une irrésistible ascension politique, en 2005, des rumeurs font état de ses malheurs en amours. Sa femme, Cécilia, n’apparaît plus à ses côtés et des journaux européens, suisses ou belges, dont état d’une liaison qu’elle entretiendrait avec le directeur de Publicis Events, Richard Attias, rumeur que la une de Paris-Match confirme finalement, en la montrant en compagnie de cet homme.

C’est dans ce contexte que se présentent les primaires de l’UMP pour les Présidentielles. Ses principaux concurrents s’étant désistés les uns après les autres, il reste le seul candidat et est élu  avec 98,09% des voix. Il prononce alors un discours-clé, devant un public immense et enthousiaste qui le porte vers la campagne. C’est sans doute dans ce discours fondateur que l’on peut trouver les racines du charisme de Nicolas Sarkozy, les traits qui le caractérisent.

Mais, avant de me lancer dans l’analyse de ce discours, il me faut préciser ce que j’entends par charisme. Bien sûr fondée sur les textes de Weber, ma définition s’enrichira de quelques apports qu’il n’aurait sans doute pas soupçonné, purs produits de mon « bricolage » conceptuel.

Rappelons d’abord que, pour Max Weber, le charisme est moins une propriété de l’individu qui le possède (la « grâce ») qu’une relation avec les autres, une relation de domination, qui se différencie de deux autres modes de domination : la domination rationnelle et la domination traditionnelle. En sorte que le charisme dépend tout autant de la façon dont ceux qui se soumettent à la personnalité acceptent de s’y soumettre. Ce qui importe, insiste le sociologue, c’est comment ceux qui sont dominés, les « adeptes », considèrent la personne charismatique (Weber :  321). D’où vient cette soumission volontaire ? À l’origine, d’un pouvoir religieux, d’un pouvoir tenu de Dieu. Mais il existe dans la société moderne d’autres charismes « reposant sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne ou encore émanant d’ordres révélés ou émis par celle-ci » (p. 289). Je retiens particulièrement dans l’analyse de Weber le fait qu’il se fonde sur « la reconnaissance par ceux qui sont dominés, reconnaissance libre […] née de l’abandon à la révélation, à la vénération du héros, à la confiance en la personne du chef […] Elle n’est pas le fondement de la légitimité, mais un devoir pour ceux qui l’ont choisi, en vertu de l’appel et de la confirmation, de reconnaître cette qualité » (321). Cette évocation du « héros » et de l’appel qu’il provoque nous renvoie à un texte presque contemporain de Weber, Les deux sources de la morale et de la religion, dans lequel Bergson définit ce qu’il nomme « l’appel du héros ».

Notre société, dit-il en substance, est mue par deux types de morale. D’un côté, il y a la morale sociale. C’est une morale du devoir – on dirait aujourd’hui citoyenne –qui s’exprime à travers les mots (« dévouement, don de soi, esprit de sacrifice, charité », etc.). Bien qu’elle prône l’amour de l’humanité, elle ne donne pas suffisamment de raison d’agir. « Les éducateurs de la jeunesse savent bien, nous dit Bergson, qu’on ne triomphe pas de l’égoïsme en recommandant l’altruisme » ([1932] 1958 : 32). L’idée qu’on va travailler pour le genre humain est un objectif trop vaste pour être motrice. Expliquer que l’impôt est nécessaire en démocratie et fait partie du « contrat social » ne suffit pas à entraîner une adhésion sans faille de la part de certaines couches de la population. D’un autre côté, il y a cette force qui «  fait pendant à la pression sociale » (Ibid., 35), et qui entraîne l’autre dans son sillage par la force de l’émotion, celle des hommes qui ont donné l’exemple provoquent cet appel du héros « au jugement duquel nous soumettons alors en imagination notre conduite » (Ibid., 30).

Disant cela, Bergson pense d’abord à des personnes réelles : les saints ou les sages, mais aussi ces grands hommes qui entraînent les foules ou, encore, plus près de nous, un parent ou un ami. Peu importe la personnalité, au fond, si ce mécanisme moral agit : « Chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles lui paraissaient insuffisantes, s’est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion »  (Ibid., 30)..

Si nous pouvons adhérer aux obligations impersonnelles de la morale sociale, la force du « modèle » tient au fait que « la multiplicité et la généralité des maximes viennent mieux se fondre dans l’unité et l’individualité d’un homme » (Ibid., 31). Transposés un peu brutalement à notre situation actuelle, ces propos trouveraient leur confirmation dans le fait que tous les discours visant à combattre l’exclusion sont beaucoup moins efficaces qu’une ribambelle de stars défilant dans un Téléthon pour récolter de l’argent au bénéfice d’une œuvre caritative. En ce sens, aucune parole politique ne peut rivaliser avec la mise en scène médiatique d’une personnalité dans une telle cérémonie. On peut même aller plus loin et suivre Weber quand il affirme qu’une « des forces motrices les plus importantes de tout parti politique consiste dans la satisfaction que l’homme éprouve à travailler avec le dévouement d’un croyant au succès de la cause d’une personnalité et non pas tellement au profit des médiocrités abstraites d’un programme ». Et il ajoute : « C’est justement en cela que réside le pouvoir charismatique du chef » (Weber 2002 : 172).

Ce mécanisme quasi-anthropologique joue aussi dans la réception du récit. Si l’on prend en compte le critère aristotélicien de l'élévation des personnages, dont Northrop Frye (1912-1991) est parti pour mettre en évidence cinq modes fictionnels (Frye 1969), on peut rapprocher le charisme et cet appel du héros qui le caractérise de ce « mode mimétique élevé » qui raconte l’histoire d'un héros supérieur en degré aux autres hommes, mais pas à leur environnement. Là encore, ce qui entraîne le lecteur ou le spectateur dans le récit, c’est qu’il est subjugué par un être qui lui est supérieur et qui l’entraîne dans son aventure. À une époque où l’art de raconter, le storytelling, a envahi la vie politique, ce rapprochement entre le fonctionnement moral de l’individu et son fonctionnement narratif n’est pas inutile. D’autant qu’il est à la base du fonctionnement du charisme selon Weber, même si celui-ci s’exprime dans un autre paradigme : cette primauté de l’appel du héros sur la morale sociale explique que le politique charismatique n’est pas celui qui égrène les promesses, mais celui qui emporte l’adhésion par sa conviction et par son être même (Weber 2002).

En faisant reposer le charisme sur la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, Weber rejoint et l’analyse philosophique de Bergson, qui montre que le héros est la version païenne du mécanisme religieux qui amène les hommes à suivre les saints et l’analyse narratologique qui envisage cette relation dans les différents modes de récit. La domination charismatique s’affranchit des règles, qui sont, en revanche au cœur de la morale sociale. Essentiellement parce qu’il est fondé sur l’émotion. Le groupement de domination est une communauté émotionnelle, qui ne nécessite ni nomination, ni élection. C’est un « appel » (322).

Ces traits essentiels du charisme étant rappelés, revenons au Palais des sports de Paris, où Sarkozy vient d’être élu candidat à l’élection présidentielle et entame son discours.

« Dans ce moment que chacun devine si important pour la France, si important pour l'avenir de chacune de vos familles, si important pour moi, plus que n'importe quel autre sentiment, ce qui m'étreint surtout c'est une émotion profonde. Cette émotion, j'aurais pu essayer de la qualifier, j'aurais pu l'exprimer dans un mot, j'aurais pu vous dire merci mais ce merci n'aurait pas été à la hauteur de ce que j'éprouve en cet instant. Il y a des sentiments qui sont si forts qu'il n'y a pas de mot assez grand pour les dire. Il y a des sentiments qui se ressentent tellement qu'on n'a pas besoin de les nommer.

Cette émotion qui me submerge au moment où je vous parle, je vous demande de la recevoir simplement comme un témoignage de ma sincérité, de ma vérité, de mon amitié. »

Dans cette élection qui n’en est pas une, puisque tous les candidats se sont retirés devant lui, ce qui va souder la communauté, c’est donc bien l’émotion. Ce qui unit les candidats et ses adeptes est de l’ordre de l’indicible, en deçà des mots. Une communauté se forme, qui n’a pas besoin des mots pour se décrire et, même, qui ne doit pas utiliser les mots pour se dire. En filigrane se dessine une communication conçue comme une communion des consciences, qui est plus vraie que tout ce qui passe par le langage. On pense bien sûr à Rousseau. La vérité ne se mesure pas par des données objectives et extérieures à l’être, mais à l’aune de la sincérité de l’être humain.

Encore faut-il que pour que cette vérité ait valeur d’exemple qu’elle soit celle d’un homme exemplaire. Pour fonder son exemplarité, Sarkozy fait alors un détour par une galerie de portraits, celles des héros nationaux incontestables, ceux qui ont fait la résistance.

« À cet instant où pour moi tout change, je ne peux m'empêcher de penser à ceux qui m'ont fait rêver d'une autre destinée, d'une vie plus grande, d'un avenir plus passionnant. »

Au moment où il prend le pouvoir, il utilise donc l’appel du héros pour en bénéficier à son tour. Ce n’est plus la raison qui parle, mais le rêve. Reste à opérer un transfert de ceux qui ont fait de la résistance à celui qui entend résister à la pesanteur de la France (« … la certitude que rien n'est jamais perdu tant que la flamme de la résistance continue de brûler dans le coeur d'un seul homme »). C’est dans cette transmission que résidera véritablement la grâce qui donne à un homme son charisme. Pour la justifier, Sarkozy parle de leur enseignement, dont on voit bien que, une fois encore, il n’est ni verbal ni discursif, mais qu’il repose sur la seule vertu du modèle qui entraîne l’autre dans son sillage par la force de l’émotion :

« Tous ces hommes m'ont enseigné, à moi petit Français au sang mêlé, l'amour de la France et la fierté d'être français. Eh bien ! je peux dire, trente cinq ans après, l’amour n'a jamais faibli et cette fierté ne m'a jamais quittée. Alors, c’est vrai, longtemps, ce sont des choses que j'ai tues. Longtemps ce sont des sentiments que j'ai gardés pour moi, comme un trésor caché au fond de mon coeur que je n'éprouvais le besoin de partager avec personne. Parce que, longtemps, j’ai pensé que la politique n'avait rien à voir avec mes émotions personnelles. J'imaginais qu'un homme fort se devait de dissimuler ses émotions. J'ai depuis compris que celui qui est fort, c’est celui qui apparaît dans sa vérité. J'ai compris que l'humanité, c’est une force et en aucun cas une faiblesse. ’’

Le thème de l’émotion qui avait permis d’entrer en communion avec l’auditoire revient en force sur un versant qu’on pourrait presque qualifier d’épistémologique dans la mesure où le discours légitime son rôle dans la vie politique. Les plus beaux poèmes sont ceux qu’on a dans le cœur, disait je ne sais plus quel poète. Une fois encore, l’indicible, l’ineffable, le non-verbal, le sentiment est la garantie de la vérité. Ce que découvre Sarkozy (ou plutôt ce qu’il feint de découvrir), c’est que communiquer, comme le disait Rousseau, c’est assurer la « transparence réciproque des consciences ». Ce qu’il découvre aussi, c’est que l’émotion est plus forte que le langage. En même temps, il rejoint cette idée qui est largement répandue dans les populismes actuels que dissimuler ses émotions, c’est déjà mentir. Faisant d’une pierre deux coups, ces quelques paroles énoncent une théorie de la vérité qui s’ancre dans l’intime plus que dans les considérations abstraite tout en apportant les corrections nécessaires au plan individuel pour être aimable par tous.

Sarkozy souffre en effet d’une réputation d’homme autoritaire, cassant, dur auprès de beaucoup de ses détracteurs et peut-être même auprès de ceux qui sont tout prêts à devenir ses adeptes. C’est, nous dit-il, parce qu’il a fait une erreur : il croyait que l’homme, pour être viril devait cacher ses émotions, qu’il devait être un « homme dur », comme l’appelle Badinter. Et il découvre, enfin, que, contrairement à ses prédécesseurs qui n’ont jamais donné des signes ostensibles trahissant un état de faiblesse intérieur, il peut se glisser dans les atours de l’homme mou. D’où une nouvelle argumentation, qui, grâce à la dualité de la théorie communicationnelle valable au plan politique comme au plan personnelle, va être martelé et avoir une vertu heuristique double : leçon politique et leçon de vie.

«  J'ai changé. J'ai changé parce qu'à l'instant même où vous m'avez désigné j'ai cessé d'être l'homme d'un seul parti, fût-il le premier de France. J'ai changé parce que l'élection présidentielle est une épreuve de vérité à laquelle nul ne peut se soustraire. Parce que cette vérité je vous la dois. Parce que cette vérité, je la dois aux Français.

J'ai changé parce que les épreuves de la vie m'ont changé. Je veux le dire avec pudeur mais je veux le dire parce que c'est la vérité et parce qu'on ne peut pas comprendre la peine de l'autre si on ne l'a pas éprouvée soi-même.

On ne peut pas partager la souffrance de celui qui connaît un échec professionnel ou une déchirure personnelle si on n'a pas souffert soi-même. J'ai connu l'échec, et j'ai dû le surmonter, comme des millions de Français.

On ne peut pas tendre la main à celui qui a perdu tout espoir si l'on n'a jamais douté. Il m'est arrivé de douter. N'est pas courageux celui qui n'a jamais eu peur. Car justement le courage c'est de surmonter sa peur.

Cette part d'humanité, je l'ai enfouie en moi parce que j'ai longtemps pensé que pour être fort il ne fallait pas montrer ses faiblesses. Aujourd'hui j'ai compris que ce sont les faiblesses, les peines, les échecs qui rendent plus fort. Qu'ils sont le compagnon indispensable de celui qui veut aller loin. »

A écouter le candidat de la droite, son changement est double. L’un est objectif : en devenant candidat, il a changé de statut. L’autre est subjectif et vient de sa vie privée : en souffrant des incartades de sa femme, il a fait l’expérience du malheur, de la souffrance et la conséquence en a été un changement de caractère. Et cette expérience l’emporte sur la première, c’est elle qui l’a modifié en profondeur. Passer le grand oral de l’ENA est une épreuve réservée à quelques-uns ; être quitté par quelqu’un qu’on aime est à la portée de chacun. Au moment de prononcer son discours, Sarkozy rajoute d’ailleurs au texte écrit « J'ai connu l'échec, et j'ai dû le surmonter » ces quelques mots : « comme tous les Français », qui montrent bien le statut exemplaire de sa métamorphose.

Dès lors, il peut développer une théorie de l’action politique qui passe par la compassion ou, pour le dire avec un terme d’origine grecque, par la sympathie, par le fait de souffrir avec l’autre. La souffrance du mari trompé se généralise en un mode de connaissance qu’il articule avec sa connaissance du terrain, ses innombrables visites dans tous les coins de la France. Ces visites sont assimilables au changement privé parce qu’elles relèvent du même processus : une compréhension immédiate par sympathie, par une souffrance partagée. Ce peut être la situtation de l’ouvrier (« J'ai changé parce qu'on change forcément quand on est confronté à l'angoisse de l'ouvrier qui a peur que son usine ferme »)., la visite aux moines de Tibhirine (« À Tibhirine, j'ai compris ce qu'est la force invincible de l'amour et le sens véritable du mot ‘tolérance’ ») ou une rencontre (« J'ai changé quand j'ai rencontré Mandel, ce grand Français »). Les exemples accumulés n’ont pas grand rapport les uns avec les autres : simple visite, événement vécu ou rencontre, mais ils s’appuient tout sur l’idée qu’une sorte de communication immédiate issue à la fois du terrain et de la transitivité de l’exemple est possible.

D’où une telle argumentation tire-t-elle sa force ?

En premier lieu des opérations que je viens de décrire. En second lieu, du fait que Sarkozy a parfaitement su tirer la leçon du fait que la conception que nous avons de la réalité dépend très largement de la télévision. Pour cette raison, c’est un téléprésident. En l’occurrence, ce discours du 14 mai exploite deux thèmes qui ont marqué les programmes de ces deux dernières décennies : la progression de l’intimité et la victimisation.

De la progression de l’intimité dans l’espace public, on pourrait donner mille exemples. Dès les années 90, les gens « ordinaires » sont venus étaler leur vie privée dans des reality shows en attendant de la télévision qu’elle leur vienne en aide. Puis est arrivée l’ère de la télé-réalité. Parallèlement, les débats politiques télévisés ont reculé et les responsables ont dû venir s’exprimer dans des émissions de plateau ou en direct de chez eux pour dévoiler un peu de leur vie quotidienne. En France, il existe un programme le dimanche après-midi, avec un animateur historique, qui reçoit tout ce qui compte dans la vie politique. Le candidat socialiste a refusé d’y aller et a été battu en 2002. Sarkozy n’a pas fait cette erreur. Il a tenu au courant les Français de ses déboires. À cet égard, il est très intéressant de comparer les stratégies mises en œuvre par les deux finalistes de l’élection présidentielle de 2007. L’une et l’autre ont vécu pour ainsi dire le même événement banal : se faire quitter par son conjoint. Mais l’un l’a fait savoir ; l’autre l’a caché. Celui qui l’a fait savoir a profité de ses déboires pour donner une leçon de courage et d’expérience. Celle qui l’a cachée n’en a tiré que des inconvénients, j’imagine et aucun avantage. Pourtant, quelques années plus tôt, elle n’avait pas hésité à convoquer les photographes dans la chambre de la maternité où elle venait d’accoucher. Elle a, en l’occurrence, négligé un fait important : c’est que le malheur attire plus que le bonheur. La leçon est ancienne, puisqu’elle était déjà formulée par Aristote. le public est du côté des victimes, en sorte qu’être quitté par son conjoint, loin d’être un handicap pour un candidat à la magistrature suprême, est un avantage. Il devient, de la sorte, le héros d’un récit où il attire à la fois la compassion et l’identification, tout simplement parce qu’il gagne en humanité. Combien de débats sur la situation de François Hollande en cas de victoire de Ségolène Royal auraient été évités si elle s’était débarrassée de ce problème avant la présidentielle ! De son côté, Sarkozy a su parfaitement utiliser à son avantage ses malheurs privés, dont on disait, un moment, qu’ils l’empêchaient de suivre certaines réunions. Cette héroïsation des victimes a été érigée en norme par la télévision de la fin du XXe siècle, notamment par tous les reality shows, qui revenaient sur des affaires jugées pour donner de nouveaux espoirs aux victimes, mais aussi par les journaux télévisés qui donnent plus volontiers la parole aux avocats des victimes. Cet attrait de la victimisation s’est encore vérifié récemment avec l’arrestation de DSK : à le montrer dans des circonstances dégradantes, humiliantes, on l’a transformé en victime potentielle, au point que, quelques jours après son arrestation, 57% des Français le considéraient comme victime d’un complot.

Je ne suis pas sûr, dans ces conditions que le bébé attendu par Carla Sarkozy-Bruni entraîne le même sentiment d’empathie que son cocuage. Le malheur entraîne la pitié et nous rapproche de la condition du héros, le bonheur des autres suscite inévitablement des jalousies.

En ce point de mon raisonnement, une mise au point théorique ne me paraît pas inutile. Lorsque Sarkozy clame devant les militants de son parti qu’il a changé, son discours, on l’a vu, renvoie en fait à deux instances distinctes : d’une part, l’homme privé, qui a traversé une période sentimentalement difficile, d’autre part, le responsable politique, qui a toute une carrière derrière lui. Deux voix parlent donc à travers lui. Dans les termes de Ducrot (1984), on pourrait dire que le locuteur Sarkozy renvoie à deux « énonciateurs », c’est-à-dire à deux points de vue différents : celui de l’homme privé, celui de l’homme public. Cette distinction linguistique peut aussi se décrire en adoptant la distinction faite par Kantorowicz entre les deux corps du roi, le « corps naturel » et le « corps politique ». à l’instar de Nancy Berthier (2010) , qui a montré comment les représentations iconiques de Castro oscillaient entre ces deux pôles, on peut remarquer que, en l’occurrence, ces deux corps sont co-présents dans le discours du 14 janvier. En revanche, quelques mois après son élection, ils connaissent un autre divorce, plus symbolique que le précédent.

D’abord, quand dans une conférence de presse, Sarkozy confie aux journalistes du monde entier « Carla et moi, c’est du sérieux ». Le propos n’a plus une signification duelle, comme le « j’ai changé », mais uniquement privée. Et, un peu plus tard, quand il lance à un agriculteur qui refuse de lui serrer la main « Casse-toi, pauv’ con ! ». On est alors loin du lyrisme du sauveur qui prétend changer la France, plus près du vulgum pecus que de l’image que l’on se fait de la fonction présidentielle.

L’erreur de Sarkozy en l’occurrence est de penser que la proximité du président de la République avec les Français s’affiche dans une proximité de l’homme et du sujet parlant. Qu’en parlant comme tout le monde (ou presque : je ne parle pas comme çà), il se rapproche des gens ordinaires. Or, il néglige, en l’occurrence, qu’on n’attend pas du président de la République qu’il parle comme l’homme privé. Que Chirac ou de Gaulle aient utilisé de nombreux jurons dans le secret des cabinets, on le sait par des témoins, n’est nullement gênant, pour autant que dans les circonstances publiques, ils utilisaient une autre langue (cf. l’anecdote : un anonyme hurle à Chirac dans un bain de foule : « Connard ! » et, lui, sans se démonter, répond : « moi, c’est Chirac ! »). Pour tenir compte de ces discordances discursives, il faudrait donc distinguer le charisme de l’homme privé, du sujet parlant, et le charisme du responsable politique : le premier séduit par son énonciation, par sa façon d’être ou de parler, le second par sa propension à entraîner l’auditeur ou le citoyen vers un rêve ou un idéal. Cette différence permet d’expliquer des propos en apparence contradictoires comme : « Chirac est un homme détestable, pourtant, en privé, il est très sympathique ». On ne séduit pas un interlocuteur comme on séduit un citoyen.

La fin du charisme

Mai 2011. Après des mois de critiques envers Sarkozy, deux livres, dont un de Maffesoli, sortent pour défendre le président de la république et son action. André Bercoff, l’auteur de La Chasse au Sarko, soutient que tous les prétextes sont bons pour se plaindre de Sarkozy, y compris le rendre responsable du mauvais temps. Cet argument censé le sauver fait curieusement écho au texte de celui qui a explicité la « domination charismatique ». Weber raconte, en effet, qu’en Chine la « qualification charismatique était si absolue que tout pouvait lui être reproché : inondation, sécheresse, etc. car, si celles-ci ravageaient le pays, cela signifiait qu’il « n’était pas le fils du ciel légitime » (Weber 322).

Le charisme est une grâce quasi divine qui enveloppe l’homme politique d’une aura. « Si [, surtout,] son gouvernement n’apporte aucune prospérité à ceux qu’il domine, alors son autorité charismatique, risque de disparaître » (ibid.). C’est bien ce qui est arrivé à Sarkozy. C’est au moment où le pouvoir d’achat des Français baissait, alors qu’il avait promis de l’augmenter, qu’il a fait l’aveu public de sa « love affair », pensant que la sincérité de l’homme privée pouvait rendre sympathique le responsable politique. Fatale confusion des charismes. Dès lors ne lui est resté que sa familiarité, d’aucuns diraient : sa vulgarité, et son charisme politique est devenu une histoire ancienne.

Références

Badinter Elisabeth, XY, de l’identité masculine, Le livre de poche, 1994

Bergson Henri, Les Deux Sources de la morale et de la religion, [1932] 1958, PUF

Berthier Nancy, Fidel Castro Arrêts sur images, Ophrys, 2010

Ducrot Oswald, Le Dire et le dit, Minuit, 1984.

Kantorowicz Ernst, Les deux corps du roi, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1989

Jost François, Muzet Denis, Le Téléprésident. Essai sur un pouvoir médiatique, L’Aube Poche, 2011

Northrop Frye, Anatomie de la critique, Gallimard, 1969.

Weber Max, Economie et société, tome 1 : Les Catégories de la sociologie, Pocket

Weber Max, Le Savant et le politique, 10/18, 2002


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