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Quand je l’ai vue ramasser des feuilles de choux jaunies qui étaient tombées d’un cageot, chez le marchand de légumes, je me suis demandé si elle redeviendrait une personne normale

Publié le 31 janvier 2012 par Donquichotte

Charlotte Delbo

« Auschwitz et après »

 TOME III « Mesure de nos jours »

Je me rappelle la conclusion du premier tome des livres de Charlotte Delbo « Auschwitz et après »… « Aucun de nous n’aurait dû revenir » 

…alors que je me demandais un peu si cette conclusion n’était pas trop forte. J’entends, je devinais mais n’osais le croire vraiment, je le croyais mais ne pouvais le ressentir comme vrai, je le pensais mais cette pensée heurtait ma conscience. Je viens de lire le tome III et je sais que je savais. Oui, elles n’auraient peut-être pas dû revenir, toutes, et elles l’expriment à leur façon ; elles se racontent à Charlotte dans ce dernier tome - 25 ans après leur sortie des camps de la mort.

Je me rappelle aussi ce qu’elles se racontaient, à la veille de leur délivrance des camps, - c’est dans le tome II - on venait de leur annoncer qu’elles partiraient vers la Suède ; elles avaient même reçu un petit paquet de la Croix Rouge, des bricoles, des cigarettes, du chocolat, biscuits, corned-beef,…

« - Quelle est la première chose que tu demanderas, toi, quand tu seras libre ?

- À manger. Un poulet à moi toute seule. Un poulet rôti, bien cuit, avec les os qui se détachent…

- Moi, je voudrais un bon chocolat bien sucré, bien épais, et une tartine de beurre…

- Moi, je crois que je commencerais par un bain chaud, parfumé aux sels de lavande…

- Moi, me coucher. Je dormirais des jours et des jours…

- Moi, je voudrais une cigarette…

- Moi, rien…

- Rien ?

- Non. Rien. Y croire. En être sûre. M’habituer ».

D’autres bavardages racontés par l'auteur :

« Moi, j’arriverai sans rien dire. Coucou ! Me voilà !

- Nous n’arriverons pas une par une. On nous attendra à la gare...

- En rentrant, je demanderais un plat de mongettes.

- Des quoi ?

- Moi, ce que je voudrais, c’est quelque chose de bon à boire, de vraiment bon... »

Mais qu’ont-elles trouvé en rentrant ? Qu’ont-elles vécu ? Qu’ont-elles ressenti ? Que leur reste-t-il de leur expérience des camps? Qu'ont-elles vécu à leur retour? Qu'attendent-elles? Elles se racontent.

Charlotte

« Tout était faux, visages et livres... j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre. À quoi s’intéresser quand on décèle la fausseté... Comment vivre dans un monde où le mensonge se colore en couleur aveuglante et se sépare immédiatement de la vérité ? »

Gilberte

« Moi, c’est tout de suite que j’ai été perdue, dès le retour à Paris... Je me suis retrouvée seule, seule dans une foule où aucun visage ne m’était connu... Je me suis réveillée dans la pénombre d’une chambre... J’avais peur... J’étais là, inerte, ne me demandant pas si je devrais faire quelque chose... Pourquoi, pendant ces trois années de captivité, avoir tendu ma volonté vers le retour... Ç’aurait été si facile de ne pas revenir... Toutes, vous disiez : il faut rentrer. Pourquoi ?

Mon père m’attendait à la gare. Il m’a embrassée... Puis, mon père a été malade, je l’ai soigné... Me marier ? J’y ai pensé. Mais il avait besoin de soins constants. Après, j’étais trop vieille pour avoir un enfant... c’était trop tard. Depuis... je ne sais pas. Je ne fais rien. Si on me demandait ce qui s’est passé depuis le retour, je répondrais : rien ».

 Charlotte

« Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain, tout sauf sa mémoire. Vous ne savez pas. On lui enlève d’abord sa qualité d’être humain et c’est alors que sa mémoire le quitte ».

Mado

« Il me semble que je ne suis pas vivante. Tant sont mortes, il est impossible que je ne le sois pas moi aussi. Là-bas, nous avons passé les jours à compter le temps, nous avons passé le temps à compter les morts... Aujourd’hui, je vis sans vivre. Je fais ce qu’il faut faire. Je fais semblant d’être comme tout le monde en frôlant la vie... Comment n’être pas désabusé quand, après avoir souffert ce que nous avons souffert, nous voyons que cela n ‘a servi à rien, que les guerres continuent... Cette volonté surhumaine que nous avons tirée de nous-mêmes pour rentrer nous a abandonné à notre retour... Mais j’explique ce que c’était, autour de moi... J’ai eu peur. Mais savent-ils ce que c’est, la peur ? Personne ne peut comprendre. Au moins doivent-ils savoir... Les gens croient que les souvenirs s’effacent avec le temps. Mais le temps sur moi ne passe pas. Il n’estompe rien, il n’use rien. Je ne suis pas vivante. Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit ».

Charlotte

« Peut-être avions-nous embelli notre attente » ?

Poupette

« Le retour a été dur. Nous aurions dû nous y attendre. C’est pourtant à l’après que nous avions le moins pensé... Libres, nous prenions les deuils que nous n’avions pas pris là-bas... Leur absence était-elle moins sensible là-bas et si cruelle dans la liberté ? Ici, mon père s’était remarié... En revenant, je dérangeais tous ses calculs, à cette femme... Devant sa nouvelle femme, mon père filait doux... J’ai dû me battre... Me battre, alors que j’étais anémiée, décalcinée, brûlante de fièvre...J’ai tenu bon... Que de fois j’ai failli lâcher... Puis, je me suis mariée. Évincer mon père, que sa jeune femme avait quitté, et tenir la caisse, c’est tout ce qu’avait visé mon fiancé... J’avais dix-neuf ans quand je me suis mariée, mais ce n’était pas mon âge. Mon cœur avait seize ans, l’âge où j’ai été arrêtée. Être trompée avec les femmes de chambres, nous avions un hôtel, avoue que c’est risible. Combien de temps a duré mon aveuglement ? Peu de temps... Là-bas, j’avais appris qu’il existait tant d’autres choses, grâce aux camarades ! Tout ce dont vous parliez : les livres, le théâtre, la peinture, la musique, les voyages... Quelle école pour moi ! Je buvais vos paroles. Ainsi, grâce à vous... je ne l’aurais pas surmontée si je n’avais eu cette envie de vivre, cette envie d’apprendre, cette envie de savoir ce que vous saviez, vous les plus grandes... J’ai pris ma décision, ai divorcé, et tenté autre chose ailleurs. »

Charlotte

« Nous ne savons pas répondre à vos mots à vous, et nos mots à nous, vous ne les comprenez pas ».

Marie-Louise

« Tu vois, il ne me manque rien. Je suis heureuse. Quand je suis rentrée, j’étais tellement fatiguée que je croyais ne jamais pouvoir me remettre. Et puis, peu à peu, cela s’est arrangé. Grâce à Pierre. S’il n’avait pas été là pour m’aider, je n’aurais jamais pu me réadapter... il m’a remise dans la vie sans que je ne m’en aperçoive. Comme on apprend à parler aux enfants, m’a-t-il dit une fois ».

Pierre : « Quand je l’ai vue ramasser des feuilles de choux jaunies qui étaient tombées d’un cageot, chez le marchand de légumes, je me suis demandé si elle redeviendrait une personne normale ».

Ida

« Quand j’ai rencontré Charles, j’avais vingt ans. Il travaillait aussi dans la confection. Il n’avait pas été déporté et j’ai pensé que c’était mieux ainsi. Nous nous sommes mariés... Et puis Sophie est née. Nous étions fous de joie. Qu’elle est jolie, qu’elle est fine... Et puis, je ne sais pas ce qui m’est arrivé. Un jour, justement quand tout allait bien – Sophie était un beau bébé, Charles avait du travail - un jour, j’ai été prise d’une angoisse insurmontable... On m’a transportée dans une clinique... on me donnait des calmants... je m’endormais... j’avais l’impression d’être double. Quand j’ai repris mes esprits, j’ai eu un choc : pourquoi suis-je ici ? Qu’est-ce que je fais ici ? Je suis enfermée ? J’ai eu peur.... On m’a guérie... J’ai repris ma place... Je me croyais guérie mais je ne l’étais sans doute pas... Sans que j’en aie le moindre pressentiment, ça revient, je sens monter cette angoisse... j’essaie de lutter. En vain ».

Poupette

« Qu’il nous ait fallu une volonté surhumaine  pour tenir et revenir, cela tout le monde le comprend. Mais la volonté qu’il nous a fallu au retour pour revivre, personne n’en a idée ».

Françoise

« Refaire sa vie, quelle expression... S’il y a quelque chose qu’on ne puisse refaire, une chose qu’on ne puisse recommencer, c’est bien sa vie ».

Il n’y a pas de conclusions possibles pour un tel livre, j’entends, pour le lecteur que je suis. Ces femmes disent mieux ce que je pourrais dire.

Je me suis intéressé à ce livre parce que j’en avais lu une critique dans le Monde des Livres. Pourtant j’ai déjà lu Primo Levi, Victor Serge, Jorge Semprun, Imre Kertesz, Arthur Koestler, Elie Wiesel, Zbigniew Domino... mais je continue de lire sur les camps. Pourquoi ? Je ne sais pas. Cette mort proche, dans ces récits, me rapproche sans doute de la vie, de celle d’aujourd’hui, qui ne demande qu’à vivre, malgré l’éblouissement du monde moderne, et qui est un terreau vrai pour ceux que la vie accroche, pour ceux qui croient que la vie compte davantage qu’un beau vêtement, ou qu’un beau cosmétique, et qui croient encore utile de vivre pour d’autres. Le dévouement des hommes, l’empathie des hommes, le dénuement des hommes, sont des qualités bien simples ; mais ne sont-elles pas, quand on y regarde de près, des biens précieux pour tout esprit humain ?

Pourtant, je n’ai de cesse de relire ce qu'écrit Charlotte : « Comment vivre dans un monde où le mensonge se colore en couleur aveuglante et se sépare immédiatement de la vérité ? »


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