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« Le petit bonheur » du fantasme, de l’amour-échappatoire-classique du jeune homme de vingt ans.

Publié le 09 janvier 2012 par Donquichotte

La grande Beune, de Pierre Michon.

Ce livre raconte l’histoire d’un jeune homme qui arrive nouveau dans un petit village et qui tombe scotché raide amoureux devant la femme qui tient le bureau de tabac. Cette femme a, entre 30 et 40 ans, narre-t-il. Il a, lui, vingt ans.

Ce livre raconte ce beau sentiment, le réel imaginé, qui conduit le jeune homme à se dire, à lui dire, tout bas, pour qu'elle ne l'entende pas, qu’il est amoureux et qu’il la désire. Il la visite, en vrai ou en imagination, tous les jours ; il va à son tabac chercher son paquet de Malboros, et son journal, le Monde, qu’il ne lit pas. Mais qu’importe, chaque occasion de la voir est une occasion de poursuivre son rêve. Il la rêve en continu la nuit, et il la rêve aussi éveillé, le jour; il la suit, ou plutôt, il force les rencontres, il se rend là où il sait qu’elle va passer, il exulte s’il la voit comme il l’imagine, sur ses hauts talons, « j’y crus voir garroté sous des nylons froids que la posture troussait, au lieu du poil roux celui, tout noir et cru, moussant aux cuisses épaisses de cette… », il s’autorécite obscènement son fantasme.

Mais voici la plus belle scène, le plus beau moment de ce livre, de la belle littérature, la plus belle littérature que je puisse imaginer…

… « J’imaginais, dans la salle sang de bœuf aux odeurs de mégot, de futaille, de salpêtre, tous les buveurs partis vers la nuit noire à quoi nul ne résiste, la buraliste cédant aussi à cet appel, se dressant sur son lit, jetant son imper sur son dos pour accourir là en tordant ses chevilles sur ses hauts talons, la reine, entrant comme le vent, à deux mains tremblantes ouvrant l’imper, et, à ma seule disposition sous l’œil réfléchi d’Hélène derrière son comptoir, jetée nue sur les tables poissées, sur le flipper éteint, y secouant ses sequins, y perdant ses yeux blancs, dans toutes les postures enfin où se puissent le plus largement connaître son poil corbeau, ses cuisses orgeat, ses fesses de nacre, jouissant immodérément sous un renard, ses cris d’orfraie tombant, dévalant la falaise, étonnant les braconniers accroupis sur la Beune. Je l’étripais ».

Le jeune narrateur en convient, son désir était grandissant, il lui pesait au ventre, lui-même battait la campagne, il passait les bornes.

Qui, jeune, ou même moins jeune, garçon ou fille, n’a pas fantasmé sur une autre personne, ou sexe ? Qui ne s’est pas raconté une telle belle histoire de rencontre qui n’a jamais existé, qui n’a pu l’être, ou qui ne pouvait l’être ? Qui n’a pas aimé se dire que la vie un jour lui rendrait des comptes, que l’amour lui apporterait en sus des fureurs jouissives, des jouissances au-delà des bornes acceptables, et, en prime, des sentiments si élevés, ou si pervers, que seuls les dieux et diables, du ciel et de l’enfer, pouvaient les imaginer et les lui octroyer?

Je me rappelle mon premier béguin, j’avais douze ou treize ans, j’étais scout, j’allais  à une rencontre de scouts et guides, j’étais tombé raide amoureux d’une jeune fille qui avait joué en cette occasion, du piano. Cette musique, je l’entends toujours, entrait en moi comme la plus belle saveur, mieux qu’un milk shake, que je n’avais jamais goûtée. Je ne lui ai rien dit. Je la revis dix ans plus tard, sur un sentier qui menait par les bois au campus de l’université Laval à Québec, je la reconnue tout de suite, et lui dit ce que je n’avais osé lui dire quand j’étais bébé. Elle se rappela la rencontre des scouts et guides, se rappela son morceau de piano, - elle avait raté sa prestation, dit-elle, je n'avais pas vu cela comme ça, allez savoir pourquoi, ha!ha! - mais de moi, aucune trace dans ses souvenirs. Nous nous dîmes au revoir, je ne la revis jamais.

Je me rappelle cette femme que je rencontrai dans un marché, j’étais dans la vingtaine, et déjà plus dégourdi, et je la trouvai si attirante, belle comme la pluie, à ce qu’il me semblait, douce et caressante, et plus âgée que moi, beaucoup plus âgée que moi, pas jolie, pas charmante, pas mignonne, pas adorable, pas l’air ni distingué, ni noble, mais si irrésistiblement sexuelle et indécemment belle que je lui fis sur le champ, une proposition toute aussi indécemment crue au beau milieu de la foule, - son mari ou amant était-il là tout à côté, je n’en avais cure ou en étais inconscient - « madame aimeriez-vous coucher avec moi » ? Je ne me rappelle que le « jeune homme ! » de la réponse et le dernier regard qu’elle m’offrit, quelques secondes plus tard, lorsque, s’en allant vers d’autre lieu, elle se retourna, et m’offrit une fraction de seconde de bonheur, - oui, j’ai cru qu’elle avait changé d’idée – en me regardant à la dérobée, quand il ne s’agissait sans doute pour elle que de s’assurer que je ne la suivais pas.

Je me rappelle, j’ai déjà suivi une femme, dans les rues de…, je ne peux même pas me rappeler la ville, et pourtant je me rappelle bien qu’elle était Italienne, une femme, oui une vraie femme d’Italie, et celle-là, merveilleusement belle et copiée sur le modèle Sophia Loren ; je ne pouvais me détacher de cette route qu’elle semblait m’indiquer ; je n’avais aucun espoir, pour sûr, mais je suivais, obstinément hypnotisé, cette femme-rêve-fantasme. Le plus drôle de tout, c’est qu’elle s’était déjà  aperçue de la manœuvre, et elle m’attendit au coin de la rue. Quand elle cru que j’étais Français, ou compris plutôt que j'étais Québécois, elle fut surprise de voir qu’il n’y avait pas que des Italiens qui pouvaient agir ainsi, suivre une femme, comme un voleur, comme un mauvais garçon en mal d’amours insolites, et même pas comme un Casanova qui, lui, aurait déjà déclaré sa flamme. Et le plus fou de tout, après avoir beaucoup placoté et marché fort longtemps, - mon espoir qui n’existait pas, se mit en file d’attente -, et tout en marchant, c’est qu’elle me dit que son mari, lui aussi Italien, était du type jaloux furieux ; et, sur le champ, comme si c’était exprès, le voilà, le mari, qui surgit au coin de la rue. Le temps de ne rien dire de plus, ni elle, ni moi, je m’écartai d’elle juste à temps et juste assez loin. Mais aussi juste assez près pour oser suivre leur discussion, et je le vois encore, lui, les bras en l’air, gesticulant-parlant-pestant-criant, mais j’étais hors d’atteinte, je ne craignais plus rien.

Je me rappelle aussi cette autre femme, un soir, que je croisai à la sortie de l’aéroport de Mont-Joli, j’arrivais de Montréal, elle aussi, il était 22.30hres. C’était l’hiver, la température avoisinait les -30 degrés Celsius. Il n’y avait pas de taxi, ou je pensai, ou j’imaginai, ou voulu croire qu’il n’y en avait plus ; je m'entendais, je ne sais pourquoi, et j’avais compris, je ne sais comment, qu’elle avait laissé son auto dans le parking de l’aéroport, et j’osai lui demander, cela me semblait être le cas, si elle n’allait pas vers Rimouski, et si elle ne pourrait pas me prendre avec elle. En fait, tout était joué, j’avais envie qu’elle aille à Rimouski, j’avais envie de quitter l’aéroport sans attendre, j’avais envie d’elle, tout court, j’avais envie que cette femme, je me rappelle, une belle femme, de mon âge à peu près, belle comme le noir, ses cheveux m’avaient attiré, d’un noir de jais, brillants, et surfant sur ses épaules, réponde à mon fantasme : être avec elle, voyager avec elle dans son auto, pour quelques minutes, en silence, s’il le fallait, j’osais imaginer le reste. Elle accepta. Mais voilà, je n’allais pas à Rimouski, mais à Saint-Anaclet, un petit village tout près ; soyons précis, j’allais dans le quatrième rang de Saint-Anaclet, au fond d’une route cul de sac, d’une route de terre, à la limite d’une forêt ; mieux, en pleine forêt, j’habitais tel un sauvage aux limites de la terre. Quand je lui précisai la destination, nous avions déjà  quitté l’aéroport, elle ne broncha pas, elle suivi mes indications, et ce, jusqu’à la porte de ma maison. Là, je lui offris le café, qu’elle refusa ; comme ce n’était pas évident, je refis avec elle la route en sens inverse, je la raccompagnai pour un demi-kilomètre, - je dus revenir à la maison à pied -, à seule fin qu’elle ne se perde pas et puisse rentrer en sécurité chez elle. Elle travaillait à l’hôpital de Rimouski, nous nous revîmes quelques jours plus tard. Sa copine l’avait engueulée parce qu’elle avait pris une telle initiative, avec un tel inconnu, un tel soir d’hiver si froid, si noir. J’approuvai sa copine.

Oui, qui n’a pas pensé vivre, ou vécu de telles aventures-fantasmes ?


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