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66 jours - La parenthèse "Anna"

Publié le 03 mars 2008 par Nitchioule
Anna n'était pas très grande. Elle avait de longs cheveux bruns et bouclés qui vaporisaient sur ses épaules. Son visage sec intriguait : un nez osseux, des joues mates, creusées, couvertes de taches de rousseur sombres, de grands yeux noirs, perçants. Elle était mince, mais ses hanches étaient larges et arrondies.
Elle s'installait toujours au bout de la salle, sauf pendant les cours de philosophie. Alors, elle rassemblait ses affaires bruyamment et se déplaçait au premier rang, sans se soucier des regards noirs que lui lançaient les élèves dérangés par son remue-ménage. Moi-même, je l'évitais. Elle créait partout la polémique, citant Freud quand le cours portait sur Kirkegaard, Proust ou les silos en Alsace. Elle arrivait en retard, bavardait, pianotait sur son téléphone portable. Et pourtant, elle ne perdait pas un mot de ce que le professeur disait. Elle n'était jamais d'accord. Quand elle s'élevait dans la classe silencieuse, sa voix, très grave, me faisait trembler. Bref, Anna me terrorisait.
Et puis, brusquement, on ne s'est plus quitté. Je ne sais pas comment cela s'est fait. Tout nous séparait : mon désintérêt total pour les études, mon goût prononcé pour les buveries dans les PMU crado et enfumés, ma passion du cinéma américain, des baggys, des piercings, des cheveux teints en rose. De son côté, Anna se rendait dans des soirées privées avec des normaliens, des agrégés, des psychanalystes, des professeurs d'histoire de l'Art... Elle était très soignée, toujours en jupe, bien moulée dans des petits hauts colorés.
Un jour, elle m'a remarquée et s'est pris d'amitié pour moi. Je passais des journées entières avec elle. On écoutait inlassablement cette chanson de Muse, "Unintended", qui me ramène toujours chez elle, 10 ans en arrière, chaque fois que je l'entends. Allongées sur la moquette crème de sa chambre, on parlait d'art, de philo, de psychanalyse en fumant des cigarettes. Ou plutôt, je l'écoutais.
Elle s'était mis dans la tête de m'éduquer et de me relooker. Elle m'apprenait à me maquiller, me donnait les vieux sticks à lèvres dont elle ne se servait plus, me parrainait à différentes marques de vente par correspondance... Elle m'emmenait dans ses soirées branchées et me débriefait en sortant : "Pourquoi tu n'as pas dit un mot quand Brice nous a parlé ? Comment ça, tu n'as rien lu de Koltès ? J'ai vu que tu ne comprenais rien quand on a évoqué le retour à Freud..."
On révisait nos cours ensemble. Ce n'était pas toujours très productif : le téléphone d'Anna sonnait toutes les 5 minutes, elle se levait, faisait du café, me demandait mon avis sur le dernier garçon dont elle s'était amourachée. A la fin de la journée, on allait toutes les deux dîner chez mes parents. Quand elle s'adressait à mon père, qu'elle aimait beaucoup, elle parlait avec le même aplomb que j'avais remarqué en classe. Je l'admirais de la voir le contredire, le taquiner, le divertir, le provoquer.
Comme on était voisines, on faisait les trajets ensemble jusqu'au lycée. J'aimais franchir la porte d'entrée en sa compagnie. Elle dégageait une telle confiance en elle que cela déteignait sur moi. J'étais fière d'être son bras droit, flattée de l'intérêt qu'elle me portait. Evidemment, cette nouvelle amitié n'améliorait en rien ma communication avec les autres élèves. Anna ne plaisait pas. On m'avertit, on me lança des ultimatums. Et puis on me tourna le dos. Je m'en fichais, j'avais Anna : l'élève la plus brillante (bien que méconnue) de l'hypokhâgne.
Mais je ne savais pas encore qu'elle était volage. Elle allait d'amitié fusionnelle en amitié fusionnelle. Aussi vite liées, aussi vite séparées. Fleur, Suzanne, Cécile... La liste des déchues était longue. Jamais pourtant je n'aurais cru que cela m'arriverait, à moi. Jusqu'à ce que Catherine apparaisse.
D'abord, Anna me l'a présentée. On déjeunait ensemble toutes les trois, mais ce n'était plus à moi qu'Anna prêtait des livres, donnait des conseils. En l'espace de quelques semaines, mon nom ne fut plus inscrit nulle part dans l'agenda d'Anna. J'essayais de m'accrocher, je l'appelais régulièrement, je tentais un mea culpa embarrassé (qu'avais-je donc à me reprocher ?). Anna me répondait toujours gentiment, mais elle n'était jamais plus disponible.
Les années ont passé. Aujourd'hui, je pense à elle, de temps et temps, le matin en me maquillant.

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