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Scintillants lointains. Des quatuors de Félicien David par le Quatuor Cambini-Paris

Publié le 19 février 2012 par Jeanchristophepucek

« À quoi aboutissent aujourd’hui tous les produits de l’art, si ce n’est à amuser quelques désœuvrés. Et encore si ça les amusait ; mais ils vous écoutent en bâillant. Misérable siècle qui n’a plus de croyance, ou plutôt qui n’en a qu’une, celle de l’argent. Et qui rabaisse tout à cela. La société est aujourd’hui plus que jamais, une vaste flouerie où chacun cherche à duper son voisin. C’est une guerre organisée dans tout, soit en industrie, soit en science, soit en art. Je suis dégouté de vivre là dedans, mon cher ami. »
Félicien David, Lettre à Sylvain Saint-Étienne, 3 décembre 1839

gustave courbet bord de mer a palavas Gustave Courbet (Ornans, 1819-La Tour de Peilz, 1877),
Le Bord de mer à Palavas
, 1854.
Huile sur toile, 37 x 46 cm, Montpellier, Musée Fabre
(Photographie © Musée Fabre / F. Jaulmes)

centre musique romantique francaise palazzetto bru zane
Et de deux. Après un disque consacré à des quatuors de Hyacinthe Jadin, salué ici-même comme une des belles réussites du début de l’année 2011 et distingué par un Incontournable Passée des arts, le Quatuor Cambini-Paris avance d’une soixantaine d’années pour s’intéresser à un nouvel oublié des histoires de la musique, Félicien David. Il nous en offre, grâce au soutien du Palazzetto Bru Zane et de la Fondation Singer-Polignac où il est actuellement en résidence, un enregistrement permettant d’achever la première intégrale jamais réalisée, à ma connaissance, de l’œuvre pour quatuor à cordes de ce musicien.

Félicien David fait partie de ceux dont le nom ne devait sa survie auprès du public, jusqu’à une date récente, que grâce à une œuvre unique ne constituant malheureusement pas forcément la part la plus aboutie ou la plus représentative de sa production. À l’instar de Pachelbel dont l’inusable Canon et Gigue masque un catalogue foisonnant et d’un grand intérêt, l’ode symphonie Le Désert créée rien moins que triomphalement en 1844 lui servait, à elle seule, de viatique pour la postérité, accréditant l’idée que son inspiration relevait essentiellement de l’orientalisme. Certes, il est indéniable que la découverte de l’Orient, de l’Égypte en particulier, a constitué une expérience inoubliable pour le jeune homme, mais il serait faux d’affirmer qu’elle détermine son style à elle seule.

La vocation de Félicien David s’est dessinée très tôt. Il est né à Cadenet, non loin d’Avignon, le 13 avril 1810 dans une famille musicienne, son orfèvre de père étant également un très bon violoniste amateur. Orphelin en 1815, recueilli par une de ses sœurs, il doit au fait d’avoir pu être admis au sein de la maîtrise de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence en 1818 de n’avoir pas vu ses belles prédispositions demeurer en friche. Il y apprend, en effet, le chant, le solfège et les rudiments de la composition avant d’entrer au collège jésuite Saint-Louis où il étudie de 1825 à 1828. Les deux années qui suivent le voient tenir des postes divers, chef d’orchestre assistant au théâtre d’Aix, clerc d’avoué et finalement maître de chapelle de la cathédrale Saint-Sauveur, avant qu’il se décide à rejoindre le Conservatoire de Paris, où il entre en décembre 1830. Il va y recevoir l’enseignement, entre autres, de Fétis et Reicha, tout en suivant des cours privés avec Reber. L’année 1831 va marquer un tournant décisif dans son existence, puisqu’il découvre alors la doctrine saint-simonienne qui prône, entre autres, l’égalité entre les Hommes et une gouvernance des plus compétents au profit du bien commun, et quitte le Conservatoire pour rejoindre le groupe réuni autour de Prosper Enfantin (dit Père Enfantin, 1796-1864), dont il va devenir le compositeur officiel.

felicien david bertall vers 1865
Lorsqu’en 1832, sur ordre du gouvernement, ce mouvement est dissous et son chef emprisonné, Félicien David et treize de ses condisciples partent pour l’Orient ; de Marseille qu’ils quittent le 22 mars 1833, ils abordent à Smyrne en juillet puis en Égypte en septembre. Le jeune musicien va s’imprégner de ce monde sonore totalement inconnu pour lui et en faire son miel. Grâce à un petit piano portatif offert par un facteur de Lyon nommé Chavan, il compose la fantaisie Le Harem, puis 22 pièces pour piano qui formeront les Mélodies orientales, publiées sans aucun succès en 1836, mais qui serviront néanmoins de modèle au courant musical orientaliste à la faveur de leur réédition, le succès de leur auteur venu. Ayant dû fuir Le Caire, où ils s’étaient installés, devant une épidémie de peste, les saint-simoniens regagnent la France en 1835 et Félicien David, de retour à Paris au mois de mai, va connaître plusieurs années difficiles, durant lesquelles il écrit des mélodies mais également deux nonettes et des symphonies, ainsi qu’un cycle de 24 quintettes à cordes, Les Quatre saisons (1842-44, une belle anthologie en est disponible chez Laborie records), afin de se faire connaître. Mais la gloire viendra, comme on l’a vu, de son ode symphonie Le Désert, une pièce relevant d’un genre musical de son invention et qu’il réussit, à force d’obstination, à faire jouer le 8 décembre 1844. Son pouvoir d’évocation tout nimbé de réminiscences orientales vaut à l’œuvre un triomphe et une célébrité immédiate qui vont lui permettre de connaître une carrière européenne jalonnée de succès. Celui-ci ne sera, en revanche, pas toujours au rendez-vous des créations suivantes du musicien, Moïse au Sinaï (1846), Christophe Colomb (1847) ou L’Eden (1848), et il ne le retrouvera qu’avec certaines de ses œuvres lyriques, faisant généralement appel à l’exotisme, comme La Perle du Brésil (1851) ou Lalla-Roukh (1862), devant se contenter d’un accueil mitigé pour son grand opéra, Herculanum (1859). Après Le Saphir en 1865, Félicien David cesse d’écrire pour la scène et se place en retrait de la vie musicale, ce qui ne l’empêche pas de composer de la musique de chambre, notamment des mélodies et des quatuors. Successeur de Berlioz dans les fonctions de bibliothécaire du Conservatoire et dans divers jurys de l’Institut, il meurt à Saint-Germain-en-Laye, le 29 août 1876.

« J’aime à être romantique à la manière de Beethoven et de We­ber, c’est-à-dire neuf, original, profond comme eux. » Cette phrase de Félicien David pourrait, à elle seule, résumer une large partie de ce que l’on ressent en découvrant ses premier et deuxième quatuors, auxquels s’ajoute le mouvement initial d’un quatrième laissé inachevé, enregistrés par le Quatuor Cambini-Paris. Il faut souligner d’emblée que le compositeur, au rebours de la pensée dominante de son temps, a toujours montré un réel intérêt pour la musique instrumentale et qu’on chercherait en vain dans la sienne des traces d’orientalisme. À l’image de ceux d’un autre auteur prolifique dans le domaine orchestral et de chambre, George Onslow (1784-1853), dont la production a peut-être eu une influence non négligeable sur celle de son cadet, ses modèles sont à chercher chez les musiciens germaniques, qu’il s’agisse de classiques comme Haydn, avec lequel il partage le goût pour des tournures populaires (finales des Quatuors nos 1 et 2) et les effets de surprise (Allegretto grazioso du Quatuor n°2),

francois bonvin nature morte au livre aux besicles et a l e
de Beethoven ou des romantiques Mendelssohn et Schubert, le premier pour sa vigueur et la fièvre de certains emportements (Allegretto du Quatuor n°1, Allegro ma non troppo du Quatuor n°4), le second pour sa capacité à tisser des atmosphères légères jusqu’à l’impalpabilité (en particulier dans les Scherzos), le troisième pour sa sensibilité à fleur de peau, cette dernière particulièrement perceptible dans les mouvements lents de Félicien David où perce souvent une indéfinissable nostalgie. Notons, pour finir, que l’ensemble des quatuors date de la fin de sa vie, les trois premiers (le n°3, en ré mineur, a été excellemment enregistré par le Quatuor Mosaïques, voir à la toute fin de cette chronique) de 1868-1869, le dernier d’environ 1876, ce qui explique sans doute la mélancolie parfois prégnante que l’on y rencontre matérialisée, entre autres, par la prépondérance du mode mineur, mais dont il faut cependant observer qu’elle voisine avec un humour, une légèreté et un sens de la dramatisation remarquables. Ces œuvres dont on est heureux de saluer la sortie de l’ombre démontrent que Félicien David est un coloriste souvent inspiré et surtout un mélodiste d’exception, dont les thèmes réussissent à être originaux tout en semblant familiers et dont la simplicité souvent touche le cœur.

Le Quatuor Cambini-Paris (photographie ci-dessous), réunissant Julien Chauvin et Karine Crocquenoy au violon, Pierre-Éric Nimylowycz à l’alto et Atsushi Sakaï au violoncelle, nous avait livré un Jadin de la plus belle eau ; il se montre ici tout bonnement étincelant. En l’espace d’une année, les musiciens ont fait d’incontestables progrès qui leur permettent aujourd’hui de tutoyer l’excellence et de s’inscrire sans pâlir dans la lignée de certains de leurs glorieux aînés, comme le Quatuor Mosaïques. L’unité et l’écoute mutuelle dont ils font preuve tout au long de cette heure de musique trop vite écoulée leur permet de la porter d’un seul souffle en en rendant chaque mesure palpitante. Il me semble qu’ils ont énormément travaillé leur son d’ensemble lequel, grâce à un incontestable gain de rondeur et de sensualité qui n’a, pour autant, en rien entamé sa transparence, est aujourd’hui particulièrement séduisant.

quatuor cambini-paris amelie tcherniak
L’enthousiasme avec lequel les Cambini-Paris s’emparent de la musique de Félicien David est véritablement communicatif, et il se double d’indiscutables qualités de mise en place, de netteté de l’articulation, de lisibilité de la ligne, de soin apporté aux dialogues entre les pupitres comme au rendu des nuances, qui dénotent un véritable travail d’appropriation des partitions et en autorisent une approche conjuguant brio et subtilité. Le naturel avec lequel les interprètes parviennent à traduire les changements de climat et d’éclairage de chaque mouvement me semble une des grandes réussites de cet enregistrement. Tour à tour tranchants, volubiles, facétieux, tendres, éperdus, ils offrent un reflet très émouvant, parce qu’à la fois respectueux et senti, d’un compositeur qui, au soir de sa vie, confie à ses quatuors comme on le ferait à un journal intime, les émotions contrastées qui ont façonné le cours d’une existence extrêmement changeante. Il ne fait aucun doute, à mes yeux, que seuls des artistes accomplis sont en mesure de transmettre un tel sentiment de densité humaine ; les Cambini-Paris le font ici, et de la plus brillante façon.

incontournable passee des arts
Ce disque consacré à Félicien David, que je vous recommande sans hésitation, s’impose donc comme une révélation et une confirmation, celle de l’intérêt d’un compositeur dont on se demande pourquoi il a été si longtemps ignoré et celle du talent d’un jeune quatuor que son choix courageux de servir des répertoires méconnus honore. On espère vivement que le Palazzetto Bru Zane va poursuivre l’exploration du catalogue du premier, dont on rêve de pouvoir entendre un jour les nonettes, les symphonies, les deux trios pour piano mais aussi les mélodies toujours inédits, et on guettera avec impatience et espoir le futur enregistrement que le second devrait consacrer, l’année prochaine, à des quatuors de Théodore Gouvy.

felicien david quatuors 1 2 4 quatuor cambini-paris
Félicien David (1810-1876), Quatuors à cordes n°1 en fa mineur, n°2 en la majeur et n°4 en mi mineur (inachevé)

Quatuor Cambini-Paris

1 CD [durée totale : 56’28”] Ambroisie/Naïve AM 206. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Quatuor n°4 en mi mineur :

[I] Allegro ma non troppo

2. Quatuor n°1 en fa mineur :
[III] Scherzo. Allegro

3. Quatuor n°2 en la majeur :
[IV] Allegro risoluto

Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ci-dessous :

Félicien David: Quatuors Nos. 1 2 & 4 | Félicien David par Quatuor Cambini-Paris

Illustrations complémentaires :

Charles Albert d’Arnoux, dit Bertall (Paris, 1820-Soyons, 1882), Portrait de Félicien David, c.1865. Photoglyptie sur papier, 31,9 x 24 cm, Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain.

François Bonvin (Paris, 1817-Saint-Germain-en-Laye, 1887), Nature morte aux bésicles, livre et encrier, 1876. Huile sur zinc, 36,2 x 49,3 cm, Londres, National Gallery.

La photographie du Quatuor Cambini-Paris est d’Amélie Tcherniak. Je remercie Blandine Côte de m’avoir autorisé à l’utiliser.

Suggestion d’écoute complémentaire :

felicien david le souvenir quatuor mosaiques dunki gabetta
Félicien David, Le Souvenir : Trio n°1 en mi bémol majeur pour piano, violon et violoncelle, Quatuor à cordes n°3 en ré mineur, Mélodies pour violoncelle et piano, Pièces pour piano.

Quatuor Mosaïques
Christophe Coin, violoncelle, Jean-Jacques Dünki, piano et pianino, Andrés Gabetta, violon

1 CD [durée totale : 78’29”] Laborie Records LC12. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits peuvent en être écoutés ci-dessous :

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