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L'émotion en héritage. Philippe Herreweghe signe sa troisième version de la Messe en si de Bach

Publié le 23 février 2012 par Jeanchristophepucek
julius henricus quinkhard autoportrait avec pere maitre jan

Julius Henricus Quinkhard (Amsterdam, 1734-1795),
Autoportrait avec son père et maître, Jan Maurits Quinkhard
, 1757.

Huile sur toile, 100 x 84 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
(image en plus haute définition disponible ici)

La musique de Johann Sebastian Bach est peut-être celle que Philippe Herreweghe aura servie avec le plus de constance durant toute sa carrière, et vers laquelle ses chemins, quand bien même ils s’aventurent a priori fort loin d’elle, finissent toujours par le reconduire. Un des projets du chef en fondant son propre label, Phi, était de réenregistrer certaines des pages du Cantor dont ses lectures antérieures ne le satisfaisaient pas. Après un superbe retour, l’année dernière, sur ses Motets, il nous livre aujourd’hui sa troisième et probablement dernière vision au disque de la Messe en si mineur.

Par un singulier paradoxe, cette œuvre qui représente sans nul doute un des sommets de la production de son auteur et a donc bénéficié de l’attention empressée des chercheurs et des interprètes – la liste des noms de ceux qui l’ont dirigée et chantée est rien de moins qu’impressionnante – demeure largement un mystère quant à sa destination et aux intentions de Bach. Il est aujourd’hui clairement établi que la partition est formée de disjecta membra réunis par ce dernier en un tout cohérent durant les dernières années de sa vie, le morceau le plus ancien, le Sanctus, datant de la Noël 1724, la Missa proprement dite, constituée, conformément à l’usage luthérien mais avec suffisamment d’habileté pour séduire le très catholique auditoire de Dresde, du Kyrie et du Gloria ayant été, elle, expressément écrite en 1733 pour être offerte à Frédéric-Auguste II, nouveau prince électeur de Saxe à la mort de son père le 1er février de cette même année, en vue l’obtention du titre de compositeur de la cour (ce qui attendra 1736), tandis que les autres parties ont été composées entre environ 1747 et l’automne 1749.

bach missa h moll partition dresde
Ceci posé, les chercheurs en sont réduits aux hypothèses dès qu’il s’agit de déterminer les commanditaires d’une œuvre que sa référence, dans le Symbolum Nicenum (profession de foi), à « unam sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam » assortie, qui plus est, d’un mélisme mettant bien en relief l’adjectif catholicam, semble rendre impropre à une exécution à Leipzig, cité d’obédience protestante, et que ses dimensions mêmes condamneraient à ne demeurer qu’une messe de papier, au même titre que l’on a pu prétendre que L’Art de la Fugue était une partition purement spéculative. Si l’on ne possède aucune trace d’une exécution de la Messe en si mineur, il semble cependant extrêmement peu probable, si l’on s’en rapporte aux mentalités du XVIIIe siècle comme à la personnalité de Bach, qu’un homme dont les forces commençaient à vaciller sous les infirmités de l’âge ait entrepris un travail aussi conséquent sans s’être assuré que son résultat serait jouable et joué. En outre, l’adjectif catholicam n’est pas aussi problématique qu’il en a l’air, car il doit se comprendre au sens d’universel et n’a d’ailleurs pas empêché au Symbolum Nicenum d’être donné dans deux églises de Leipzig lors des fêtes de la Trinité en 1721, sous le cantorat de Johann Kuhnau (1660-1722), prédécesseur de Bach à cette charge.

Qu’elle soit le fruit, comme on l’a avancé, d’une commande du comte morave Johann Adam von Questenberg, membre de la Société de Sainte Cécile, institution qui faisait interpréter chaque année, le jour de la fête de sa sainte patronne, des œuvres en la cathédrale Saint-Étienne de Vienne, ou ait été destinée à des célébrations leipzigoises, la Messe en si mineur revêt, comme une majorité de ce que Bach a composé à la fin des années 1730 et tout au long de la décennie suivante – le second livre du Clavier bien tempéré, les Variations Goldberg, L’Art de la Fugue, entre autres – un caractère récapitulatif et testamentaire.

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Le Cantor, en n’hésitant pas à aller puiser dans ses anciennes partitions, entre autres les cantates (le chœur d’entrée de Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen BWV 12 devient ainsi le Crucifixus), y offre, en effet, un panorama étonnamment complet de toutes ses ressources créatrices, du stile antico inspiré de la Renaissance (Credo) à l’italianisme à la mode regardant même épisodiquement vers le style galant, particulièrement perceptible dans la Missa et ses airs et duos exigeant parfois des instruments obligés (Laudamus te, Domine Deus), composée, rappelons-le, pour une cour dresdoise totalement imprégnée de musique italienne, en unifiant un ensemble qui aurait pu souffrir de la disparité de ses sources d’inspiration comme de celle de sa chronologie grâce à un sens de la construction époustouflant qui relie les mouvements entre eux au travers d’échanges de motifs comme, par exemple, entre le Gratias agimus tibi et le Dona nobis pacem, et place, ainsi que l’a très justement observé Gilles Cantagrel, la figure du Christ au centre du propos. Œuvre à la fois kaléidoscopique et totalement unitaire, oscillant perpétuellement entre l’intériorité du si mineur et la jubilation du ré majeur qui se partagent la partition, la Messe en si mineur représente l’achèvement bouleversant d’une vie créatrice presque totalement mise au service de l’illustration du Verbe.

Dès les premières secondes de l’enregistrement qu’en livre Philippe Herreweghe (photographie ci-dessous) s’imposent deux évidences qui vont l’accompagner jusqu'à ses ultimes notes ; la première est un son d’une incroyable beauté plastique, à la fois charnel et d’une finesse parfois presque immatérielle, baigné d’une lumière mordorée comme seule sait l’être celle des fins d’été glissant imperceptiblement vers l’automne, la seconde est une atmosphère où domine le recueillement ainsi qu’une indéniable ferveur dont le refus de tout excès d’extériorité rend les passages méditatifs ou doloristes extrêmement poignants et très denses les plus jubilants, éloignant ces derniers de toute tentation de se cantonner à un simple ébrouement superficiel. Pour servir sa vision, le chef dispose de deux atouts incontestables réunis sous la bannière uninominale du Collegium Vocale Gent, un chœur dont la malléabilité n’a d’égale que la discipline ainsi qu’un orchestre très réactif et gorgé de couleurs séduisantes, dix-huit chanteurs, solistes compris, et une petite vingtaine d’instrumentistes dont la moindre des choses aurait été que le livret mentionnât leurs noms tant ils mettent, de bout en bout, une énergie et une conviction admirables à répondre aux moindres intentions de celui qui les dirige. Cette implication se retrouve également chez les solistes, même si la prestation des messieurs est plus inégale, le ténor Thomas Hobbs ne manquant pas de solidité mais d’un rien de souplesse,

philippe herreweghe
la basse Peter Kooij, fidèle à Philippe Herreweghe depuis de très longues années, compensant par un formidable métier quelques signes de fatigue vocale, tandis le contre-ténor Damien Guillon, en dépit d’un timbre chaleureux et d’une grande clarté d’articulation, demeure un rien émotionnellement neutre en comparaison d’Andreas Scholl que le chef flamand avait choisi pour sa précédente version. Les dames, elles, sont nettement plus heureuses, Hanna Blažiková, bien que peu sollicitée en solo par la partition, fait montre de beaucoup de générosité, tandis que la luminosité et la fluidité du soprano de Dorothee Mields fait un enchantement de chacune de ses interventions. Lorsque l’on replace cet enregistrement en perspective avec les deux précédents, le premier en 1989 pour Virgin, le deuxième en 1998 pour Harmonia Mundi, on s’aperçoit que le nouveau venu représente vraiment l’aboutissement d’un processus de réflexion sur la partition parvenu à maturité. En effet, tout en s’inscrivant dans une forte continuité, comme le prouve le peu de variation des tempos d’une version à l’autre, il aboutit à un équilibre assez idéal entre la fraîcheur des idées hélas techniquement inabouties de l’un (1989) et la beauté idéalisée mais trop nombriliste de l’autre (1998). Philippe Herreweghe, en adoptant une pulsation un rien plus ferme et plus allante qu’auparavant, les fait se féconder mutuellement dans une lecture superbement maîtrisée qui met en valeur comme peu d’autres les trouvailles d’écriture de Bach, polyphoniques notamment, grâce à un souci du détail et à un sens de la ligne admirables que vient seconder une prise de son conjuguant présence et précision. Avec une indiscutable intelligence de cette musique mais aussi, je crois, une vraie tendresse pour elle, il en offre une vision sereinement nostalgique, décantée, splendidement galbée et qui, très souvent, sait trouver la respiration naturelle et le ton juste.

Doit-on conseiller cette nouvelle version de la Messe en si mineur, une œuvre dont la discographie est abondante et relevée ? Je réponds sans hésiter par l’affirmative car, en dépit des vétilles signalées dans cette chronique, sa très haute tenue la désigne comme la meilleure gravée par le chef flamand et elle ne cesse, en outre, de se bonifier au fil des écoutes. Certes, on trouvera sans doute plus de brillant chez Hengelbrock (DHM, 1996), plus de dramatisme chez Minkowski (Naïve, 2008), d’aussi jolies couleurs chez Suzuki (BIS, 2007), mais il passe quelque chose d’indéfinissable dans ce disque que signe Philippe Herreweghe, le sentiment à la fois mélancolique et joyeux de celui qui, après avoir passé des décennies en compagnie de ce chef-d’œuvre de Bach, lui offre le meilleur de son art de chef et lui donne congé. Sans doute est-ce cette imperceptible patine déposée par le temps et l’expérience d’un homme qui en fait, mieux qu’une hypothétique référence, un moment de musique profondément émouvant.

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Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232

Dorothee Mields, soprano I, Hanna Blažiková, soprano II, Damien Guillon, contre-ténor, Thomas Hobbs, ténor, Peter Kooij, basse
Collegium Vocale Gent
Philippe Herreweghe, direction

2 CD [durée : 50’45” & 50’28”] Phi LPH 004. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. KyrieCoro : Kyrie eleison II

2. GloriaDuetto : Domine Deus
Dorothee Mields, soprano I, Thomas Hobbs, ténor

3. Symbolum NicenumDuetto : Et in unum Dominum
Dorothee Mields, soprano I, Damien Guillon, contre-ténor

4. SanctusCoro

Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ci-dessous :

Johann Sebastian Bach : Messe en si mineur | Johann Sebastian Bach par Collegium Vocale Gent

Illustrations complémentaires :

Page de titre de la Missa de 1733, point de départ de la Messe en si mineur. Dresde, Sächsische Landesbibliothek – Staats- und Universitätsbibliothek, Mus.2405-D-21

La photographie de Philippe Herreweghe est de Michiel Hendryckx, tirée du site Internet du Collegium Vocale Gent.


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