Magazine Journal intime

Rendez-moi mon corps

Par Isabelledelyon

Ce matin en me réveillant, j'ai retrouvé l'état habituel dans lequel je suis chaque lendemain de perfusion d'herceptine (chimio ciblée). Ca fait presque 6 ans que je reçois ce traitement et pourtant rien à faire, je ne m'y habitue toujours pas.

Au réveil, allongée dans mon lit, j'ai l'impression d'habiter un corps qui n'est pas le mien, je ne le reconnais pas, il n'est pas comme les autres jours. J'ai le sentiment qu'il est lourd, si lourd et lent, si lent. Ouvrir les paupières me demande un effort même comme ce matin sans obligation de me lever à une heure précise puisque mes filles sont en vacances et pour une fois, je n'ai pas à les conduire à l'école.

J'ai eu mon compte de sommeil mais je n'ai aucune énergie. Il me semble que je pourrais rester ainsi toute la journée. Comme ça serait bon de ne rien faire, de n'avoir aucun effort à fournir !
Et pourtant j'ai parfaitement conscience que ça ne serait pas la solution si je m'offrais une journée au lit. Ca ne serait pas un cadeau que je me ferais. Je perdrais une journée enfermée, coupée de la vie qui continue à palpiter à l'extérieur. Je m'enfermerai avec mon cancer, ma maladie, mes traitements, j'aurais l'impression de me complaire là-dedans et de me stigmatiser moi-même.
Il est hors de question que je perde du temps sans en savourer toute sa saveur, je ne veux pas laisser filer une journée de mon existence sans la vivre. Le temps est bien trop précieux.

Lorsque le réveil sonne, en temps normal, un vendredi comme celui-ci, encore complètement imbibée d'herceptine, je n'ai pas le temps de me poser des questions. Je dois me lever pour être prête à l'heure.
Là sans contrainte, je m'écoute et j'attends. N'importe qui, passé un temps raisonnable dans son lit, a envie d'en sortir. Le problème c'est que je suis coupée en deux. J'ai envie de me lever, de prendre mon petit déjeuner en famille, de savourer ce décor montagnard et ce magnifique ciel bleu qui m'attend derrière les volets mais mon corps ne veut rien, absolument rien. Il veut rester amorphe, allongé sans aucun effort à fournir, alourdi par toute cette masse inerte.

dedoublement

La seule solution est d'imposer ma volonté, de prévaloir mon mental sur mon ressenti physique. Je vais me lever.

Je bouge un peu en direction de mon mari. Mauvaise idée, je viens d'appuyer sans le vouloir juste sur mon pac (petit boîtier sous la peau servant aux chimios en y introduisant une aiguille creuse par où coule la chimio) et comme il a servi hier, c'est douloureux. Il ne faut rien exagérer, je ne me tords pas de douleur mais normalement, je ne le sens pas, il s'efface de lui-même dans mon quotidien et là, il vient de se rappeler à moi. C'est comme si j'avais un petit bleu à cet endroit. Il faut que j'évite toute pression sur cette zone pendant 2-3 jours, le temps qu'il disparaisse avec sa signification si cancéreuse. Ensuite, il retombera dans l'oubli jusqu'à la prochaine visite de l'infirmière.

Mon mari s'est levé. Je l'entends au loin qui prépare un feu, ouvre les volets, mets du café à couler. Je continue à laisser mon corps m'imposer sa loi. Ne rien faire, ne pas bouger. L'une de mes filles vient se glisser dans mon lit pour me faire un câlin. Elle m'apporte un peu de sa vitalité avec elle. Elle reste un moment à mes côtés et puis file rejoindre son père.
Toujours aucune envie de reprendre le contrôle de mon être, totalement léthargique. Ma seconde fille vient pleurnicher à mes côtés, elle ne veut pas aller passer l'épreuve de ski à laquelle elle a demandé à s'inscrire la veille. Égoïstement : c'est bien le dernier de mes problèmes ! J'ai envie de continuer à ne plus bouger, à ne plus penser, à ne plus rien faire, négation totale de mon identité, de mon énergie vitale. Ses grognements et sa mauvaise humeur ont au moins un effet positif sans qu'elle en ait conscience. Je veux la paix. Je veux qu'on me laisse tranquille.
Je rassemble toute mes forces et je passe en position assise. De toute façon j'ai soif, herceptine m'assoiffe toujours. Et puis mon front est tiède, rien de bien méchant mais tous les effets secondaires du lendemain sont bien au rendez-vous. Allez maintenant que j'ai fait le plus dur, je me lève, je force ce corps en panne d'énergie à se bouger. Il est tellement différent des autres jours. Moi qui suis toujours pleine de vie, je ne me reconnais absolument pas. Je déteste être ainsi, dans cet état second.

Toute la matinée, je reste le plus souvent assise.

Dès que je me lève, je me traîne, comme si mon poids avait doublé pendant la nuit. Dès que je me penche, c'est comme si je ne pouvais pas arrêter ce mouvement et que j'allais tomber, emportée par cet élan. Je dois éviter tous les mouvements brusques, mon corps ne suit pas. J'ai l'impression que je suis arrivée à droite alors qu'il est toujours à gauche, une sorte de décalage qui me fait perdre mes repères physiques et me déstabilise vraiment avec la sensation que je vais flancher. Je vacille au moindre mouvement changeant.

Lorsque je saisi un objet entre mes mains, je dois faire un effort de concentration sinon il a de fortes chances de glisser entre mes mains. Je laisse tout filer. Tout m'échappe. Je ne casse jamais rien mais lorsque ça m'est arrivé, c'était le soir qui suivait mon injection d'herceptine ou le lendemain quand je marchais au radar comme aujourd'hui.

J'ai perdu aussi mes repères habituels. Me déplaçant dans ce corps étranger, je me cogne, j'heurte les coins qui dépassent et qui pourtant ont toujours été là mais je ne sais plus quelle place j'occupe dans l'espace. Je ne connais plus les limites de ce corps. Je ne me reconnais plus et je ne m'y habituerais jamais.

L'an dernier, emportée par une motivation dépassant mes capacités physiques, j'ai voulu aller skier l'après-midi et lorsque j'ai voulu tourner, cette scission entre ma réalité psychique et ma réalité physique ont eu raison de moi, seul mon esprit a tourné en temps voulu, mon corps trop lent à la réaction n'a pas suivi assez vite et je me suis retrouvée à descendre la pente à plat ventre. Une belle chute sur une piste où je ne tombe jamais, et à cause d'un virage inabouti !

Aucun risque que j'aille skier, je savais la semaine dernière lorsque j'ai ôté mes skis que je devrais renoncer aujourd'hui à ce plaisir complètement déraisonnable un lendemain d'herceptine. Demain j'ai l'intention d'y aller. Je serai mieux, mes réflexes seront un peu plus au point mais je devrais encore me ménager et faire attention à mes capacités physiques ou plutôt à la lenteur de mes réactions et réflexes, encore en-dessous d'un jour habituel.

J'ai pris un advil. Je préfère prendre un anti-inflammatoire plutôt que du paracétamol. Il paraît que ça pourrait avoir un effet sur tout développement suspect des cellules. Tout début d'une inflammation aurait plus de chance d'être combattue.

J'attends que mon corps me soit rendu. Ce que je ressens doit ressembler à un lendemain de cuite sauf que je ne suis pas imprégnée d'alcool mais d'herceptine. C'est pour me permettre de vivre normalement les autres jours lorsque les effets secondaires s'estompent.
J'attends d'avoir cuvé mon herceptine afin de retrouver mes réflexes, mon énergie, ma condition physique, jusqu'à la prochaine perfusion, dans trois semaines. Et encore, j'ai de la chance, ça ne dure que quelques jours après ma chimio, ensuite je retrouve mon corps.

Lorsque j'avais taxotère, cette lutte était quotidienne entre mon corps et mon mental. Cette sensation de ne pas reconnaître mon corps était permanente. Je sais que hélas c'est la réalité de nombreux patients en traitements. C'est ce qui rend si difficile ce combat contre le cancer, cette volonté épuisante de lutter contre soi pour vivre normalement, pour continuer à profiter de la vie, pour trouver des ressources insoupçonnées d'énergie en soi.

En attendant, comme toutes ces journées de digestion, je me pose et j'attends que ça passe en profitant de ce temps pour faire des activités agréables mais statiques. C'est bien pour ça que je me fais arrêter deux jours à chaque perfusion, je serais bien incapable d'aller travailler, de me concentrer, d'être moi, tout simplement. Aujourd'hui je suis l'illustration parfaite d'une patiente en traitement pour survivre malgré tout.


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