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Carte blanche à Valérie Millet - Editions du Sonneur

Publié le 05 mars 2012 par Marc Villemain

Directrice et fondatrice des éditions du Sonneur, où j'officie désormais comme éditeur, Valérie Millet tire le bilan de plusieurs années de pratique.

Tribune publiée dans Le Magazine des Livres - janvier 2012, n° 34

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Ceux qui passent, ce qui passe

Voilà six ans que Le Sonneur s’est installé dans les locaux de la librairie/galerie des éditions du Pacifique, fondées en 1970 à Tahiti, là où (prédestination ?) je naîtrai, la même année. La création du Sonneur a obéi par bien des traits à celle de tant d’autres maisons : un désir, une opportunité, des amis. Consciente que l’édition était aussi (et ô combien) un commerce, je me suis d’emblée associée avec un ancien libraire des puf sur lequel, aujourd’hui encore, repose notre diffusion. Dès l’origine en effet, nous étions convaincus de la nécessité de nouer un lien pour ainsi dire insécable avec les libraires : ce sont eux, nos meilleurs passeurs. Ainsi accompagnèrent-ils nos premiers pas, dont on peut a posteriori se dire qu’ils furent téméraires, voire déraisonnables, si l’on songe seulement que le premier roman que nous publiâmes explorait la question de l’euthanasie, et que nous avons inauguré notre catalogue de récits par celui du chef d’orchestre qui monta le Requiem de Verdi dans le camp de Terezin avant d’en donner représentation devant l’administration nazie. Les libraires ont escorté, soutenu et donné leur chance à ces textes bien au-delà des traditionnels trois mois d’exposition d’un livre sur les étals : sans eux, Le Sonneur n’existerait probablement plus.

Depuis, nous avons publié quarante-cinq titres, en littérature française et étrangère, contemporaine ou pas. Sans d’ailleurs que nous n’ayons jamais eu le sentiment de suivre une autre « ligne » que celle de nos coups de cœur : bien souvent, le sens d’une maison n’apparaît, y compris à ses fondateurs, qu’avec le temps. Belle leçon de l’expérience : on ne défend bien que les textes que l’on aime, sans souci de coller à telle ou telle actualité, à telle ou telle mode. Peu à peu, l’image du Sonneur s’est précisée, celle d’une maison désireuse de faire vivre la littérature contemporaine autant que redonner vie à des œuvres que le temps, implacable, aura fini par estomper. C’est dans cette construction que s’est immiscée ce que l’on appelle parfois la littérature de l’ailleurs : Roger Vailland et Boroboudour, Elsa Triolet et Tahiti, Karel Capek et les pays scandinaves, Arthur de Gobineau et le Moyen-Orient. Il serait loisible d’y voir le tropisme d’une enfance que je passai à l’autre bout de la terre ou l’aboutissement de mes séjours asiatiques et américains ; pourtant, jamais nous n’avons voulu, et le voulons moins que jamais, être une « maison d’édition de voyage » : sans le tamis de l’écriture, sans ce que la langue permet d’explorer, sans ce que charrie le travail du style, « l’ailleurs » n’aurait que peu d’intérêt : à quoi bon une langue qui n’affranchisse des carcans, qui ne transgresse les frontières, qui ne soit le reflet d’un regard, d’une singularité ?

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Aussi la constitution d’un catalogue est-elle une démarche de longue haleine. Tout n’est qu’aléas, découvertes, déchirements et rebondissements. C’est d’ailleurs notre chance, à nous autres que l’on dit « petits », que de devoir sans cesse aller puiser à de nouvelles sources, arpenter les brocantes autant qu’Internet et les revues autant que les couloirs de la bnf, solliciter l’avis de nos amis et de nos lecteurs. Cela a souvent du charme : c’est dans un vide-grenier que nous sommes tombés sur un exemplaire du Patron de Gorki, jamais réédité depuis les années 1920. Parfois, c’est un authentique jeu de piste : nous suivons depuis deux ans les traces d’un texte que nous voudrions rééditer, et nous venons (enfin) de retrouver le nom des ayants-droits…

Il est de coutume d’opposer, avec plus ou moins d’acuité ou de bonne foi, les différents métiers de ce que l’on nomme un peu rapidement «  la chaîne du livre ». Les poncifs sont légion, et connus de tous : les éditeurs ne songent qu’à dénicher le prochain best-seller et à gruger les écrivains, les libraires (ces marchands) surexposent ce qui se vend déjà à foison, les médias ne font que prêter aux riches et renvoyer des ascenseurs, jusqu’aux auteurs eux-mêmes, qui ne rêveraient que d’adaptations cinématographiques et d’à-valoir juteux. Bref : sur ces questions, la doxa n’est que le reflet du consumérisme triomphant. De notre métier, nous avons, non seulement une autre conception, mais une tout autre pratique. Ce n’est pas seulement question de vertu : nous partons du principe, simple et mille fois vérifié, selon lequel tous les acteurs de ladite « chaîne » ont intérêt à travailler de concert. C’est d’ailleurs moins d’une chaîne qu’il faudrait parler que d’une boucle : l’écrivain a besoin de l’éditeur le plus exigeant qui a besoin des plus fervents libraires qui ont besoin des relais médiatiques les plus audacieux – les termes de cette proposition pouvant s’inverser à loisir. L’économie du livre est trop fragile, trop malmenée, et l’enjeu de la littérature bien trop impérieux, pour que ses acteurs ne soient pas intimement convaincus du caractère picrocholin de ces vraies-fausses prises de position.

Dire cela ne signifie pas qu’il suffise d’adopter la posture de l’ange pour faire disparaître les faits ; car ceux-là sont avérés : une dizaine de livres colonisent les « rentrées littéraires » sous l’œil bienveillant de médias qui n’en demandaient pas tant ; la ronde automnale des prix attise une politique de la terre brûlée dont tout le monde pâtit (à commencer par les auteurs et les écrivains) ; la concurrence commerciale est toujours plus impitoyable (et parfois déloyale) ; si le nombre global de lecteurs semble s’accroître, le lectorat d’œuvres plus exigeantes, ou d’un abord moins immédiat, se raréfie toujours davantage ; quant aux révolutions technologiques en cours, si elles ne sont pas sans promesse, pour l’heure, et à l’exception de quelques mastodontes qui en tirent profit, elles compliquent et déstabilisent toujours plus la vie éditoriale. À défaut de maîtriser la complexité, l’enjeu, pour nous, est donc finalement assez simple à énoncer : sommes-nous sommés d’épouser tous les processus en cours, ou nous est-il encore possible d’emprunter nos propres voies ? La réponse est naturellement induite par la question : voilà pourquoi nous sillonnons la France, participons au moindre salon, travaillons quotidiennement avec les libraires, parcourons Internet et les innombrables lieux où s’élaborent les conditions d’une autre vie littéraire : comme disait Gauguin (dont nous avons édité le Cahier pour Aline), il faut « vouloir vouloir ». Il ne s’agit pas tant de prendre parti pour ou contre la dématérialisation (tellement subventionnée qu’il serait tout de même un comble qu’elle ne finisse pas par triompher), que de permettre au livre, désormais affublé du qualificatif « traditionnel », de continuer à vivre selon ses lois, et suivant le désir d’un certain lectorat.

Pour ce qui relève de la responsabilité de l’éditeur, il importe donc, plus que jamais, d’accentuer la matérialité du livre papier : reliure cousue et non simplement collée, couvertures « typo » (donc sans image) afin d’entrer immédiatement dans le texte et ne pas en orienter la lecture, texture et confort du papier, etc. Ce ne sont pas là que des détails : ce dont il s’agit, c’est bien de perpétuer l’esprit du livre, non en vertu de je ne sais quel fétichisme ou violon d’Ingres, mais parce que, comme tous les objets associés au sens et à l’histoire, le livre « traditionnel » est le véhicule d’une civilisation. Que celle-ci ait ses travers, ses impasses, que les conditions de sa survie passent aussi par sa capacité à s’adapter, voilà qui n’est pas discutable ; simplement ne faut-il pas négliger que c’est aussi en préservant et en cultivant ce qu’elle a produit de meilleur qu’on se donne les moyens de la renouveler. C’est à cette modernité bien comprise qu’il faut en appeler, non à l’engouement pour des formes qui n’ont de nouvelles que le nom. Mieux : il est presque indiscutable que les défis annoncés sont notre chance. Sans que nous soyons en aucune mesure capables de savoir si nous les relèverons ou pas, sans que nous puissions dire encore s’il sauvera ou s’il dévastera le champ éditorial, le temps qui s’ouvre est, pour les éditeurs, celui d’une formidable opportunité : il nous accule à interroger notre histoire, nos pratiques, notre raison d’être même. Après tout, nous nous trouvons peut-être à une croisée des chemins : autrement dit, il nous revient, à nous, éditeurs, et spécialement à ceux qui cultivent l’esprit d’indépendance, d’exceller à un point tel que ces questions de formes finiront par être obsolètes, ou vaines, ou qu’elles ne passionneront plus que quelques happy few, technophiles ou pas. Ce qui est nouveau, c’est que le cheminement du livre n’a plus rien d’évident ; ce qui ne l’est pas, c’est que c’est toujours des textes, du fond des textes, que naissent et naîtront les grands mouvements littéraires. C’est ici que nous retrouvons le rôle, crucial, créateur, du libraire – et pas seulement de la librairie : s’il en est un qui est à la croisée des chemins, s’il en est un qui est bien placé pour donner du sens à la production éditoriale et pour tendre l’oreille aux lecteurs, s’il en est un qui peut mesurer, concrètement, l’importance du livre et le devenir de la littérature, c’est bien lui.

Le propos est moins abstrait qu’il y paraîtra peut-être : c’est au quotidien que nous nous posons ces questions, dont dépendent la variété, la diversité, l’infini de la littérature. Le déséquilibre des forces enfin, l’hétérogénéité d’un marché qui va de la micro-édition au plus anonyme des grands groupes internationaux, requièrent de la part des écrivains, des éditeurs, des libraires, des médias, et des lecteurs eux-mêmes, que ne soit pas négligé ce qui se joue là. À notre échelle, avec nos moyens et notre subjectivité propre, nous tâchons de ne jamais l’oublier.

Valérie Millet, Directrice des éditions du Sonneur

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