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Gide, Jules et Jim

Par Blogegide

Il est toujours amusant de trouver deséchos gidiens là où l'on s'y attend le moins. Ainsi au détourd'une recherche apprend-on que Gide eut une influence sur l'écriturede Jules et Jim, et plus généralement sur son auteur :Henri-Pierre Roché. Un auteur injustement méconnu, malgré lesuccès des films tirés par Truffaut de ses livres, et un personnageaux aventures passionnantes racontées par Xavier Rockenstrocly dansune thèse* présentée en 1996 et dirigée par... Claude Martin, éminent gidien ! Mais les coïncidences ne s'arrêtent paslà...
Gide, Jules et JimHenri-Pierre Roché, Broadway Photo Shop, NYC, 1917
Collection Centre Pompidou

Henri-Pierre Roché est né le 28 mai 1879,dix ans après Gide mais à seulement dix-huit numéros de lui, ruede Médicis à Paris. Comme le petit André, Henri a pu voir desfenêtres de l'appartement familial les allées du Jardin duLuxembourg où il a passé sa prime enfance. Deux milieux de deuxfamilles toutefois différents : chez les Roché la mère est unecatholique pieuse, le père pharmacien. Un père qui meurt alorsqu'Henri n'a pas deux ans, le laissant face à une mère aussiomniprésente qu'elle est intransigeante. Cela vous rappellequelqu'un ?
Comme Gide encore, le petit Roché estde santé fragile, sujet aux fréquents maux de tête, mais s'ildéteste l'école chez les prêtres, le cours Bossuet, puis le lycéeLouis le Grand, il poursuit ses études jusqu'aux baccalauréats,qu'il obtient. Plus tard dans une nouvelle intitulée Le Pasteur, ildécrira l'atmosphère d'homosexualité refoulée de l'écolereligieuse. Xavier Rockenstrocly fait à ce sujet allusion à deuxprobables expériences homosexuelles intervenues alors qu'il étaitau cours Bossuet. « [Sa mère ] avait mis en garde Pierrecontre les différentes pratiques homosexuelles possibles. Comme unbon fils, il semble avoir écouté sa mère. Mais c’est pour mieuxse rattraper avec le sexe féminin. », ajoute XavierRockenstrocly.
Le jeune Roché et sa mère voyagent –autre point commun – notamment en Angleterre et en Allemagne,voyages au cours desquels il apprendra bien mieux qu'à l'université.Il y a entamé sans conviction des études de droit pour devenirambassadeur, ainsi que le souhaite sa mère. En parallèle il suitdes cours de dessin et de peinture à l'Académie Julian. Qu'ilabandonne également, conscient qu'il n'a pas le talent d'un Picasso,auquel il rend visite régulièrement. C'est ainsi qu'il devientl'intermédiaire entre les jeunes peintres et les littérateurs,musiciens et collectionneurs qui souhaitent acheter des œuvresd'avant-garde. C'est lui, par exemple, qui présente Picasso auxStein, Marie Laurencin (qui a été sa maîtresse) à Wilhelm Uhde etPaul Rosenberg.
Henri-Pierre Roché publie quelquesnouvelles à partir de 1903 et, en 1905, commence l'écriture durecueil Don Juan et...** où il apparaît sous les traits duséducteur pathologique. En 1912, après les refus de Fasquelle etCalmann-Lévy, Pierre-Henri Roché propose son manuscrit à la NRF :« Jacques Copeau lui dit le bien qu’il en pense, et unvote est organisé à la NRF. Copeau et Gide votent pour, Rivière etSchlumberger contre », raconte Xavier Rockenstrocly. Lechercheur signale plusieurs rencontres en mai 1919, alors que Rochéest devenu un marchand d'art plus officiel : « Roché est deplus en plus sûr de lui pour la peinture. Il n’hésite plus àmontrer sa collection, et reçoit ainsi Gide le 13 mai 1919, puis le1er novembre 1919, qui vient voir les Laurencin et les Perdriat***.Gide finira par acheter un Laurencin. »
Mais ces rencontres de 1912 et 1919 nesont pas les premiers contacts entre les deux hommes, comme enattestent les quinze lettres d'Henri-Pierre Roché à André Gideconservées à la Bibliothèque Doucet****, datées du 23 octobre1902 au 4 février 1917. Il y a surtout une admiration de Roché pourl'écrivain qui, ainsi qu'il veut le faire, injecte la vie, sa vie,dans ses livres. Et dans son journal. Car Roché tient lui aussi unjournal depuis son plus jeune âge et considère celui de Gide comme« une référence constante », « unmodèle du genre », explique Xavier Rockenstrocly, qui a euaccès aux « sept mille cinq cents pages tapées à lamachine, et plusieurs centaines de pages manuscrites, couvertes d’uneminuscule écriture » qui constituent l'intégralité duJournal et des Carnets***** deRoché. En 1929, échangeant son journal avec celui d'uneancienne maîtresse, Roché note : « Je voudrais parler deson Journal à André Gide », en 1930 : « J'aimeraisque Colette et Gide en lisent quelques pages »******. Ilespère même une préface de Gide aux morceaux choisis de ce« Journal de Denise ».
Gide, Jules et JimOn retrouve l'idée d'un journal àquatre mains, dès les années 20, alors que s'engagent les relationspassionnées entre Henri-Pierre Roché, Franz Hessel*******, HelenHessel et sa sœur Bobann, prémices à l'histoire de Jules etJim. Une histoire qu'il n'écrira que bien plus tard, à la mortde Franz Hessel en 1943, et qui sera publiée en 1953. Au moment d'encommencer l'écriture, c'est encore à Gide qu'il songe... Au Gidequi a résolu de « risquer » non seulement de dire,malgré les exhortations de Claudel, mais encore de dire « je »,malgré les recommandations de Proust et de Wilde. C'est un trèsbeau passage des Carnets de Roché que cite XavierRockenstrocly :
« La principale interrogationde Roché porte sur la nécessité ou non de travestir la réalité.Faut-il, comme il le note à la page 3, « toutdémarquer : noms, lieux, pays », cette transpositionpermettant une franchise totale ? Ou bien faut-il « risquercomme A. Gide ? » comme il le suggère à la page 6 ? UneAmitié ne répond pas à ce problème. En revanche, ilindique bien quelles sont les intentions stylistiques de Roché quantau roman à venir :
Faire un « Franz et Jean » - pas de «Je » - plus facile à styliser ? - Des situations comme dans « desSouris et des Hommes » simples, avec quelques gestes, sans aucunepsychologie exprimée - Un récit objectif des 2 - Aussi qq.Souvenirs typiques de mon enfance. Présenter la vie des 2 par qqpoints sensibles, avant de les faire se rencontrer [ils ont faimd’amitié et d’amour] - Eviter tout sentimental direct exprimé -User de peu d’adjectifs. »

On peut encore songer avec ce passagedans la coulisse au Journal des Faux-Monnayeurs, tant dans leregistre psychologique que dans celui des thèmes abordés. Onpourrait trouver encore bien d'autres points communs entre Gide etRoché, à commencer par leur commun mépris pour les tabous quitouchent à la sexualité. Une même volonté d'affranchir lafamille, la société et l'art des conventions bourgeoises. Une mêmedéfense des amitiés franco-allemandes. Un même engagement plusmoral que politique envers le socialisme et le communisme. Une mêmegénérosité sans démonstration...
Après la guerre Henri-Pierre Rochécontinue en effet à soutenir les jeunes artistes, en collectionneur,en mécène lui-même et toujours en mettant en relation artistes etacheteurs. Il finance ainsi la galerie Drouin où Gide soutiendral'exposition Blake en 1947, où Otto Wols, que nous avons déjàévoqué ici, présentera ses aquarelles. En 1956 il termine le romanLes deux Anglaises et le continent, inspiré lui aussid'anciens souvenirs amoureux, et rencontre Truffaut avec qui ilprojette d'écrire le scénario tiré de Jules et Jim. Mais il tombemalade et meurt en 1959.
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* Henri-Pierre Roché. Profession :écrivain. Thèse présentée par Xavier Rockenstrocly, sous ladirection du Professeur Claude Martin, Université Lumière-Lyon II,1996. A lire en ligne sur le site Jules et Jim consacré à l’écrivain et à l'association de ses amis, dont Xavier Rockenstrocly est le président.** Editions de la Sirène, 1920,réédition : Editions André Dimanche, 1994.*** H.-P. Roché a découvert lepeintre Hélène Perdriat (1894-1969), qui après Marie Laurencindeviendra la maîtresse de Roché. Il la présentera à JacquesDoucet, Paul Poiret... **** Cote : Gamma 763 (1-15)***** Une gigantesque masse dedocuments de Roché est détenue par le Harry Ransom HumanitiesResearch Center (HRHRC) de l’Université du Texas, Austin. En plusdes Carnets et du Journal, nombre de nouvelles et d'essais restentinédits. Parmi lesquels, par exemple, une Histoire duprotestantisme. Sa secondefemme, Denise, était d'ailleurs protestante, mais il ne renia jamaisson catholicisme.****** Journal, inédit en datedu 26 août 1929 et du 17 août 1930, cité par Xavier Rockenstrocly.******* Franz Hessel est le Jules durécit, Helen Hessel est Kathe, Roché étant Jim. Le fils de Franzet Helen, Stéphane Hessel, échangeait récemment quelques souvenirsavec Jeanne Moreau, qui devait interpréter sa mère dans le filmtiré du roman par Truffaut, dans le Nouvel'Obs.

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