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En avoir ou pas

Publié le 17 mars 2012 par Les Lettres Françaises

En avoir ou pas

revue culturelle et littéraire les lettres françaises Oedipus

OEdipus-Rex,-de-Journiac.

Bien qu’il ne soit pas, stricto sensu, une marchandise, mais fonctionne comme cet « équivalent général » qui sert à exprimer les prix de tous les autres biens en circulation, l’argent semble posséder ce trait caractéristique de toute marchandise, selon Marx : n’est-il pas, lui aussi, sous son apparente évidence, plein de « subtilité métaphysique » et d’« arguties théologiques » ? Il faut savoir gré à Laurence Duchêne et Pierre Zaoui d’avoir abordé cette épineuse question avec toute la clarté et la lucidité qu’elle requiert. Les deux premiers chapitres de leur livre peuvent en effet se lire comme une puissante synthèse des principales réflexions sur l’argent élaborées respectivement au sein de la tradition philosophique et dans l’histoire des théories économiques. À les suivre, l’argent est essentiellement, dans le premier cas, une question éthique, et c’est en termes d’usage que le problème se pose : quel est le bon rapport à l’argent ? Du côté de chez les économistes, le problème de l’argent, ou plutôt de la monnaie (et quelle que soit la diversité des solutions proposées par chaque théorie), est fondamentalement affaire de connaissance, ce qui veut dire d’abord de définition : quelle est la nature de l’argent ? À quoi sert-il et quelles fonctions remplit-il au sein des systèmes économiques ? Mais ce parcours, mené grâce aux ressources conjuguées de la philosophie et de l’économie, ne serait pas si efficace s’il n’était guidé par une attention constante aux impasses de l’éthique comme aux apories de l’économie, au point que les auteurs en viennent à la conclusion que la réflexion éthique s’avère incapable de définir un bon rapport à l’argent (tout au plus peut-elle, à la suite d’Aristote, prôner la recherche d’un « juste milieu » qui s’écarterait simultanément des deux extrêmes désastreux que sont la parcimonie et la prodigalité, non sans avoir conscience des limites et de l’abstraction d’une telle solution). Quant à la théorie économique, elle s’enferre dans des apories au sujet de la monnaie, à la fois dette et créance, tantôt considérée comme instrument neutre, tantôt puissance active, capable d’influer sur le niveau de l’activité économique. Est-ce à dire qu’il faille s’en tenir à cette double conclusion négative, résultat d’une argumentation critique serrée qui sait néanmoins rester très accessible ? Il n’en est rien, et même ces leçons de scepticisme ne sont pas sans intérêt, puisqu’elles peuvent nous aider, d’une part, à nous libérer de toute culpabilité envers l’argent (dès lors que l’on renonce à définir un impossible bon usage, la question devient seulement celle de comprendre comment l’argent fonctionne) et qu’elles permettent, d’autre part, de requalifier la science économique comme « art critique et démythificateur », « science du problème de la monnaie, non de sa solution, qui est toujours en dernier recours politique ». Ainsi s’effectue le pas « au-delà de la morale et de l’économie » : l’argent, cet objet rebelle aux injonctions éthiques comme aux modèles économiques, doit devenir un problème politique. Non qu’il faille s’en remettre, pour tenter de le résoudre, aux spécialistes de « politique monétaire », ou qu’il y ait lieu, inversement, de chercher à s’affranchir définitivement de l’emprise de l’argent (comme si c’était possible), mais au sens où il importe de faire de l’argent « une exigence d’invention collective ». Pour les auteurs de l’Abstraction matérielle, qui s’appuient notamment sur les célèbres réflexions de Bataille et de Klossowski, cela suppose de sortir de la tradition de l’économie politique classique (dont même Marx, de ce point de vue, reste à leurs yeux tributaire), qui s’avère incapable de voir dans l’argent plus qu’un voile dissimulant la réalité des processus créateurs de richesses, alors qu’il est le corps ou la substance même de la vie économique. Il s’agit d’abord, selon le terme proposé par Karl Polanyi, d’« encastrer » l’argent, pour mieux résister à sa trop grande fongibilité. Mais, symétriquement, il faut le « libéraliser », pour éviter qu’il ne circule toujours entre les mêmes mains. Ce double mouvement trouve son aboutissement dans une exigence de « sanctuarisation » destinée à soustraire certains pans de la société à toute emprise monétaire, à commencer par la santé, l’éducation et la culture. La construction théorique rejoint ainsi des préoccupations très concrètes et des débats brûlants auxquels le livre de Laurence Duchêne et Pierre Zaoui apporte une contribution fort stimulante.

Jacques-Olivier Bégot

L’Abstraction matérielle.
L’argent au-delà de la morale et de l’économie, de Laurence Duchêne et Pierre Zaoui, La Découverte, 200 pages, 18 euros.


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