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La Terre outragée

Par Thibaut_fleuret @Thibaut_Fleuret

La Terre outragée

Passer du documentaire à la fiction n’est pas une chose aisée tant les deux cinématographies ne proposent pas toujours les mêmes enjeux. Michale Boganim, réalisatrice de deux documentaires dont un Odessa… Odessa ! au beau succès, s’y est essayé avec cette Terre outragée. Cette fiction reprend une même donnée spatiale, l’Ukraine, mais tente un traitement plus tragique.

Tout va pourtant pour le mieux dans cette petite ville de Pripiat où le printemps de l’année 1986 commence à faire fleurir les hommes et la nature : un mariage, des projets de voyage, une partie de pêche, une connexion entre un père et son fils, une rivière insouciante, une forêt  sont captés par une caméra pudique, poétique et caressante. Le film se pose alors sur le mode de la chronique où il fait bon vivre. Cette douceur est d’autant plus forte que Pripiat était considérée comme une cité modèle de l’utopie soviétique, avec de la vie, de la fête, des lieux de culture et de divertissement. Certains personnages le font d’ailleurs très bien remarquer lorsqu’ils louent la période de la Guerre Froide. Derrière le bonheur se cachaient une réelle insouciance présente et une confiance dans le futur. Il ne faut pas voir dans cette représentation optimiste de la vie soviétique un quelconque discours sur la force du régime. Non, le film s’attache, en fait, à faire vivre des hommes et des femmes dans une vie simple qu’il faut croquer

Pourtant, cette vision bucolique va être mis en branle par une catastrophe majeure. Pripiat est la ville la plus proche d’une célèbre centrale nucléaire, celle de Tchernobyl, et le printemps va s’arrêter en ce jour du 26 avril 1986. Petit à petit, La Terre outragée va basculer vers le pessimisme. Par des nombreux inserts tragiques en contrepoints au bonheur des gens, la réalisatrice va identifier son métrage comme un film de genre. Des poissons morts, des nuages menaçants, de la pluie noire, des arbres qui jaunissent, pas de doute, l’horreur arrive. Ce dualisme de la représentation est d’autant plus fort car les personnages ne comprennent pas ce qui se passe. Ils continuent à vivre et arrivent même à y trouver une certaine beauté. Mais plus que cela, cette horreur est aussi le facteur de la connaissance du spectateur. Ce dernier sait ce qui est arrivé et connaît les terribles conséquences de cet accident nucléaire. Il n’y aura donc pas d’échappatoire pour des personnages que l’on sait condamnés d’avance. La tragédie n’en est alors que plus effroyable, le pessimisme est absolu et l’effet horrifique démultiplié.

Puis, le film va changer d’identité au cours d’une ellipse qui, malheureusement, témoigne d’une grossière faiblesse d’écriture. La cinéaste a choisi la facilité dans le déroulement de son récit. Pourtant, ce changement temporel permet d’explorer de nouvelles thématiques. Après le côté ambivalent de la catastrophe entre bonheur et horreur, La Terre outragée va se pencher sur le présent du lieu. La grande idée est de proposer un discours sur le traitement actuel de la catastrophe qui n’est pas sans rappeler Et puis les touristes de Robert Thalheim. Michale Boganim rejoint le réalisateur allemand dans la représentation d’une exploitation commerciale et émotionnelle d’un drame effroyable et il faut voir avec quel dédain elle croque des touristes en quête de sensations fortes et gratuites sans se soucier des nombreux tenants et aboutissants. Derrière cet enjeu politique, la cinéaste n’oublie pas de rester humaine. En effet, cette Terre outragée est surtout celle de personnes qui n’arrivent plus à se reconnaître. Elles ont été complètement déracinées à cause des événements, obligées de fuir les lieux en n’emportant avec elles que des regrets, des souvenirs, des absences. Le voyage vers ces manquements va être inévitable afin de savoir qui ces personnages sont vraiment. Il va s’avérer douloureux. Le film parle donc surtout de constructions familiale, sociale et spatiale qui n’ont pas pu se faire normalement. La Terre outragée permet une réflexion sur l’identité bafouée et vient nous rappeler que derrière la face industrielle souvent froide d’une catastrophe, il existe avant tout des tragédies humaines.

Mais le film ne s’arrête pas là et cherche à explorer d’autres enjeux, certes mineurs mais pas moins intéressants. C’est son plus gros péché car cette volonté nuit au bon déroulement du récit. Ces nouvelles propositions ne sont pas traitées en profondeur. Le spectateur peut ainsi avoir l’impression de rester en surface et d’être plus devant une superposition qu’un enchevêtrement. Néanmoins, il faut davantage voir dans cette multiplication thématique des excès de sincérité, de conscience, en deux mots, de vouloir trop bien faire. La réalisatrice veut seulement partager ses nombreuses émotions et réflexions sur un sujet qui l’intéresse vraiment et dont elle se sent proche. Ces défauts n’apparaissent donc pas majeurs car ils sont excusables. D’ailleurs, et paradoxalement, ils sont même plutôt encourageants car il est rare de voir autant de cœur de la part d’un cinéaste.

La Terre outragée vaut donc le coup d’œil pour son engagement et pour son discours pluriel. La réalisatrice est à suivre, indéniablement, tant elle veut faire du cinéma un objet multiple, à la fois émotionnel et réflexif. Et à l’heure de nombreux débats sur le statut du nucléaire après la catastrophe de Fukushima, La Terre outragée est aussi un métrage plus que jamais d’actualité.


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