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"Limonov" d'Emmanuel Carrère

Publié le 07 avril 2012 par Francisrichard @francisrichard

Dans leur échange de correspondance publié récemment ici, Michel Déon et Félicien Marceau disent beaucoup de bien d'Emmanuel Carrère. Il se trouve qu'au moment de cette publication il vient lui-même de publier Limonov.

Le retour de Vladimir Poutine à la tête de la Russie me pousse à sortir ce livre de la pile qui s'amoncelle sur mon bureau et où il est tout en dessous, dans les premières couches. Au moment de le refermer, après l'avoir habité quelques jours, je ne regrette pas de m'y être plongé.

Limonov est un personnage réel, mais ce pourrait être un personnage de roman, comme on en écrivait au XIXe siècle. Car sa vie, pleine de rebondissements, est un feuilleton, bien de notre époque toutefois, dont il est le héros.

Limonov se sort toujours de réelles vicissitudes, peut-être parce qu'il veut être le meilleur dans tous les rôles qu'il joue, multipliant les expériences que d'autres trouveraient destructrices, alors qu'elles sont toujours pour lui enrichissantes, même s'il les vit mal dans l'instant.

Les premières années d'Edouard Limonov qui s'appelle encore Savenko se passent en Ukraine, à Kharkov. Son père, Veniamine, est un officier subalterne du NKVD et sa mère, Raïa, la fille d'un directeur de restaurant, expédié dans un camp pour détournement de fonds. Ils mènent une vie bien terne.

Quand il est ado, Edouard, que ses lectures - Verne, Dumas, puis London, Hamsun - ont fait rêver d'héroïsme, prend pour modèle un petit bandit. Son admiration cesse quand il se rend compte que, justement, ce n'est qu'un petit. Il trouve très bien d'être criminel, mais tant qu'à faire il vaut mieux être roi du crime que second couteau.

Edouard se présente à un concours de poésie. Il l'emporte mais le prix est un jeu de dominos... Il est dépucelé par Svéta, une fille qui le toise de haut parce qu'il est plus jeune qu'elle, qu'il a joui très vite et qu'elle préfère les hommes d'expérience.

Edouard en a assez de cette vie de merde. Il rate tout. Il ne se sortira jamais de ce trou du cul du monde où il habite et où il travaille à l'usine, comme tout le monde. Après avoir lu Stendhal il s'ouvre la veine d'un poignet. Il n'échappe à la mort que pour se retrouver en hôpital psychiatrique. A sa sortie le psychiâtre lui donne l'adresse d'une librairie dont il devient vendeur ambulant.

Cette librairie lui donne accès à un monde d'écrivains et de poètes dissidents. Son séjour chez les fous et les poèmes qu'il écrit le font reconnaître bientôt comme un des leurs. Il devient l'amant de la vendeuse principale, Anna, une énormité qui n'a rien pour inspirer l'amour, mais qui est d'une grande voracité.

Parce qu'il est d'humeur acide et belliqueuse, Edouard Savenko devient Ed Limonov, limon signifiant citron et limonka grenade, non pas le fruit, mais celle qui se dégoupille. Il découvre "qu'en travaillant un peu chaque jour, mais tous les jours, on progresse à coup sûr - discipline à laquelle il restera fidèle toute sa vie".

C'est cette discipline qui lui permettra d'exercer nombre de métiers au cours de sa vie bien remplie. Ainsi porte-t-il un jean à pattes d'éléphant confectionné par un tailleur. A un interlocuteur qui en veut un identique il prétend que c'est lui qui l'a confectionné. Ne retrouvant pas le véritabe tailleur il confectionne lui-même le pantalon pour ne pas perdre la face et en fait un métier d'appoint...

A 24 ans il monte à Moscou où il fréquente l'underground moscovite. Il confectionne toujours des pantalons et écrit toujours des poèmes. Il couche avec Elena, une fille superbe, comme il en a toujours rêvé, pour laquelle cela ne tire pas à conséquence, alors que pour lui, le timide, c'est le grand amour, même si un ami le met en garde qu'elle n'est pas pour lui. Elle le sera tout de même pendant tout un temps...

Au moment où Soljenitsysne est banni, c'est avec Elena donc qu'il émigre volontiers à New York, ce qui signifie à l'époque un aller simple sans retour. Après quelques années passées aux Etats-Unis, il se rendra pour quelques autres années à Paris avant de retourner en Russie au moment où l'URSS s'effondre, en même temps que Soljenitsyne, sans que leurs destins ne soient comparables et sans qu'ils ne s'apprécient le moins du monde. 

Au début des années 1990 on le retrouve dans le mauvais camp, celui des Serbes de Bosnie, ensuite dans celui de la République serbe de Krajina, enfin dans celui des rouges-bruns russes de Douguine, pour qui la couleur ne compte pas mais l'élan vital, après avoir acquis une certaine célébrité grâce à l'édition de ses livres par Semionov, qui est à la tête d'un tabloïd hebdomadaire russe à fort tirage, spécialisé dans les histoires criminelles... 

Cette vie d'errance sera ponctuée de rencontres décisives, d'aventures féminines et masculines, d'expériences qui auraient traumatisé n'importe qui d'autre, mais qui le rendent plus fort, et se terminera par un séjour de quatre ans au total, sous la fausse accusation de terrorisme par le FSB, dans deux prisons d'abord, Lefortovo et Saratov, puis dans un camp, Engels, d'où il est difficile de sortir indemne.

Il en sortira indemne pourtant. Là il donnera même le meilleur de lui-même. Car cet homme "sans illusions, sans compassion, mais attentif, curieux, serviable à l'occasion", "de plain-pied", "présent" est la plupart du temps, dans sa vie, à côté de la plaque (même s'il sait, comme un chat, toujours retomber sur ses pattes), mais en prison, non: "Il sait où il est."

Pourquoi Emmanuel Carrère a-t-il écrit ce livre en se basant sur les livres de Limonov et en le rencontrant? Il ne le sait pas vraiment lui-même. Doué d'une forte empathie il a certainement eu envie de comprendre ce personnage complexe, qui ne supporte pas que quelqu'un lui vole la vedette - ce qui lui donne un surcroît d'énergie après l'abattement - et qui a traversé notre époque avec quelques années d'avance sur lui - ce qui lui a permis de la revisiter... et de la faire revisiter à des lecteurs contemporains des mêmes événements dont je suis. 

Emmanuel Carrère trouve banal de dire que les choses sont plus compliquées que ça, que ce qu'elles apparaissent. Il le dit tout de même. Et il a raison. C'est tellement plus commode de coller des étiquettes sur le dos des gens, de les juger définitivement et de ne pas leur permettre d'exister dans toutes leurs dimensions, dans toutes leurs contradictions, dans toutes leurs forces et leurs faiblesses.

Il n'y a pas de fin à cette histoire vraie. Son héros est toujours en vie. Comment finira-t-elle ? Sera-t-il assassiné ? Finira-t-il comme un petit vieux attendant la fin ? A tout prendre Limonov aimerait bien mieux finir en Asie centrale, après avoir largué toutes ses amarres, comme un des mendiants de là-bas, qui sont des loques, qui sont des rois...

Francis Richard

Limonov, Emmanuel Carrère, 496 pages, P.O.L. ici


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