Magazine Culture

L’unique roman (grinçant) de Pierre Desproges

Par Savatier

L’unique roman (grinçant) de Pierre DesprogesLes occasions de rire se raréfient assez pour que l’on se précipite sur l’unique roman écrit par le regretté Pierre Desproges, Des femmes qui tombent (Le Seuil, collection Points, 153 pages, 5,50 €). Certes, ce polar rural, publié en 1985, repose sur une intrigue qui devient assez vite abracadabrantesque. Dans une petite ville de province, des femmes meurent mystérieusement, toujours de mort violente : Adeline Serpillon, la mercière, Monique Poinsard, la secrétaire de mairie. Beaucoup d’autres suivront. La police patauge, un médecin alcoolique et un journaliste amateur de beau langage mènent l’enquête. Mais rien n’y fait. Des femmes continuent de tomber, toujours en plus grand nombre. Un seul indice semble relier toutes les victimes de cette hécatombe, la présence sur chaque cadavre d’un moustique, insecte plutôt rare en Limousin à la sortie de l’hiver.

Si la première partie du roman respecte peu ou prou la tradition du genre, la seconde, en revanche, s’égare dans une forme d’absurdité assez déroutante, mais finalement d’une drôlerie loufoque, qui ouvre sur une question plus grave qu’il n’y paraît : la fin du monde pourrait bien passer par la fin des femmes. Des femmes qui tombent n’est donc pas un polar traditionnel ; sans doute les passionnés de cette forme de littérature le trouveront même raté, puisque vient s’y agréger une part de science-fiction plutôt incongrue qui, comme dans La Soupe aux choux de René Fallet, ne sert que de prétexte.

L’intérêt majeur de ce livre ne repose donc pas sur l’intrigue, mais sur l’écriture, celle d’un auteur qui avouait volontiers que l’un de ses romans favoris était Les Fruits du Congo, d’Alexandre Vialatte et qui vouait toutes les hypocrisies lénifiantes aux gémonies. Une écriture à la fois poétique, hilarante, grinçante et impitoyable qui n’est pas sans rappeler celle des sketches de l’humoriste, tout en prenant ici une véritable dimension littéraire. Une écriture d’où jeux de mots et néologismes ne sont pas absents (« postéropoder » étant un exemple parmi d’autres) et qui dissimule quelques perles d’érudition semées çà et là comme les cailloux du Petit Poucet sur un chemin pavé de pages politiquement très incorrectes. Les descriptions de la banalité provinciale, les portraits des différents protagonistes (notamment du boucher Henri Labesse, amateur de poncifs et du père Montagu, curé vaguement libidineux), rivalisent de férocité avec Chaminadour, de Marcel Jouhandeau, la fantaisie et l’humour noir en plus.

L’unique roman (grinçant) de Pierre Desproges
Ainsi, lit-on, dès le premier chapitre : « Adeline Serpillon appartenait à cette écrasante majorité de mortels qu’on n’assassine pratiquement pas. […] A la Libération, elle avait un peu tressailli dans les bras d’un SS en déroute qui remontait d’Oradour et bandait ferme encore. […] On ne lui connut jamais d’autre liaison, pour la bonne raison qu’elle n’en eut point ; sa fadeur naturelle l’abritait puissamment de l’amour autant que des mépris. […] Malgré le grand couteau à viande qui l’avait saignée à blanc en la perforant du plexus au nombril, et qui restait planté là, dans son ventre triste, elle conservait dans la mort cet air con des mercières mesurant l’élastique à culotte. »

Plus dérangeant encore, en ces temps où le culte de l’enfant-roi domine, on notera cette description hilarante, mais au vitriol : « L’enfant vint au bout d’un an. Il était anormal, si l’on fait référence à l’employé de banque moyen en tant qu’étalon de base de la normalité. Dieu ne l’avait pas raté. Au sortir de sa mère, c’était un beau bébé, et puis la vie s’était mise à lui tomber sur la gueule avec une frénésie dévastatrice de bulldozer. A deux ans, son beau regard bleu de poupon commun s’était alourdi de torpeur bovine, cependant que son crâne s’allongeait en obus, son teint verdissait, ses membres se recroquevillaient en pieds de vigne. Il avait la démarche austère des mouettes emmazoutées et bramait sans relâche les mélopées caduques que lui soufflait le vent. Un sourire imbécile de Joconde allumée lui barrait le groin en permanence, sauf à la fin des tétées – laborieuses : il suçait tout ce qui bouge – où il arborait le faciès borné d’un aïeul de banquet hébété par une béarnaise au-dessus de ses forces. Dire qu’il répondait au nom de Christian serait exagéré, dans la mesure où il était sourd comme peu de pots, et, de toute façon, trop encotonné dans son cortex pour discerner un mot chrétien d’une corne de brume. Enfin, il avait peur des mouches et développait une allergie aux châtaigniers qui limitait ses sorties en laisse entre Limoges et Périgueux où cet arbrisseau prospère à tout bout de champ. Bref, le fruit des amours de Jacques et Catherine Rouchon était confit. »

A lire, à relire, Des femmes qui tombent se présente comme un oasis de férocité jouissive au milieu du désert bien-pensant d’aujourd’hui.

Illustration : Envoi de Pierre Desproges sur l'édition originale du livre, Le Seuil, 1985.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Savatier 2446 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines