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Chapitre XXVIII & XXIX

Par Blackout @blackoutedition
Chapitre XXVIII Obscurantisme nullement surveillé. Le déshonneur pèse sur ce lieu. Honteux. L'endroit est dépourvu de demi-sphères noires et c'est tant mieux. Personne ne supporterait les préparatifs des Sourciers. La vision même de ces accommodements est plus affreuse que tout ce qui est permis et connu. Le passage ici est pourtant obligé, pour tout un pan de la population, celui qui y est destiné. L'endroit est sombre, agencé pour ne pas y distinguer les petits détails qui pourraient remuer un estomac mal accroché. Toutes les personnes qui pénètrent pour la première fois dans cet atelier de la mort programmée, toutes celles qui connaissent seulement la théorie et sont tout à coup affranchies à la pratique, ne peuvent se contenir, et régurgitent leur gruau. Ou frôlent la syncope. Ceux qui n'ont pas supporté, qui ont osé s'ériger contre cette habituelle intromission, qui ont eu l'inconscience de se rebeller, de remettre en cause cette coutume barbare mais si normale, ont été tout bonnement lobotomisés, exploités, et une fois devenus inutiles, expédiés ici. Avant la vie accélérée. Avant la vie accélérée, tout un strict protocole est à respecter. Souvent, la naïveté des assistants des Premiers est réquisitionnée, balayée, broyée, réduite à néant par l'accomplissement de cette tâche ingrate, sorte de rituel d'initiation. Certains y prennent goût et trouvent en cette besogne un poste sécurisé, ou un passe-temps malsain. Celui-ci consiste en la préparation de la matière première pour que les restes corporels ne puissent aucunement altérer la composition du « gruau » par des éléments extérieurs non maîtrisés. Lavement, aseptisation et facilitation de la pénétration du solvant constituent les trois étapes essentielles. Plusieurs outils sont mis à disposition, ainsi qu'une liste d'étapes claires et concises, à suivre à la lettre. Les points y sont décomptés dans un ordre défini, chacun est précédé d'une numérotation sans méprise possible. Tuyauteries réutilisables, scalpels réutilisables, compresses réutilisables, tout est réutilisable. Le recyclage est le concept. Tout a poussé l'humain à faire appel au recyclage. Par la force des choses, les Hommes ont été amenés à adopter cette voie, car un jour plus rien n'a pu être employable de prime abord. Tout n'a plus servi à rien. Tout était devenu inutilisable, inexploitable, mort. Et de la mort a découlé la maladie, et de la maladie a découlé la désinfection, le nettoyage complet, la table rase. Cette solution de l'extrême s'est offerte soudain. Idée folle. Ils l'ont saisie sans trop chercher, par facilité, l'humain a toujours choisi la facilité, par confort. Réconfort. La société avait déjà donné une base solide pour permettre la solution finale. Elle transparaissait. Les haut placés l'ont acceptée, les petites gens se sont pliées. Aujourd'hui, les petites gens des haut placés entretiennent les machines, leur donnent de la matière sans sourciller. Par habitude. Parce que c'est ainsi. Les questions sont proscrites, les questions sont absentes, les choses sont telles qu'elles sont, alors pourquoi se poser des questions ? Le vif du sujet : la matière première est maintenue en vie. Sous anesthésie totale ou coma artificiel. C'est essentiel. Notamment pour la conservation des qualités organoleptiques. Tout d'abord, en 1, l'aspiration, qui est précédée d'une légère intervention sans risque particulier, pour vider le contenu de l'estomac, et par extension, de tout le système digestif. Le tube d'extraction est laissé en place pour l'évacuation massive de tous les gaz produits lors de la décomposition des tissus internes. En 2, le lavage complet de l'organisme, lavage interne et externe, avec une émulsion en grande partie composée d'éthanol. En 3, la découpe grossière, ne nécessitant pas de connaissance particulière, d'ouvertures dans les chairs pour faciliter la pénétration du solvant et accélérer le processus, de manière à toujours coller au mieux au timing imposé par le procédé. Toutes les machines sont calibrées, et il est indispensable que rien ne vienne perturber leur bon fonctionnement. Etape suivante : un caisson individuel d'accélération, au contenu totalement désagrégé et recyclé - autrement dit vide de son précédent occupant -, est importé depuis la salle des machines, c'est presque automatique, il suffit de presser un gros bouton. Le solvant présent dans le caisson est réutilisé, jusqu'à épuisement total de ses caractéristiques physicochimiques ; pour prolonger sa durée de vie, il est entièrement filtré au fur et à mesure de la récupération des produits organiques. Le caisson possède une trappe supérieure par laquelle le sujet matière première est introduit. Les pieds en premier, en position allongée les bras le long du corps, avec le tube d'extraction enfoncé dans la bouche et relié au trappon. Le caveau rejoint ensuite les autres dans la salle du réservoir central. Et la procédure est achevée. Chapitre XXIX En théorie, je n'aurais jamais dû me réveiller. En théorie, tout est mis en œuvre pour éviter les sensations de douleur. En théorie, la matière première est anesthésiée et si possible plongée dans un coma artificiel. En théorie. Mais l'être humain n'a que faire des théories lorsque le plaisir entre en ligne de compte… Je savais qu'ils allaient se débarrasser de moi dès que l'occasion se présenterait. Je ne savais pas comment, c'est tout. Je suis bâillonné, la tête maintenue recta entre deux blocs de bois rugueux, le corps allongé et entravé sur un brancard du même bois, un brancard nettement moins confortable que ceux du bloc de chirurgie. Un œil entrouvert, empêtré, ma première vision est d'un noir profond, impénétrable. Puis avec l'habituation me parviennent des bribes de mon nouvel environnement. Un présentoir au mur, fait d'étagères et de crochets, étale tout un attirail obsolète, toute une panoplie d'instruments de petite chirurgie, désuets, abîmés, mouchetés, grippés, des scies à dents, des pinces coupantes, d'archaïques bistouris. Et des lambeaux d'étoffes grossièrement déchirées, d'une blancheur douteuse. Et des fioles au verre usé, dont le contenu est encore plus douteux. Et un homme courbé devant, passant en revue les différents éléments, un homme vêtu de noir, un noir mat, avec un long tablier noué dans son dos, en toile cirée bordeaux. Bottes et gants assortis. Derrière lui, la même posture, la même tenue, le même homme. Ou presque. Je distingue son visage et son regard me rappelle quelqu'un… 20. C'est 20, c'est sûr, et devant lui ce doit être 18. 20 me regarde à son tour : « 18 ! Ne deviez-vous pas anesthésier le petit ? - L'anesthésier, pour quoi faire ? - N'est-ce pas la procédure à respecter ? - Oh… Il y a procédure et "procédure". Dans un cas elle est indispensable au bon fonctionnement de toute la machinerie, auquel cas, je la respecte. Dans un autre, elle est superflue car elle relève du confort de la matière première et va jusqu'à retirer l'essence même du charme de ce procédé, auquel cas, je la transgresse. L'étape dont tu parles 20, n'a pas d'intérêt du point de vue du fonctionnement du système, et retire une grande partie du plaisir que je tire de cette tâche, si mal considérée par tant de nos ouailles, mais que moi, j'ai su avec le temps apprécier… - Vous appréciez le poste de Sourcier ? - Et comment ! C'est la possibilité d'assouvir en toute impunité mes envies de meurtres ! - Je vous demande pardon ? - Tu m'as bien compris 20. Ne fais pas l'innocent. Ne me dis pas que jamais la vision d'un 8 mort ou d'un des autres Premiers, une lame bien enfoncée dans la carotide, ne t'a traversée l'esprit ? - Mais enfin non ! » Je m'intègre à la conversation en ouvrant ma grande gueule, hurlant sous un bâillon trop serré : « Hummmmmmm humm hum humoi !? » Ce que je voulais dire : « Qu'est-ce que vous allez faire de moi !? » 18 se rapproche, s'abaisse à mes côtés, son visage se fait de plus en plus présent dans mon champ de vision, occupe toute la place, puis c'est au tour d'un de ses yeux ronds de roublardise, et tellement profond et sombre que j'y verrais presque mon avenir. Sa respiration et lente, calme, sereine. Saine. Son haleine l'est moins. Elle pue la mort. Mais ce n'est je suppose qu'un infime échantillon d'une violente tempête en approche, il s'apprête à parler : « Alors petit ! Tu ne te sens plus pousser des ailes, là ? » Non, je sens plutôt autre chose… Une dentition mal soignée. Une odeur de fèces, d'un gros tas de fèces. « La passion s'est amenuisée, non ? Continue-t-il, répugnant. D'aucuns t'avaient prévenu ! Tu n'es pas resté un gentil petit garçon sage et prudent, comme on te l'avait vivement préconisé ! Et qu'est-ce qui attend un petit garçon trop présent et trop curieux ?! Devine ! Mais je n'y suis pas ! Je n'y suis plus ! Je parle tout seul ! Tu es bâillonné ! Tu ne peux pas répliquer ! Ah ! » Je plante mon regard dans le sien et j'hurle, un cri étouffé, pour faire diversion le temps de tirer tout ce que je peux sur mes liens, pour en tester la résistance. Et ils le sont, résistants. « Attends, tu vas voir comme je suis clément, un autre t'aurait préparé à la vie accélérée en ignorant tes lamentations. Moi, je vais te donner l'occasion de répliquer, après tout tu as droit à la parole… Tu pourras ainsi formuler tes dernières volontés… » Sans que nos regards ne se détachent l'un de l'autre, d'un geste fluide, il dénoue et m'ôte la toile qui me comprime le bas du visage. Je fais en sorte de saliver un maximum, un flot de liquide salé m'envahit la bouche, d'un coup de langue, je le regroupe au centre, le presse sur la face intérieure de mes lèvres. Relâche la pression en entrouvrant la bouche. En plein sur la glabelle, je n'aurais pas pu viser mieux. « Hé bien, de ta part, je n'en escomptais pas moins… Ironise-t-il en s'essuyant le visage à l'aide de mon bâillon. C'est une attitude on ne peut plus compréhensible, mais en plus de ma clémence, vois-tu - et ce n'est pas rien -, je ne suis pas rancunier, je serais presque l'Homme parfait... Si je n'avais pas ces quelques vices négligeables… Comme le plaisir de la cruauté gratuite. De la souffrance volontairement infligée. Un jour, un des Premiers, Numéro 9, le spécialiste désigné en psychologie et en philosophie, m'a dit que cela s'appelait du sadisme. Paraît que ça vient du nom d'un ancestral philosophe, un homme noble, Sade, dont les écrits auraient servi à l'époque à dénommer cette perversion parfois criminelle… Baliverne. Pourquoi donne-t-on des noms à tout ? Pour catégoriser ? D'accord. Mais avec tant de précision. Quel intérêt ? - Ecarter des gens comme vous des postes à responsabilités… - Très juste… Tu as encore toute ta tête, je sens que cette séance va être pure délectation… Ha oui, selon certains, ma perversion venant en deuxième position serait l'ambition. Je vise haut et je me donne les moyens. Pas de chance pour toi petit, tu vas pâtir de ces deux vices à la fois. » Monologue achevé, il s'éloigne, s'en retourne posément à ses préparatifs. Comme si de rien n'était. « Et ma dernière volonté alors ? Je souligne, feignant l'outrage. - Ta pertinence est bien trop impertinente pour mériter quoi que ce soit, répond-il sans même se retourner. Ha oui, j'avais oublié, y'a ça aussi : je n'ai pas de parole… » Le second, qui de la discussion avait avalé toutes les répliques sans broncher, se penche sur l'épaule de son supérieur et rend en un murmure une longue série de palabres, de celles qui ont dû passer de travers... D'entre elles jaillissent pêle-mêle une « folie… » un « abominable… » une « torture… » bref, que des termes enthousiasmants… La ponctuation de la tirade n'est pas non plus en demi-teinte, elle est sèche, directive et péremptoire : « Tu es avec moi ou contre moi ! » Désormais équipé d'une longue pince coupante - longue longue, tordue tordue et rouillée très rouillée, à bouts plus ou moins plats, plus ou moins dentelés - 18 revient plus satisfait que jamais, ça se voit au sourire narquois qui a envahi son long visage de fourbe - aussi long, tordu et rouillé que sa pince. Il joue à la faire tournoyer entre deux de ses doigts. « Je suis ce que l'on appelle dans notre jargon imbécile : un Sourcier. Je prépare les corps pour la vie accélérée. Rassure-toi, cela n'a rien de bien compliqué. Tout est clairement indiqué sur le document affiché au mur, juste derrière moi. Comme tu dois pouvoir l'entrevoir du coin de l'œil, il y a de belles illustrations pour expliquer en détail la procédure, de manière à ce qu'elle soit accessible au plus niais des apprentis Sourciers. Au départ, et c'est inscrit sous le chapitre 1, il y a l'Aspiration. Il faut que je te dégage la bouche afin de permettre le passage du tuyau d'extraction qui viendra vider tes entrailles de tout ce qui peut s'avérer préjudiciable au processus de production. » Au mur, je vois bien un dessin, mais il m'a l'air complètement absurde. Grossier et grotesque. Un homme, mâchoires grandes ouvertes, présente une langue allongée, tirée hors de sa bouche au bout d'une paire de pinces qui vole dans les airs, sans aucun manipulateur, un instrument de chirurgie du genre de celui avec lequel joue 20. Plus bas dans les explications, la pince est rejointe par un récipient, lui aussi en lévitation, et le morceau de langue extrait est sectionné avant de tomber dans le bocal en question. Oh merde. « Ton visage est bien figé… Tu as peur ? Un petit sourire serait le bienvenu tu sais… Surtout qu'il sera peut-être le dernier. A ta tête, j'ai l'impression que tu viens de saisir par quelles souffrances tu vas devoir passer avant de nous laisser. Avant de partir pour ton ultime grand voyage… Des souffrances inimaginables t'attendent. Mais rassure-toi, tu seras bien vite soulagé. Si vite que tu en espèreras souffrir encore un peu. Les humains se sont souvent interrogés sur le devenir de leur esprit après la mort. Pour ma part, je pense qu'il disparaît tout bonnement, qu'il accompagne le corps, qu'ils sont indissociables... Mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Certains prétendent même qu'il y aurait une vie après la mort, un autre monde, peuplé des âmes des méritants, et sur cette simple conjecture, il paraît que toute une incroyable histoire à la portée gigantesquement extravagante s'est développée, dans laquelle ceux qui croyaient dur comme fer en une hypothèse, incroyable, se battaient contre ceux qui croyaient dur comme fer en une autre hypothèse, tout aussi incroyable, et où tous ceux qui croyaient dur comme fer en l'une ou l'autre de ces hypothèses incroyables se battaient contre tous ceux qui n'y croyaient pas. Plein de guerres meurtrières, inutiles. On n'a jamais vraiment su le comment du pourquoi... Tu me raconteras comment c'est ! Que je ne meurs pas idiot ! Je ne voudrais pas finir comme tous les autres ! Dans l'ignorance ! Quel connerie, je te jure, il y a des comportements chez l'humain, qui même compréhensibles au fond, au fin fond du puits de l'inculture, dépasse toute forme de logique, et tout ce qui dépasse la logique est pour moi aberrant, je suis dans le juste non ? Dis que je ne suis pas dans le faux, dis-le. - Je dois répondre ? - Comment ça, si tu dois répondre ? Bien sûr que tu dois répondre, pour qui tu te prends ? Je te pose une question, la moindre des choses est d'y répondre ! Ton impertinence te perdra mon petit ! Crois-moi ! Ah !... C'était très précisément la réflexion que n'arrêtait pas de me répéter 8 ! Je ne sais pas ce qui l'a perdu, lui ! Mais ça n'a certainement pas été l'intelligence ! Bref, passons. Répondre ? Oui. Tu devrais même en profiter, car bientôt, tu ne pourras plus. Je vais te couper la langue. - Je ne comprends pas. - Il n'y a rien à comprendre. Tu vas mourir. En souffrant le martyre. Voilà tout. Ouvre la bouche. - Non. - Ce n'était pas une suggestion 026A. Si tu ne veux pas te plier à mes exigences, 20 va se faire une joie d'installer l'écarteur labial. » 20 sort de la pénombre avec en main un objet brillant, assez lourd et robuste, un appareil tarabiscoté, outrageusement sophistiqué, combinaison d'étaux de ferraille à serrage par mollette d'où rayonnent de larges tiges cinglantes, articulées et achevées par de grosses pinces, aux dents puissantes, comme autant d'effrayantes gueules de léopards aux canines aiguisées. Droit vers moi dirigées. Puis virage, disparition de mon champ de vision. Les bêtes sauvages en deviennent plus inquiétantes encore. L'installation de l'appareil se fait sans que je ne puisse voir quoi que ce soit, elle est accompagnée d'un bruissement sourd, celui du bois, frotté, gratté, compressé, mes oreilles accolées aux deux plaques qui m'encadrent font caisses de résonance. Sorties de nulle part, les gueules ouvertes de léopards, au nombre de quatre, se jettent sur moi, et me rentrent dans les chairs du visage, me tirent les joues, m'ouvrent les lèvres, exposent ma pauvre langue au grand air. Aux sévices de mon tortionnaire. Les bouts rouillés de la pince réapparaissent à leur tour, sans se presser, suivis des épais gants de caoutchouc bordeaux, aux gros doigts plissés, boudinés, qui maintiennent pour l'instant un écartement constant, juste aussi large que ma bouche grande ouverte. Le métal, froid et râpeux, entre en contact avec mes lèvres, glisse doucement à l'intérieur de mes joues, glacial et griffeur, me déchire la bouche, remonte ma langue pour enfin la pincer à sa base. Une nausée, un spasme, mais rien ne vient. Rien ne sort. Seule ma langue, tractée hors de son terrier. Je la remue dans tous les sens, comme un gros ver entre de gros doigts elle se débat, sans aucune chance de s'en tirer, comme un gros ver, entre de gros doigts. D'abord lointaine, une odeur, de la fumée, un effluve de calciné, et une source de chaleur qui se rapproche sournoise de ma tête sans encore une fois que je puisse la visualiser, je peux seulement me faire une vague idée de sa situation : pas loin de mon crâne. Le visage de 18, son sourire narquois : « Ça tu vas aimer ! Il paraît que la douleur n'est pas vraiment intense, vive, sans plus… Mais que la sensation qu'endure le supplicié n'a nulle égale dans le désagréable ! Et figure-toi qu'en plus cette sensation est irréversible ! Estime-toi heureux de n'avoir à la supporter qu'un bref instant, ton attention se concentrera très vite sur une souffrance bien plus concrète, crois-moi. - Vous êtes abominable 18, se révolte 20, je ne cautionne pas votre attitude, vous me révoltez 18, comment pouvez-vous ? Comment pouvez-vous ? N'y a-t-il plus une once d'humanité chez vous ? Etes-vous vide de sentiments ? » La chaleur se fait de plus en plus intense. Et je bave. « Oh ! tu vas me lâcher la grappe oui ! - 8, si tu nous entends ! Ha ! Tordant ! - Arrêtez ! Votre manège macabre n'a rien d'amusant ! » L'incandescence, la source de cette inquiétante chaleur, illumine mon visage. Et je bave. « Que tu dis ! Tu ne sais pas t'amuser 20 ! Tu parles d'humanité, toi ! Tu parles d'humanité alors que tu n'as jamais rien foutu pour t'opposer aux agissements de tes congénères ! Tu es là, tu te laisses porter sans t'inquiéter de quoi que ce soit… Quel beau moraliste tu fais ! Objecteur de conscience quand ça te chante ! - 8, si tu nous entends ! Ha ! Tordant ! - Je suis sûr que tu es de ceux qui distinguent l'humanité de l'humanité ! L'humain de tout ce qui le caractérise ! Je suis humain quel que soit mon comportement, je suis humain quelles que soient mes idées, quels que soient mes plaisirs, quel que soit mon mode de pensée, je suis humain que tu le veuilles ou non ! Alors si tu n'as rien de plus intelligent à dire ! Ferme-là et laisse-moi réaliser mon œuvre en toute tranquillité ! A moins que te faire la main sur ce moins que rien ne t'intéresse… - Ce qui m'intéresse, ce qui m'intéresse, ce qui m'intéresserait c'est de pouvoir enfin me régaler à contempler le bras du destin en action, sa justice implacable s'abattre sur vous, enfin savourer le juste retour des choses, vous voir accuser le coup, essuyer ce que vous méritez ! - Je ne te croyais pas superstitieux 20, le destin, le destin, voilà autre chose ! Fais-moi une petite faveur 20 ! Tais-toi s'il te plaît, tais-toi ! Parce qu'avec l'utilité que tu présentes en ce moment même, à ta place je commencerais sérieusement à me poser des questions sur mon soi-disant destin ! - Vous me menacez ! - Oui, pourquoi pas, tiens ! Si cela peut te faire taire. Maintenant, coupons cette langue ! » C'est rouge, rougi par la chaleur, ça coupe en cautérisant, ça évite les débordements. Une énorme paire de ciseaux plats aux lames recourbées en angle droit, un outil hors du temps qui sous mes yeux incrédules s'ouvre, s'écarte pour laisser passer entre ses grandes lames acérées ma petite langue déployée. La satisfaction de 18 s'éclaire de la lueur rougeâtre de ses intentions macabres, des étincelles pétillent au fond de ses yeux et trahissent une émotion. Moi qui le pensais totalement dénué de sentiments… Belle erreur. Quelle douleur m'attend à présent. Je sens ma langue s'assécher sous l'action de la chaleur, il prend tout son temps et bientôt le contact de la mâchoire d'acier incandescent... La morsure est cuisante, pénétrante. Blessure qui saisit. Dents de fer, dents de feu qui percent, coupent, découpent la chair tendre. Foyer du premier contact, brûlure qui démarre et court, fulgurante à travers ma gorge, diffuse ses éclats de brasier, rayonne et propage ses flammèches jusqu'aux bouts de mes doigts. Puis ayant tout ravagé, le feu s'essouffle, la douleur s'atténue… Ma langue s'est détachée sans résistance aucune. Une épaisse fumée ocre se dégage de ma bouche, s'insinue dans mes narines, me pique les yeux. Lacrymogène. Des larmes débordent, ruissellent en tous sens. Et sous les flots le feu s'éteint. Ma langue gigote au fond d'un récipient. Qui fume. 18 le secoue sous mes yeux larmoyants. Au fond, ma langue. La pauvre chose gluante se contorsionne, agonise, râle, en tendant l'oreille je pourrais presque l'entendre pousser son dernier soupir. Entre deux crépitements. « Assez 18 ! Inutile de le malmener moralement, la douleur physique ne vous suffit donc pas ! - Non. Bien vu. J'aime la vision délicate du désespoir gisant dans le creuset des prunelles de mes victimes, lorsqu'ils en ont encore… Et je découvre petit à petit un autre plaisir, à force de te fréquenter 20, à force je m'aperçois que j'apprécie de plus en plus l'indignation croissante qui, lorsque tu assistes à mes interventions chirurgicales, se développe au fond de tes yeux habituellement si vides. Continue, tu m'intéresses. » Mon vestige de langue tronquée gonfle vélocement, je tends tout ce que je peux, je repousse tout ce qu'il reste à l'avant de ma gorge. Un peu plus et je m'étouffe. « 20, au lieu de t'apitoyer, va plutôt chercher un tuyau d'aspiration, si tu persistes dans tes lamentations le petit va s'asphyxier avant même que l'on ait eu le temps de débuter les saignées. - Je vous apporte tout de suite ce que vous voulez… si, et seulement si ! vous vous décidez à anesthésier le petit, ne pensez-vous pas qu'il a suffisamment souffert, qu'il a assez payé pour les autres ? Pour 8, pour Numéro 1, et pour tous ceux qui sont intervenus, sans qu'il ne puisse rien y faire, dans sa misérable existence ?... - Oh… Tu es en train de dépasser les bornes 20 - 8, si tu nous entends ! Ha ! - Tu vas finir par m'agacer sérieusement, et je sais parfaitement ce que je vais faire de toi, tu devrais comprendre, n'importe qui comprendrait, pour peu que ce n'importe qui ait un tant soit peu de plomb dans la cervelle - 8, si tu nous entends ! Ha ! - A trop jouer avec le feu, 20, tu risques de te brûler, ou tiens, non, c'est cette pince qui risque de te brûler, en t'heurtant le front ! - 18 ! » Comme un bruit d'os cassé. « Enfin seuls ! Quel numéro ce 20 ! Jusqu'au bout il m'aura emmerdé ! Finira comme toi, dès que tu auras investi tes nouveaux appartements, ha !… » De retour, point affecté par cet événement visiblement espéré, 18 a délaissé les longues lames de la paire de ciseaux pour une lame de bistouri, plus courte certes, mais tout aussi menaçante. Dans son autre main, un gros tube. Il pouffe, s'approche, pouffe à nouveau. Je perçois la fraîcheur tranchante de la lame entrer en contact avec la peau de ma cuisse dénudée, une légère douleur s'ensuit, rien de comparable avec ce que je viens d'endurer. Fluette, elle se fait délicatement sentir, picotement presque risible, quand tout soudain, sans crier « gare ! » (ce n'est pas dans son intérêt), 20 refait surface dans mon champs de vision, à l'instar d'un prédateur embusqué bondissant habilement sur sa proie, toutes scies dehors. Deux longues scies crantées et lourdes, très lourdes. De celles utilisées pour couper les gros os à moelle rouge. Hanches, fémurs, humérus. Les dents viennent trancher la calotte crânienne de 18 ; comme une balle rebondit, saute une tranche de chair nerveuse, au creux d'un morceau de coquille beige à liseré de sang. Un sourire béat demeure sur le visage de 18, un œil révulsé, l'autre fixé sur moi. Un air niais. Flageolant sur ses pieds, il pivote, se retourne vers 20 les bras ballants, relève l'un d'eux, dresse son tuyau, presse le déclencheur de l'aspiration, le ronflement est puissant, il vient coller violemment l'orifice sur la face de 20, précisément sur son œil gauche, et le lien se fait en un pop ! dirimant. 20 hoquette, son autre œil s'enfonce dans son orbite, aspiré jusqu'à disparaître. Et le sblop ! résultant est tout aussi dirimant. Les deux cadavres sur pattes relâchent leurs ultimes énergies, ayant tous deux accompli ce qu'ils avaient à faire, ayant rempli leur dernière volonté en quelque sorte… Comme une fuite incontrôlée de mouvements secs et désordonnés, la vie s'échappe d'eux. Jusqu'à l'immobilité. Ils basculent l'un sur l'autre, s'embrassent, réconciliation in extremis, s'enlacent et lentement plongent ensemble, sombrent hors de mon champs de vision. Et moi, attaché là, la tête enclavée, le corps harnaché, ceinturé, je ne peux faire le moindre geste. Je comprends que le temps que je vais passer là va sans l'ombre d'un doute durer longtemps, très longtemps, une éternité… Oui, je vais trouver le temps long, c'est une certitude. Seul. Je suis seul. Sur mon brancard, tout seul. Et personne ne sait où je suis… Un malaise me saisit, tout autour de moi les murs ondulent et deviennent flous, s'inclinent au-dessus de mon brancard, rassurants, des bras chaleureux qui se referment sur moi, me bercent dans une noirceur apaisante. Je défaille et m'efface, éclair perçant l'amas d'obscurantisme. Je file inconscient vers d'autres horizons, des horizons lointains, je m'envole à la poursuite de… Ma verte prairie, et les arbres qui l'entourent, hauts et majestueux… Je suis à nouveau oiseau et je vole au grand jour, au-dessus du paysage de mes rêves. Idylle inconnue. Folie imaginaire. Quand une dépression, quand un trou d'air - je tombe -, quand le vent s'engouffre entre mes plumes, j'en frissonne de plaisir… Deux trois battements d'ailes pour me réchauffer et je plonge, j'oscille entre les bourrasques, me courbe, me cambre, je vrille jusqu'à atteindre un courant d'air chaud ascendant, et je m'arrête, et je bande mes muscles, et je me laisse porter, et je plane… Dans le bien-être ambiant… Mais à l'horizon, un épais nuage grisâtre se lève et recouvre peu à peu la beauté de mes rêves, il mute la clarté verte, saine, agréable, en un glauque sombre, un vert-de-gris malsain et repoussant. Je fais volte-face et m'enfuis à tire-d'aile. Pour tomber à nouveau sur l'inquiétante chape - sans échappatoire - qui prend du terrain et dévore la majesté, renverse le pouvoir de la verdure de son ombre rebelle. Puis sur le vert devenu si laid se greffe un orange en demi-teinte et la fumée s'épaissit, s'assombrit, et l'orange tourne vite au rouge et des flammes apparaissent, de hautes flammes inquiétantes, effrayantes, qui montent, qui montent, qui de leurs crêtes viennent lécher les cimes des arbres, des fleuves de flammes qui se déversent dans la prairie, pour remonter dans les airs encore plus haut, tout en prenant de la vigueur. Plus brûlant, plus violent. Et les troncs des arbres sont tout à coup aspirés par le sol, comme happés par une force ignorée, et l'herbe se couche devant son nouveau maître, se plie et abdique, elle rejoint les rangs de la laideur en se transformant en une masse visqueuse, noire, luisante, puante. Odeur infecte de mort, étendue noire sous couverture rouge. J'ai brûlé vif, sur place. Plus qu'un malheureux squelette, frêle et fragile, un tas d'os blanchi qui s'enfonce à son tour dans la noirceur immonde de la masse envahissante… Je survole la scène, impuissant mais serein, lorsqu'un trait de lumière vient m'éblouir, un trait qui s'élargit et se change en faisceau puis en puits. J'y suis inexorablement aspiré et une voix, une voix caverneuse me dit : « 026A !? » Je reconnais cette voix. « 026A !? » J'ouvre entièrement les yeux. Puisque du bout des doigts on m'y invite… « 026A !? Toi ?! ICI ?! Mais je te pensais mort et décomposé ! Depuis le temps ! Oui, d'ailleurs, depuis combien de temps tu es attaché là ? Tu sais que tu es un gros dégueulasse, tu t'es fait sous toi, la petite et la grosse commission, et plusieurs fois ! Quelle odeur !... » Charmant… Je fais le point. Sur un visage, un visage rondouillard - mais amaigri -, un visage rayonnant - mais affaibli -, un visage très familier ; le visage de 334C, les minuscules billes noires et la face pouponne de mon camarade de cantine, mon camarade causant, mon camarade intelligent. J'essaie de lui sourire, seulement, seulement… seulement c'est douloureux de sourire dans mon état, et il ne me vient à grand peine qu'une piètre grimace revêche. « Houlà !... Pas jouasse de me revoir 026A ? » Ne manque-t-il pas de souligner. Incapable d'un mouvement de tête, j'essaie de répondre un « si »… mais ça ressemble plus à un « aaarrght… » bulleux. Et je sens que 334C commence à saisir la délicatesse de la situation. « Je vais te détacher, t'inquiète. Tu ne peux plus parler, c'est ça ? Bouge pas, je débloque cet étau qui te maintient la tête… » Il se retourne et hurle « Mais venez m'aider les gars ! Bande de larves ! Vous ne voyez pas que je trime sévère là ?! et que 026A est en train de morfler ?! » Il n'est pas tout seul, plein de petites têtes viennent grouiller dans mon champs de vision, ça se bouscule dans un désordre légèrement déroutant, une confusion inattendue. D'habitude, les rangs sont carrés. Les rangs sont cadrés, d'habitude. Tout est rangé. « Redresse-toi, et ouvre-moi cette bouche, grande, que je regarde ce que ces salopards d'adultes ont osé te faire subir… » Passer outre le frein de la souffrance, j'y parviens, à force de volonté. Et je m'exécute. Ainsi, 334C comprendra tout ce qu'il a à comprendre… « Ho merde, de merde, de merde, de merde, tu m'étonnes que ça doit piquer, ces enflures t'ont coupé la langue ! Quels minables, faire ça à un gosse… encore en vie… Il te faut des soins, de quoi laver l'intérieur de ta bouche, et de quoi laver toutes tes plaies… Et je sais où l'on va pouvoir trouver ça ! Il suffit que tu puisses encore tenir sur tes jambes, je t'y conduis. » Une fois sur pieds, je l'ai suivi, les yeux fermés. Je l'ai écouté, les yeux fermés. Bercé par le flot incessant de ses paroles : « Tout a commencé lors d'une balade. Il y eut une énorme explosion, BOOM ! Une détonation d'une puissance improbable, d'une putain de puissance oui, tous les murs, tous, je dis bien tous ! ils en ont vibré comme pas possible. Quelque chose de dément ! Comme si nous étions tous, machins sans défense, dans une petite boîte, entre les mains de quelqu'un de géant, et que ce quelqu'un de géant la secouait la petite boîte, qu'il l'agitait dans tous les sens, pour s'amuser. Comme un putain de mioche. C'était à se chier dessus. » Un coup d'œil derrière. Que de petites têtes chauves disciplinées. En ordre, malgré elles. Il est si difficile de changer ses habitudes. Et à voir leurs yeux, leur regard admiratif, je ne suis pas le seul à boire les paroles de 334C. Il est devenu une sorte de guide spirituel, suivi aveuglément par ses disciples, baignés de confiance. « Bien sûr, tout cela n'a pas manqué de lancer un vent de panique parmi notre groupe si obéissant et si soumis – tu me diras, tu les connais aussi bien que moi, je ne t'apprends rien. Il n'en fallait pas plus. Celui qui était juste devant moi - à vrai dire, c'était plutôt moi qui étais juste derrière lui -, se retourna brusquement et bondit dans ma direction. Un fou, un putain de fou furieux, il avait craqué le 425C, l'explosion avait dû enclencher son programme de survie ou de fuite, ou de déconnexion de son centre de la raison rationnellement modérée, ou de je sais pas quoi d'autre… Alors forcément, j'ai pas pu l'éviter 425C, c'était une boule avec une bouche et quatre pattes, à courir comme ça, il rebondissait presque, comme une balle de jeu tu sais, alors on s'est télescopés. Comme des cons. Et sur ça, est venue s'ajouter une flotte bizarre qui a commencé à sortir de partout, d'abord timide, mais très vite, très très vite, giclant çà et là, elle prit une assurance improbable, une putain d'assurance oui ! Tout était ahurissant de toute manière, personne n'a compris, personne n'a capté que dalle, personne ne s'attendait à ça et de toute manière personne n'était prêt à vivre ça. Même les gardes ne comprenaient rien à rien. L'un d'entre eux, qui voulait sans doute se protéger - mais pas de la meilleure façon qui soit -, trébucha, chuta, et la crosse de son fusil tapa le sol et un coup partit, tout seul. La fléchette décochée me passa sous le nez, et alla se figer dans le cou d'un autre garde, à l'autre bout de la salle de balade ! Trop fort ! C'était trop fort ! Le garde, il chuta à son tour, et moi je regardais la scène en me marrant, sous cette flotte qui n'arrêtait pas de jaillir de tous les coins. Mais ce qu'il y a de plus marrant encore, et crois-moi si tu veux - je vois pas l'intérêt de te mentir c'est tout, mais t'as le choix après tout, c'est ce que je veux dire, tu n'es pas obligé de tout croire, tu vois ce que je veux dire -, et bien en tombant, l'autre, celui qui venait de se prendre une fléchette anesthésiante dans le cou, il a lâché son arme, qui est venue à son tour heurter le sol, et un coup est parti, tout seul ! A nouveau ! Et à nouveau, la fléchette décochée m'est passée sous le nez, pour arriver où ? Hein ? Devine où ? Oh, excuse, c'est vrai que t'as plus de langue… Pour arriver, je te le donne en mille ! Pour arriver en plein milieu des deux yeux du premier garde ! Poilant non ?! J'étais plié de rire, j'étais plié en deux sous cette putain de flotte qui n'arrêtait pas de jaillir de tous les coins. Quand il s'écroula, le garde, j'ai vu derrière lui tout un tas d'étincelles, c'était beau, j'avais rarement vu ce truc-là, et jamais aussi puissant. Non, vraiment. Et quand ce truc s'est arrêté… la porte d'accès principale s'est ouverte, et les autres portes aussi, elles se sont toutes ouvertes, par je ne sais quel putain de miracle, comme ça, je te promets que je n'en revenais pas. J'ai mis un temps fou à me faire à l'idée que c'était la réalité, et pas un rêve humide, plongé sous cette foutue de putain de flotte qui n'arrêtait pas de jaillir de tous les coins. Evidemment, j'étais le seul à qui l'idée de s'enfuir était venue. Alors j'ai pris mon courage à deux mains pour m'attaquer à cette porte grande ouverte, et j'ai fondu sur un des Veilles, coudes en avant, pour montrer à tout le monde qui était le plus fort. Alors j'ai tapé, j'ai tapé et tapé, et tapé et encore tapé, et du sang m'a sauté au visage, beaucoup de sang, dans les yeux, dans le nez, dans la bouche, c'était très salé - oui, c'est très salé le sang, mais tu le dois savoir, on t'a coupé la langue - il a toussé le vieux type, un peu de toux, trois quatre, j'ai compté, et il a arrêté de respirer presque aussitôt. Il y eut un moment de flottement et tous les autres m'ont regardé, Veilles et enfants. Ils ont tous compris que dorénavant, je prenais le contrôle. Je suis doué non ? Mon plan avait fonctionné au poil ! Mais c'était sans compter sur l'imbécillité de nos congénères, car l'eau au début, elle s'évacuait bien, on en avait jusqu'aux genoux grand maximum, mais à un moment, les bondes, les drains, les tuyaux, je sais pas, tout ça a dû se boucher, ou alors le système de récupération était plein, ou alors l'eau est tombée plus drue, enfin je veux dire qu'on avait plus pied quoi… Or beaucoup d'entre nous ne savaient pas nager, et dans les premiers temps, beaucoup se sont noyés. Bêtement. Alors nous avons décidé - enfin, j'ai décidé - de prendre de l'altitude avec le groupe de survivants, je suis sûr que notre salut réside en ce simple fait : prendre de l'altitude. C'est une de mes convictions profondes, chevillée à mon corps comme mon cœur ou ma cervelle, ou encore cette envie de gerber à cause de l'odeur de merde qui règne ici. Les autres, convaincus à leur tour, m'ont suivi têtes baissées, et pas mal de têtes de bétail au demeurant, assez pour mener une petite rébellion et maîtriser quiconque se mettrait sur notre chemin. Si tant est que nous agissions suffisamment rapidement pour ne pas leur laisser le temps de se retourner. Ou de dégainer. Ou de décocher leur fléchette empoisonnée. Et ce fut le cas, l'ensemble des gardes, des Veilles et des autres dont je ne connais rien, ni le nom, ni l'utilité, étaient tout aussi déstabilisés que nous, aussi désemparés et désorientés que les pauvres gosses de notre foutue catégorie, parce qu'il y a d'autres catégories figure-toi ! Des supérieures en plus ! Rien que des supérieures selon les informations que l'on a pu glaner ! Nous étions soi-disant des moins que rien ! Des putains de sous-merdes ! C'est à dégobiller quand on y repense ! Alors pour rétablir un ordre plus « convenable », cet ordre qui me trotte en tête depuis que je connais tout, j'ai organisé une sorte d'expédition pour regrouper tous les êtres vivants qu'il restait, avec des sous-chefs, des groupes de recherche, des groupes de rabatteurs, des groupes de gros costauds pour intervenir sur les individus les plus récalcitrants, et tout et tout. Ce qui fait qu'à présent j'ai des troupes dans tous les coins qui viennent me faire leur rapport régulièrement à notre point de ralliement, où l'on se dirige en ce moment. Il y a à manger, à boire, des matelas pour se reposer, des médicaments, des pansements, du désinfectant, et bien d'autres choses pour te soigner. Tu vas voir, c'est vraiment un endroit au poil, là-bas, au poil. On va juste devoir traverser un étrange lieu, un lieu où j'ai vu des choses dont tu n'as pas idée ! Des êtres que tu ne peux même pas t'imaginer ! Des êtres plus petits que nous, bien plus petits, mignons comme tout et gentils, qui marchent avec leurs bras et leurs jambes en même temps ! Ils sont tout poilus, ou couverts d'autres trucs dont je connais pas le nom. Notre chemin traverse leur territoire, tu vas pouvoir les voir toi aussi. » Il doit vouloir parler des animaux de la réserve… « Mais tout plaisir a son revers, tu vas devoir travailler pour nous, il nous faut quelqu'un pour finir de libérer tout un pan de la population encore enfermée à double tour dans des box encore plus petits que ne l'étaient les nôtres. Ça fait bien longtemps maintenant qu'ils sont complètement isolés, qu'ils n'ont pas été nourris ni abreuvés, qu'ils n'ont pas vu la lumière… et je crains fort qu'il soit un peu trop tard pour eux à présent… Je vais te montrer par où aller et tu devras remplir cette mission avec toute ton énergie. Je compte sur toi. Nous comptons tous sur toi. Et le moment est venu de t'indiquer ta future route. Nous sommes aux croisements des deux principaux chemins existants, un qui monte, un qui descend. Une fois soigné, tu devras revenir ici et descendre à ton tour. J'envoie quelques têtes de ma marmaille plonger dans les entrailles infectes des bas-fonds à chacun de mes passages, dans un sens comme dans l'autre, certains ne reviennent jamais, alors ouvre bien tes yeux et tes oreilles, essaie de retenir notre position, le trajet que tu as parcouru et celui que tu vas parcourir. Tu seras peut-être amené à le sillonner tout seul. » Je me retourne et m'aperçois que la foule qui nous suivait s'est incroyablement réduite, nous ne sommes plus qu'une poignée d'enfants sages… Beaucoup se sont dispersés en chemin, seuls, sans bruit, sans indication particulière, comme si tous savaient ce qu'ils avaient à faire, sans qu'un rappel ne soit nécessaire. Je sais qu'à mon tour j'accomplirai la tâche de sauvetage qui m'incombe avec le plus grand des soins, je sais qu'à mon tour je m'investirai corps et âme. J'en ai presque hâte. « Les derniers ! Oui, vous ! Vous ne vous défilerez pas vous savez, alors au boulot ! Parce que si vous ne vous y mettez pas tout seuls, putain, vous savez que ce que je vous demanderai par la suite sera bien pire encore ! - Vous voulez que nous vous laissions tout seul avec le nouveau ? S'enquiert une des sages têtes chauves. - Je n'ai rien à craindre, imbéciles ! C'est un très bon ami ! » Ce soupçon de gentillesse me permet de reprendre pied, il me redonne une dose de motivation, celle qui d'une intention mauvaise de deux êtres mauvais – qui dans le mal se suivaient comme les chiffres 18 et 20 - s'était accablée, empesée, enterrée, effacée… je pensais à tout jamais. Je ferai tout pour satisfaire mon ami, je ferai tout pour que les survivants continuent à survivre. Et il faut que je m'y mette, que je m'y mette maintenant. Je n'ai pas très mal de toute façon, je me suis fait à la douleur, je n'ai pas vraiment besoin de soins... Puis si j'ai bien compris, il n'y a plus de temps à perdre, des gens meurent de soif ou de faim en ce moment même... J'arrête 334C dans sa course et dans son discours : « Oui, 026A qu'est-ce que tu veux ? » Je fais un signe de tête dans le sens opposé à la marche, un signe que je pense suffisamment explicite. « Tu veux quoi ? Partir ? Déjà ? On n'est plus très loin du territoire des choses dont je te parlais, tu vas voir, c'est fascinant… Arrête-toi ! Arrête, plus un geste, respire lentement, et regarde, regarde là-bas au sol dans le coin, dans l'obscurité, une des choses dont je te parle… » Je stoppe tout mouvement, focalise et distingue une forme, c'est un wallaby. Un adulte. De ceux avec lesquels sont nourris les fauves. Mais… Mais s'il est ici, à l'extérieur de l'enclos, ça signifie qu'il s'est enfui de la réserve animale centrale… « Toutes ces choses étaient enfermées derrière des grilles, enfermées comme nous, alors tous ensemble on a décidé de les libérer, et on a créé de larges ouvertures pour qu'elles aussi puissent profiter de tout cet espace qui nous entoure… » Ils ont fait ça ! Alors ça veut dire que non seulement les gentilles bêtes sont de sortie mais aussi… J'entends un grognement discret. Peut-être que je me fais des idées. Je me fais des idées. Sûrement. Des idées. Ce n'est pas possible. Ce ne peut être que des idées. Pas ici, pas maintenant. Ce serait une affreuse coïncidence. Une ironie du sort. Un nouveau grognement vient confirmer mes doutes. Ho merde… Je serre le bras de 334C qui aussitôt sursaute. Le grognement cesse. Deux possibilités : soit la source du grognement s'en est allée, soit elle s'est postée quelque part pour nous monter une embuscade. Pour nous guetter avant de nous bondir âprement dessus. Et j'ai vu de quoi un léopard était capable… « Qu'est-ce qu'il y a ? T'as peur ? T'as peur c'est ça ? Mais ce n'est qu'une petite chose inoffensive, m'assure-t-il, croyant que je crains une méchante attaque de wallaby. Viens, je vais te montrer comme c'est docile et doux… » Toujours ce silence de mort. On ne peut plus suspect. D'une traction vigoureuse, j'essaie de convaincre 334C de me suivre dans le sens opposé aux grondements. Mais il est têtu : « Suis-moi ! Tu verras que tu n'as aucun souci à te faire… » Ça me lance mais je me fais violence et tente un : « N… no… non… » plus ou moins assuré. 334C se retourne vers moi et me jette un regard noir, un regard réprobateur. Et les sourcils froncés il me renvoie en pleine tronche, me coupant la chique : « Mais qu'est-ce que tu as voyons ? Je te croyais plus intelligent que tous ces froussards qui nous entourent !... Assez joué putain, tu me suis maintenant, parce qu'à force, tu vas finir par me faire perdre mon temps ! » Mes yeux, gros comme des balles à jouer, plongés dans les siens, ne changent rien. C'est alors que derrière lui, dans l'obscurité, deux prunelles s'éclairent, trahies par un reflet inattendu, elles scintillent, agressives, et il n'y a plus l'ombre d'un doute. Le léopard était en chasse, aux trousses d'un wallaby, mais il a trouvé de bien plus intéressantes proies. Nous. Un bruit furtif, un grognement que l'on entend toujours trop tard, et 334C me glisse entre les mains et s'évapore silencieusement dans le noir, ses yeux brillants s'éloignent comme deux faibles lumières qui finissent par s'éteindre, ne laissant plus aucune lueur d'espoir. Plus personne devant moi. Je me retourne. Plus personne derrière. J'ai perdu tous mes amis… Mais il ne faut pas que je faiblisse, je suis un dur, j'ai vécu une aventure que personne n'a jamais connue, et que personne ne connaîtra jamais, je suis plus aguerri que quiconque, j'ai peut-être perdu tous mes amis, mais j'ai gagné un nouvel objectif ! Une nouvelle raison de vivre ! Sauver un maximum de captifs en les libérant de leur destin funèbre. Je connais la voie, il faut simplement que je descende, que je sombre dans les folles entrailles de cet endroit affolant. Il le faut.

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