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Apocalypse, millénarisme et révolution sociale dans le christianisme

Par Les Lettres Françaises

Apocalypse, millénarisme et révolution sociale dans le christianisme

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Les Lettres Françaises, revue littéraire et culturelle

Norman Cohn, les Fanatiques de l'Apocalypse

C’est d’un mouvement vaincu dont nous parle Norman Cohn dans son important ouvrage, les Fanatiques de l’apocalypse, aujourd’hui réédité par les éditions Aden. Un mouvement qui correspond à différents courants millénaristes révolutionnaires qui ont joué un rôle important dans l’histoire européenne, du XIe au XVIe siècle. Malgré ce découpage chronologique qui débute, grosso modo, avec le lancement des premières croisades et qui se clôt par le déclenchement de la Réforme protestante et l’apparition de ses avatars les plus radicaux, Cohn fait remonter les origines du millénarisme révolutionnaire chrétien bien plus tôt : il en cherche les commencements dans le christianisme primitif. Persécutés par les autorités romaines, les premiers chrétiens ont souvent adopté un discours millénariste nourri de certaines sentences christiques mais aussi des prédictions des prophètes juifs, Daniel ou Ézéchiel. Ce millénarisme a pris une forme proprement chrétienne par l’Apocalypse de Jean, qui malgré les réticences de l’Église a finalement été intégrée dans le Nouveau Testament. Selon Jean, à la fin des temps, l’apocalypse verra régner sur une terre dévastée l’Antéchrist, avant que le retour d’un Christ vengeur terrasse la Bête, châtie les méchants et instaure un millénium de justice et de bonheur pour les justes.

Malgré tous les efforts d’une Église réconciliée avec l’ordre social pour faire de ce texte une lecture allégorique, l’ouvrage de Cohn démontre qu’une lecture littérale en a été formulée de manière récurrente, et que cette lecture a impulsé toute une suite de mouvements populaires radicaux voire extrémistes. C’est avec intérêt, voire fascination, que nous pouvons suivre l’auteur dans son récit peuplé de pseudo-prophètes brandissant des « lettres du Christ » annonçant l’arrivée du millénium, de foules galvanisées partant sur les routes pour convaincre les plus rétifs et châtier les impies, de simples femmes du peuple se déclarant inspirées par le Saint-Esprit et prophétisant sur les places publiques au nez et à la barbe des autorités. À chaque fois, la perspective proche du millénium fonctionnait comme une immense incitation à rompre avec les règles ecclésiastiques et seigneuriales enjoignant aux pauvres et aux femmes le silence et la soumission.

Un des moments les plus forts du livre est assurément sa des- cription minutieuse de la révolution anabaptiste ayant touché la ville allemande de Münster. Ce courant radical du protestantisme prit le pouvoir dans la cité en 1534 pour y imposer la mise en commun des biens et une forme de théocratie royale, faisant d’un simple tailleur hollandais, Jean de Leyde, un roi de la nouvelle Jérusalem et le messie d’un nouveau millénaire. L’écrasement du mouvement anabaptiste par la noblesse allemande, qui accula par un long siège la population à la plus sordide des famines et déchaîna la paranoïa chez les anabaptistes, semble avoir fait taire pour de bon les tendances millénaristes et révolutionnaires de ce christianisme populaire.

Il est toutefois fâcheux que l’érudition de l’auteur et la clarté de son propos soient entachées d’une hostilité manifeste envers l’objet de son étude, notamment en relayant avec trop de complaisance toutes les exagérations voire les calomnies de l’Église officielle sur les pillages et la débauche des mouvements millénaristes. Cette hostilité trouve son point d’orgue dans la conclusion du livre, qui propose un parallèle tout à fait contestable entre ces mouvements et les eschatologies « totalitaires » du XXe siècle : le communisme et le nazisme. Le livre de Norman Cohn, publié en 1957, est aussi un livre de guerre froide.

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Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution

On trouvera plus d’empathie pour son sujet chez Ernst Bloch, dans son livre sur Thomas Münzer, communiste chrétien et prophète de la destruction du vieux monde féodal. Écrit dans le sillage de la révolution allemande de 1919, l’ouvrage est une invitation à se pencher sur les premiers courants révolutionnaires allemands, reprenant en quelque sorte le dessein d’Engels dans la Guerre des paysans (1850). Ce dernier s’était intéressé à ce réformateur protestant en rupture de ban avec Luther et qui s’était rapproché des mouvements paysans secouant l’espace germanique et son ordre féodal archaïque. Engels avait bien identifié chez Münzer les contours d’un discours communiste, visant à l’abolition des inégalités et la mise en commun des biens, mais il avait sous-estimé la dimension religieuse des convictions de Münzer, en décrivant chez lui un semi-athéisme.

Ernst Bloch, par son étude extrêmement attentive des différentes sources et des écrits de Münzer, mais aussi par une connaissance approfondie des écrits chrétiens, démontre avec beaucoup de clarté que le communisme de Münzer prend sa source dans le millénarisme chrétien du théologien. En le suivant dans ses voyages, de Prague au lac de Constance, dans ses polémiques contre les compromis de Luther et dans ses sermons contre les seigneurs et les prêtres – ramassis diabolique d’« anguilles » et de « serpents » –, il trace la cohérence d’un parcours qui verra Münzer finalement s’afficher aux côtés de paysans révoltés lors de la bataille de Frankenhausen en 1525. Celui qui lançait à la face des puissants « voici que la mauvaise herbe crie elle-même que la moisson se fait attendre ! » ne put voir se réaliser le monde qu’il entrapercevait dans ses prêches enflammés car il sera supplicié après la bataille. Mais le courage et l’abnégation de ce premier « théologien de la libération » méritaient un hommage de la qualité du livre d’Ernst Bloch.

Baptiste Eychart

 
Les Fanatiques de l’apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle,
de Norman Cohn, éditions Aden, 2011, 474 pages, 28 euros.
 
Thomas Münzer, théologien de la révolution,
d’Ernst Bloch, les Prairies ordinaires, 2012, 303 pages, 22 euros.
 

Les Lettres Françaises du 3 mai 2012 – N°93



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