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Kerouac et la Beat Generation. Une enquête, par Jean-François Duval

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : L’Express 02/05/2012


L’auteur part sur les traces des compagnons de route de Jack Kerouac dont la rencontre a contribué à son succès. Ici un extrait d’une interview de l’un d’entre eux: Allen Ginsberg.

Un brunch chez Allen Ginsberg

Le rendez-vous a lieu chez lui, dans le Lower East Side new-yorkais qui a depuis longtemps remplacé Greenwich Village comme quartier marginal et underground. Petit, courbé par l’âge, le crâne dégarni, la barbe toujours aussi fournie, il a de grosses lunettes et de grands yeux qui impressionnent derrière les verres épais. Et la voix basse, profonde, naturellement sonore, qui contraste toujours autant (Kerouac déjà l’avait remarqué) avec l’apparence fragile de la constitution. La voix qui seule reflète peut-être encore cet adolescent prenant la pose, mains dans les poches de son pardessus, légèrement rejeté en arrière, sur cette photo prise au milieu du campus de Columbia University, il y a si longtemps: quatre jeunes types à l’aube de la vie, par une journée de 1945. William Burroughs avec un chapeau de feutre noir, Hal Chase qui leur fera bientôt connaître Neal Cassady, Jack Kerouac entourant de ses bras Hal Chase, et Allen Ginsberg justement -une sorte de félicité, de béatitude, de bonheur accompli dans l’expression du visage, les yeux fermés, les paupières rabattues sur un spectacle tout intérieur.

Dans la cuisine, le réfrigérateur semble occuper tout l’espace. La pièce est éclairée par une fenêtre qui donne sur la cour et les immeubles voisins, fenêtre que Ginsberg photographie régulièrement: selon la lumière, les saisons, l’éclat de l’été, la neige éventuelle, le givre sur un arbre dégarni, cette fenêtre se révèle un prisme à chaque fois différent. Sur son rebord intérieur repose une édition du New York Times. Sur la table de cuisine s’étalent quelques recueils de photographies qu’Allen Ginsberg me fait voir, en particulier un livre récent de son ami le photographe Robert Frank qui habite à deux pas et qui expose ces jours-ci à la National Gallery de Washington. Dans les pièces voisines, on aperçoit ici un lit défait, là un coussin posé à même le sol face à un petit autel devant lequel le poète médite chaque jour. Quelques objets rituels, un bouddha, un harmonium dont il joue régulièrement. Beaucoup de bibliothèques, essentiellement de la poésie. Ginsberg montre ses Catulle, les livres de ses amis poètes, et les rayons lourdement chargés d’ouvrages d’art et de photographies. A l’heure de notre rencontre, son dernier recueil de poèmes, Cosmopolitan Greetings: Poems 1986-1992, vient de paraître. Et de surcroît, on fête le cinquantenaire de la naissance de la Beat Generation, ou plus précisément de la rencontre de Ginsberg, Kerouac, Burroughs et des autres. L’événement sera célébré comme il se doit puisque l’on prépare d’ores et déjà la grande exposition qui se tiendra l’année d’après au Whitney Museum: Beat Culture and the New America 1950-1965 (superbe catalogue!) à laquelle Ginsberg prêtera son concours très actif. On sent toujours chez lui la même prodigieuse vitalité, même si sa santé n’est pas très bonne -il souffre du diabète- et que Peter Orlovsky, son amant depuis quarante ans, est gravement malade. Avant d’entrer plus en détail dans la légende beat avec Carolyn Cassady, nous avons d’abord voulu en examiner l’actualité avec l’un de ses principaux protagonistes, soit le rôle que cette mouvance a joué dans la seconde moitié du XXe siècle (et continue de jouer aujourd’hui).

J.-F. D. – Allen Ginsberg, on note aujourd’hui un vif regain d’intérêt pour la Beat Generation. On the Road fait désormais figure de classique des lettres américaines. L’ensemble de l’oeuvre de Kerouac commence enfin à être traduite en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs. Vous-même, vous avez fait paraître votre recueil de poèmes Cosmopolitan Greetings dans l’intention de marquer le 50e anniversaire de votre rencontre avec Kerouac et Burroughs. Comment cette rencontre s’est-elle produite?

A. G. – A seize, dix-sept ans, j’étudiais à Columbia University, à New York. A l’automne 1943, pendant ma première année, j’ai rencontré Lucien Carr, un type qui comme son ami William Burroughs venait de Saint Louis, et qui connaissait aussi Kerouac. Il me parlait beaucoup de lui, me disant: c’est un écrivain, un “marin romantique qui écrit des poèmes”. J’ai voulu lui rendre visite. Ce que j’ai fait au printemps 1944.

J.-F. D. – Kerouac avait déjà écrit?

A. G. – Oh oui! Kerouac avait quatre ans de plus que moi; à côté d’autres écrits de jeunesse, il avait entrepris et achevé un long texte intitulé The Sea Is My Brother, une oeuvre très romantique qui n’a jamais été publiée*. Bien que mon père, Louis Ginsberg -maître d’école de son métier- fût lui aussi un poète, Kerouac était la première personne que je rencontrais à se considérer comme écrivain, à se penser comme tel, quelqu’un pour qui l’écriture tenait de la vocation sacrée. Cela m’avait beaucoup touché. Et c’est ce sentiment qui m’a conduit à me penser moi-même comme un écrivain, ou un poète, plutôt que quoi que ce soit d’autre…

J’avais déjà rencontré William Burroughs quelques mois plus tôt, pendant les vacances de Noël. Il était bien plus âgé que moi, avec ses vingt-neuf ans. Carr m’avait emmené à Greenwich Village, chez l’un de ses amis. C’était la première fois que je mettais les pieds au Village, le quartier bohème de New York, à cent blocs de Columbia, sur la 13e rue, d’où j’étais descendu. Burroughs était là, et je me souviens d’être tombé au milieu de la description d’une bagarre au sein d’un couple de lesbiennes, enfin je ne me rappelle plus très bien toute cette histoire… mais l’une avait été mordue à l’oreille, le sang avait coulé… Burroughs avait commenté: “‘Tis too starved a subject for my sword” (c’est un sujet trop indigne pour mon épée). Il citait Shakespeare! C’était bien la première fois que j’entendais citer Shakespeare avec autant d’esprit. Nous sommes devenus amis.

J.-F. D. – N’était-ce pas ce qu’on appelle une mauvaise fréquentation?… D’autant que votre père espérait vous voir écrire un certain type de poèmes classiques, conventionnels, et que vous alliez vous lancer dans tout autre chose…

A. G. – Je me suis mis à écrire différemment environ un an après avoir rencontré Burroughs, Kerouac et les autres. A un moment où nous avions tous commencé à expérimenter la marijuana. Mon père était d’autant plus bouleversé…

J.-F. D. – Quel est votre premier souvenir de Kerouac?

A. G. – Ce jour où je l’ai rencontré pour la première fois, je me souviens lui avoir confié que je voulais devenir avocat spécialisé dans le droit du travail, car j’étudiais le droit. Il m’a dit: mais tu n’as jamais bossé un jour de ta vie dans une fabrique, tu ne sais rien du monde des travailleurs. Qui t’a fichu ce souci idéaliste de les tirer de leur misère, de les sauver…? J’ai réalisé que je ne faisais que répéter comme un perroquet les idées politiques de ma famille. Je n’avais pas de pensée propre. Je me suis senti très gêné. Mais cette remarque m’a aidé, j’ai commencé à écouter davantage les gens, ça m’a sorti de ma coquille, de mon sommeil dogmatique.

J.-F. D. – Ça a été votre première impression de Kerouac?

A. G. – Non, ça n’a pas été ma première impression! Vous m’avez posé une question différente: quel était mon premier souvenir de Kerouac? Soyez précis: c’est à cette question que j’ai répondu en vous disant ce qui m’est spontanément venu à l’esprit. First thought, best thought!

J.-F. D. – Eh bien, quelle a été votre première impression de lui?

A. G. – Qu’il était très beau, que c’était vraiment un homme. Moi, je n’avais que seize ans… Kerouac était revenu depuis peu de l’un de ses voyages en mer, qu’il avait faits comme matelot dans la marine marchande. On était en pleine guerre, et il avait vu des navires torpillés autour de lui. Il avait écrit ce texte que je vous ai dit, The Sea Is My Brother, où se fait jour une sorte de conscience mélancolique à caractère un peu messianique. Il vivait dans l’appartement de sa girl friend, Edie Parker, qu’il avait connue en 1940, avant qu’il n’embarque pour la première fois. Lucien Carr m’avait donné son adresse. Je suis arrivé, j’ai frappé à la porte, puis je suis entré, en parfait inconnu. Il était en tee-shirt, et prenait son breakfast… Après quoi, nous sommes sortis, nous avons un peu marché en ville. Il était vraiment très curieux de comprendre ce qui pouvait pousser quelqu’un à vouloir le rencontrer. Je lui ai dit que j’écrivais de la poésie. Il s’est montré intéressé, très gentil, très tendre aussi. Il m’aimait bien, et je l’aimais bien; immédiatement, j’ai eu le béguin, j’ai ressenti de l’affection, mon coeur a battu pour lui. Et puis, nous avions en commun d’avoir lu tous les romans de Dostoïevski. J’avais idéalisé le prince Mychkine dans L’Idiot, une figure qui était très familière à Jack. Nous étions d’accord pour dire que Dostoïevski avait tenté, avec ce personnage, de peindre la plus belle figure humaine qu’on puisse imaginer.

J.-F. D. – Vous connaissiez Jack Kerouac, William Burroughs, et d’autres. Mais c’est à l’hiver 1946-1947 que survient pour vous, comme pour Kerouac, la rencontre la plus décisive, celle de Neal Cassady, le “jailhouse kid“, “le gars de l’Ouest”, qui allait devenir le héros de On the Road sous le nom de Dean Moriarty.

A. G. – J’avais beaucoup entendu parler de Neal par un ami commun de Denver, Hal Chase, qui était avec moi à Columbia University. J’avais hâte qu’on se rencontre, et lui aussi, je le sais, car Hal Chase lui avait parlé de toute notre bande. Il a quitté Denver fin 1946 et est arrivé à New York par le car, avec sa très jeune femme LuAnne, seize ans. Le lendemain soir, nous nous sommes entrevus au West End Bar, près de Columbia University. Il était assis avec des amis dans un box voisin; et on n’a guère eu l’occasion d’échanger autre chose que “hello“. Comme Kerouac, il était très beau, et il avait l’air d’avoir envie de parler avec moi. On s’est rencontré une deuxième fois plusieurs jours plus tard, en janvier 1947, chez Vicki, une amie de Jack… Après quoi, comme il est raconté dans On the Road, on s’est élancé dans les rues “comme des clochedingues” avec Jack qui traînait derrière nous deux. Pour finir, tous les bars étaient fermés. Nous ne savions plus où aller. Neal vivait à Spanish Harlem, où l’attendait LuAnne, Kerouac chez sa mère à Ozone Park, et moi je logeais dans un dortoir. Il était trop tard pour rentrer. Si bien que nous sommes tous allés passer la nuit chez un ami. Neal et moi, nous avons dû partager un lit. Je tremblais, il l’a senti et, plein de compréhension, il m’a entouré de ses bras. C’est ainsi que nous avons fait l’amour. Je ne m’y attendais pas, parce que je le trouvais très macho, très masculin. Je n’imaginais pas du tout cette sorte de tendresse.

J.-F. D. – Neal Cassady était bisexuel?

A. G. – Non, je ne dirais pas cela. Le mot “bisexuel”, c’est comme le mot “beat”, un cliché.

J.-F. D. – Vous diriez plutôt qu’il était hétérosexuel?

A. G. – Oui, essentiellement. Very strongly, très fortement. Cassady a eu des rapports sexuels avec des centaines de femmes, et fortuitement avec un homme. Je crois que je suis l’un des rares avec lesquels il ait couché. Et en tous les cas, le seul avec lequel il a eu une longue relation. Intermittente, certes, mais qui a quand même duré vingt ans, jusque peu avant sa mort en 1968.

J.-F. D. – Vous-même, avez-vous su très tôt que vous étiez homosexuel?

A. G. – Yeah. Enfin, je n’avais pas de nom pour cela avant d’avoir douze ans, et de lire Krafft-Ebing.

J.-F. D. – C’était plutôt jeune pour lire Krafft-Ebing… A. G. – J’avais un oncle docteur.

J.-F. D. – Vous n’avez jamais fait l’amour avec une femme?

A. G. – Oh si, très souvent. Entre mes vingt et mes trente ans, j’ai eu beaucoup de petites amies, et parfois la même pendant une longue période.

J.-F. D. – Où est la différence?

A. G. – Il serait bien trop long de répondre à cette question (rires). C’est une affaire de préférence dans les sentiments. Je ne crois pas que ce soit un choix. J’aurais pu me forcer à épouser une femme -mais je ne pense pas que cela l’aurait rendue très heureuse. Mon coeur n’aurait pas vraiment été là.

J.-F. D. – Dans l’un de vos poèmes, Improvisation in Beijing, vous écrivez que vos gènes…

A. G. – … et mes chromosomes tombent amoureux de jeunes hommes, pas de jeunes femmes, yeah.

J.-F. D. – Ce serait génétique?

A. G. – Je pense que c’est très mêlé. L’idée qu’il existe une cause unique est simpliste, c’est encore de l’ordre du stéréotype facile. C’est probablement une affaire très complexe de conditionnement, de gènes et Dieu sait quoi.

* C’est aujourd’hui chose faite. The Sea is My Brother. The Lost Novel Londres, Penguin Classics, 2011

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