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Mille deux cents marches. Supposément. Mais qui les a compté...

Publié le 01 juin 2012 par Fabrice @poirpom
Mille deux cents marches. Supposément. Mais qui les a compté...

Mille deux cents marches. Supposément. Mais qui les a compté vraiment?

Sans penser à celles et ceux qui, il y a un bon mille deux cents ans, les ont posé. Une par une. Des putains de caillasses. Du lit de la rivière à une première terrasse, haut perchée.

Des pierres du genre, taillées dans la roche de la Sierra Nevada, il y a en des milliers, des millions. Des marches, des allées, des terrasses. Construites à une époque où ni chevaux ni mules n’existaient sur ce continent. Les Espagnols les importeront sept cents ans plus tard. Alors tout ce qui a été déplacé dans cette putain de jungle pour bricoler cette connasse de Cité perchée à mille deux cents mètres d’altitude l’a été à mains nues.

Ouais. Des mecs sont sans doute morts.

Résultat: depuis le IXe siècle, époque de sa construction, cette sympathique bourgade en pierres, planquée dans la montagne, sert de spot pour concentrations de chamanes.

Aujourd’hui, concrètement, ce sont des cailloux et de l’herbe. Depuis le XVIIe siècle, époque à laquelle les indigènes l’ont déserté pour cause de maladies importées d’Europe, la Ciudad s’est progressivement faite repeindre par la jungle. Les huttes ont disparu. La mousse est tartinée partout.

La Ciudad se pierde en la selva.

Presque quatre cents ans plus tard, en 1973, des pilleurs découvrent la première des mille deux cents marches qui y mènent. Deux litres de sueur plus tard, ils arrivent en haut. Et se mettent à tout dézinguer. À coups de pelles et de pioches. Pendant deux ans, ils embarquent tout ce qu’ils peuvent. L’or, ils se le mettent dans les poches. Tout le reste, vaisselle en terre cuite vieille de quatre cents ou plus et autres bricoles, ils le vendent sur le marché de Santa Marta, la ville la plus proche, pour une paille. De quoi s’acheter des bières.

Au bout de deux ans, en 1975, une blague de One Man Show. L’un des pilleurs a un relent de mauvaise conscience. Comme un rot un lendemain de cuite mais dans la tête. Le mec lâche sa pioche, descend de la montagne, arrive à Santa Marta, se refait la raie au milieu dans ses cheveux suintants de sueur et rentre dans le commissariat. Là, il patiente. Un autochtone s’est fait piquer la paille dans son coca. Puis il crache le morceau à Pinot simple flic.

Ça fait deux ans qu’on se gave, là-haut.

Ni une ni deux, les autorités envoient des intellos et des militaires. Les seconds pour dégager les pilleurs et éviter qu’ils reviennent. Les premiers pour faire l’état des lieux.

Deux ans de ravage par les pilleurs. Voilà le constat.

Les intellos, aussi appelés archéologues et anthropologues, vont passer six années à… reconstruire. Tellement les mecs ont foutu la merde. Tellement ils ont tout déglingué. Pour que ces intellos puissent faire leur travail (creuser, fouiller et trouver des merveilles), ils vont d’abord devoir tout remettre en état.

Le site ne deviendra touristique que courant années 80. Sous la surveillance des militaires dans un campement basé en surplomb. Les jeunes recrues y sont envoyés pour cinq mois. Militaires âgés de vingt ans à peine à qui il est possible d’acheter un bandeau aux couleurs de l’armée de Colombie pour pas cher. Les Néo-zélandais, les Allemands, le Polonais qui pète de nouveau le feu et un Irlandais qui cherche à se faire des copains mâles repartiront chacun avec un bandana camouflage orné d’un logo brodé.

Recuerdo de la Ciudad Perdida

Malgré le tourisme et les militaires, les peuples de la Sierra Nevada continuent à s’en servir pour les réunions de chamanes. Pour ce faire: ils avertissent leurs Gobernadores, ceux d’entre eux qui se sont civilisés. Ceux-ci préviennent les autorités. Qui avertissent à leur tour agences qui exploitent le site touristiquement et armée.

Tout le monde dégage du *tant au tant cause nouba de chamanes.*

Le jour J, personne n’est sur site. Les chamanes font leur vie. Célébrations, transes, dîners à la bougie.

Leur vie.

Ces derniers jours, dans le pois chiche qui tourne en rond dans la caboche (maltraité par la rando), une inception a eu lieu. Une idée, qui n’existait pas, a germé.

Personne n’a rien à faire ici.

Ni Allemands, ni Néo-zélandais, ni Irlandais, ni Polonais, ni Français. Ni même Colombiens. Encore moins les autorités ou l’armée.

L’expérience est tonitruante. Le trajet jusqu’à l’endroit défonce.

Variété de la faune et de ses parfums. Des odeurs de fruit, d’herbes aromatiques. Des variantes d’odeur de chlorophylle et de verdure à s’en brûler les poumons. Parfois seulement l’odeur de la terre gorgée d’eau. Ou l’odeur de la pierre trempée, au bord d’un fleuve.

Les rayons du soleil perçant les feuillages haut perchés qui font plisser les yeux. Les perles de sueur du front qui viennent s’agripper aux cils avant de s’effondrer sur le sol. Tâche sombre sur terre sèche.

Ce corps en sueur voyage un peu hors de sa zone de confort. Malgré l’effort et la douleur, le trajet aller se fait avec entrain. L’énergie consommée est celle normalement disponible. Chacun, selon son âge, ses capacités, son expérience, avance. Cherche son rythme. Le trouve et s’y tient. Puis il y a l’ascension, le jour J, coriace. Impressionnante, surtout. Et la lente déambulation dans la Ciudad. Alors le retour s’amorce. Et chacun sent que son corps a des réserves. Que celles-ci sont utilisées dorénavant. Les pas sont plus incertains. Les gouttes de sueur sont plus grosses. Un certain agacement se manifeste parfois à la suite d’une remarque sans intérêt.

En conclusion de l’expérience, il est souvent question de trouver une image persistante.

Le bruit constant du fleuve, le soir dans les campements.

Les chats qui traînent autour des tables au moment du dîner.

Les cordes à linge qui plient sous le poids des fringues puantes et trempées en fin de journée.

Des terrasses d’herbe cerclées de pierres érigées au milieu de la jungle.

Mille deux cents marches irrégulières qui taillent une voie en pleine jungle.

Un joyeux anniversaire chanté à l’Américain, baragouiné en espagnol, par un groupe qui parle jusqu’à quatre langues. Ce mec, prof d’anglais à Medellín, parle espagnol comme une savate. Son rêve: célébrer au moins un anniversaire sur chaque continent. Lui reste l’Afrique et l’Antarctique. Le continent américain, déjà fait, bien sûr. Mais rougir au pied de la Ciudad Perdida en entendant la chansonnette de rigueur maltraitée vaut son petit pesant de cacahuètes.

Un dernier repas au village, à la fin de la rando, avec bière fraîche savoureuse et savourée, poisson frit, et même un gâteau et deux bouteilles de vin pétillant payés par K-Macho (le guide) et ses potes pour célébrer dignement l’anniversaire du Ricain. Comme un dernier relent d’humanité - un truc simple et généreux.

Le bruit des respirations fortes sur le chemin du retour.

Conclusion de l’expérience, donc. Et chacun cherche une carte postale mentale.

Pourtant. Pourtant. Ce lieu et celles et ceux qui s’en servent mériteraient amplement qu’on leur foute la paix. Genre royale. Éternelle.

Si certains yeux peuvent sans doute percevoir la beauté d’une telle Ciudad, très peu en perçoivent la valeur. Personne, en fait. À l’exception de celles et ceux qui s’en servent. Valeur tellement éloignée de tous les codes de celles et ceux qui en admirent ladite beauté aujourd’hui.

Allez. Tout le monde dégage. Une cochonnerie de plus que l’UNESCO n’estampillera pas de son label rouge. Pas bien grave.

Puis retour au point de départ. En un jour et demi de marche. Des heures dans la pampa, sous le cagnard, les pieds dans la terre qui sèche après la grosse pluie des derniers jours. K-pu et Gomar tapent l’hallu sur des arbres gigantesques, des bambous immenses ou un cadavre de scarabée dépouillé par une meute de fourmis. Le soir, fin de la première étape, à l’heure du dîner, K-pu régale des bières que le tenancier du camp lui sort d’une glacière. Guère fraîche, amère, mais savoureuse. Il s’agit de trinquer. La fraîche sera sifflée le lendemain, au village.

On l’a fait.

Fait. Voir une beauté qui mériterait de se perdre à nouveau.


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