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Détroit n’est pas une silencieuse ville sauvage. [La critique, par Aaron Handelsman]

Publié le 01 juin 2012 par Heilios

Nous sortons d’une élection, les Etats-Unis commencent la campagne. De chaque côté de l’Atlantique, la peur du déclassement et de la faillite ont été exploités par les candidats. En France, les exemples de la Grèce et l’Espagne ont été agités comme des épouvantails. Outre Atlantique, la ville de Détroit symbolise la décrépitude qui pourrait survenir à l’échelle nationale si la crise économique se poursuit.

Passée de 951 270 habitants en 2000 à 713 777 en 2010, la Motown a connu en dix ans une chute spectaculaire de sa population avec la crise économique qui a particulièrement touché l’industrie automobile. Pourtant, la capitale du Michigan était dans la première moitié du XXe siècle le symbole du dynamisme des États-Unis. Quatrième ville du pays dans les années 30, près de 1 500 000 habitants la peuplaient et elle était citée comme un exemple de modernité au même titre que Paris ou Londres.

Aujourd’hui, Detroit fait régulièrement la chronique aux Etats-Unis par son taux de criminalité record, son chômage de masse (près de 50% de la population) et par l’état de ruine de certains de ses bâtiments les plus emblématiques. C’est dans ce paysage urbain que le réalisateur français Laurent Tillon a décidé de tourner un documentaire sur cette ville emblématique de la démesure américaine. Souvenez-vous :

Aaron Handelsman connait particulièrement le sujet. Il est l’auteur d’une brillante thèse sur l’agriculture urbaine dans la ville de Détroit. Son travail ethnographique l’a conduit à étudier les relations entre les acteurs pour qui la destruction d’une partie de la ville et sa reconversion en terres agricoles est une chance pour Détroit. Si vous êtes curieux, allez lire son article publié dans le Huffpost Detroit. Aaron a aimablement accepté de nous donner ses impressions sur le documentaire du réalisateur français.

La critique, par Aaron Handelsman

[La traduction en français suit chaque paragraphe]  

The job of a documentary should be to probe deeply into its subject and unveil that which would otherwise go unseen. It can’t do that successfully without bothering with inconvenient details, paradoxes, and a heavy dose of context. So can a film really be called a “documentary” when its angle is externally imposed upon rather than deeply informed by its subject ? Detroit Ville Sauvage, a film by French director Florent Tillon, wants to be a documentary about Detroit but seems to be more of an extended snapshot: a piece about industrial capitalism’s failure to live up to its promise that is ultimately misleading for presenting itself as a documentary while excluding so much from its tightly cropped frame.

Le travail d’un documentaire doit explorer en profondeur un sujet et dévoiler ce que nous n’aurions pas vu autrement. Il peut le réussir sans pour autant s’encombrer de détails et de paradoxes et nous fournir une forte dose de contexte. Est-ce qu’un film peut vraiment être appelé un « documentaire » si son angle est imposé de l’extérieur plutôt que d’être renseigné par son sujet lui-même ? « Détroit ville sauvage », un film du réalisateur français Florent Tillon se veut un documentaire à propos de Détroit mais semble plus être une prise de vue mal cadrée : une oeuvre sur l’échec du capitalisme industriel de tenir sa promesse plutôt qu’un documentaire argumenté.

Can a film really be called a “documentary” when its angle is externally imposed upon rather than deeply informed by its subject ?

The bulk of the film is comprised of lingering shots of collapsing buildings long estranged from productivity, empty streets with tumbleweed shopping bags, references to Charlie Chaplin’s Modern Times, and random-seeming monologues about Detroit presented by unidentified speakers, most of whom are white. Meanwhile, Larry Mongo, owner of a popular hipster bar and one of the only African American speakers in the film, ecstatically and unironically refers to the young white people living in majority-Black Detroit today as being “like the French pioneers” who have come back to revolutionize and reinvent.

Le gros du film est composé de prises de vues prolongées d’immeubles effondrés après une trop longue séparation de la productivité, de rues vides jonchées de sacs virvoltants sur le sol, une allusion aux « Temps Modernes » de Charlie Chaplin, et de monologues hasardeux sur Détroit présentés par des personnes non identifiées, pour la plupart blanches. Pendant ce temps, Larry Mongo, qui possède un bar populaire chez les « hipsters » et un des seuls Afro-Américains qui s’exprime dans le film, compare les jeunes blancs qui vivent aujourd’hui dans le « Détroit à majorité noire » aux « pionniers français » qui reviendraient pour révolutionner et réinventer la ville.

This bizarre lack of representation and basic understanding of Detroit history might be acceptable for a movie about how Ford’s assembly line changed the world by turning men into consumerist machines if Detroit only featured as one of several case studies. But the film is called « Detroit Ville Sauvage », not « Le Village Sauvage du Capitalisme Mondialisé » and it contents itself with using the city like a voiceless prop for point-making while simultaneously billing it as the star. The title creates the expectation that a character study will ensue, but what is revealed is a mostly shallow but at times compelling profile showcasing the lower half of Detroit’s left cheek. As such, Detroit Ville Sauvage simultaneously fails to be as effective as it might be in communicating its political message while perpetuating an oppressive and incomplete view of a city that already suffers from a surplus of clueless commentators and hit-and-run voyeurs.

Cet étrange manque de représentation et de compréhension basique de l’histoire de Détroit serait acceptable pour un film qui expliquerait comment la ligne d’assemblage de Ford a changé le monde en faisant de chacun de nous des machines consuméristes et si Détroit figurait comme l’un des cas d’études. Or, le film est intitulé « Détroit Ville Sauvage », et non « Le Village Sauvage du Capitalisme Mondialisé » et se contente d’utiliser la ville comme le soutien d’une argumentation sans pour autant la faire figurer au générique. Le titre nous fait espérer qu’une étude approfondie des personnages va suivre, mais se révèle être un portrait plutôt creux d’une partie de la ville. En tant que tel, « Détroit Ville Sauvage » faillit à communiquer un message politique tout en perpétuant la vision oppressive et incomplète d’une ville qui souffre déjà d’un trop plein de commentateurs mal informés et de journalistes voyeurs à la sauvette.

But the film is called ‘Detroit Ville Sauvage’, not ‘Le Village Sauvage du Capitalisme Mondialisé’

The monotonous narrative of Detroit as a once-chromatic, powerful industrial city that has fallen into ruinous gray decay and abandon has been told so many times over the past several years that one might conclude it’s part of a long-term, international marketing campaign. The product being sold, however, is as-yet unidentified, and may just be the story itself. Whatever it is, it’s cheap, without obvious function or use, and clearly not made here. Don’t buy it.

 La narration monotone de Détroit comme une ville industrielle représentée autrefois en couleur qui, par la suite, est tombée dans le délabrement et l’abandon a été racontée tellement de fois dans les dernières années qu’on pourrait presque croire que cela fait partie d’une campagne internationale de marketing de longue durée. Le produit qu’on vous vend est tout aussi non identifié et pourrait juste être l’histoire elle-même. Peu importe ce que c’est, c’est de mauvaise qualité, sans réel intérêt et ça ne vient pas d’ici. Ne l’achetez pas.

Détroit n’est pas une silencieuse ville sauvage. [La critique, par Aaron Handelsman]

"Joe Louis' fist", symbole de la force de la ville de Détroit et ses habitants. Source : Flickr (Par ktpupp)

The simple fact is that Detroit probably can’t be sufficiently explained or explored in a single, detached, feature-length documentary. This is not to say that movies about a certain aspect of Detroit shouldn’t be made, but there’s a crucial difference between an issue-based documentary and a place-based documentary. To confuse the former with the latter is to guarantee that the end product will be incomplete at best and offensive and harmful at worst. Case in point: while Detroit’s troubles and bureaucratic malfunction make it ripe for those with a certain degree of under-the-rader innovation and do-it-yourself ethic, Detroit itself is not a “blank canvas” as the director has written and as some of of the white commentators in the film proclaim, thus rendering the comparison of them to the early French and British pioneers disturbingly apt. Hardly blank, Detroit is an ever-changing organism defined by its genetic material—i.e. its physical layout and the 713,777 walking and talking human parts that keep it alive—and its sprawling and complex history which is always imbuing itself in the present.

Le fait est que Détroit ne peut être suffisamment expliquée ou explorée dans un seul documentaire long-métrage. Cela ne veut absolument pas dire qu’on ne doit pas faire de films à propos d’un aspect particulier de Détroit, mais qu’il y a une différence cruciale entre un documentaire qui traite d’un sujet et un documentaire qu’un tel traite d’un tel lieu. Confondre le premier avec le second est la garantie que le produit sera au moins incomplet, injurieux au mieux, et nocif au pire. Un bon exemple : alors que les problèmes de Detroit et les mal-fonctions de la bureaucratie en font le lieu idéal pour les petites innovations et l’éthique du « do it yourself », Detroit n’est pas une « toile blanche » comme le producteur l’a écrit ainsi que certains commentateurs blancs dans le film, ce qui rend la comparaison avec les pionniers Français et Britanniques dérangeante. Pas vraiment vide, Détroit est un organisme en perpétuel changement défini par son matériel génétique, c’est à dire un territoire et 713 777 humains actifs qui la maintiennent en vie, et une histoire complexe, tentaculaire qui imprègne toujours le présent.

Detroit itself is not a “blank canvas”

Any attempt to accurately express the present reality in Detroit must concern itself with the city’s people and history, both of which are heavily influenced by racial tension, oppression, migration, capitalist and industrial expansion and collapse, greed, corruption, innovation, Rock ‘n’ Roll, Motown, and a general aura of scrappiness and determination. But Tillon’s film denies the viewer a glimpse of most of these, or a chance to hear the words of a diverse set of long-term residents telling their own stories of their city. Instead we are given a majority-white cast who wax abstract, futurist-academic or earnest-but-oblivious romantic about Detroit. One young filmmaker’s thoughts frame the first major section of the film. He describes exploring decaying bits of Detroit as  “Like going for a walk in the forest or the woods. It’s very calm and quiet and you can kind of forget about the worries of the world and work and everything.” You can only do that if you’re willing to become completely oblivious to the history screaming all around you, to detach from the strewn bricks the imprint of the human hands who once laid them, and the forces that tore them apart.

Toute tentative d’exprimer de manière juste la réalité actuelle de Détroit doit se confronter à l’histoire et à la population de la ville, qui ont été influencées toutes deux par les tensions raciales, l’oppression, la migration, l’expansion et la chute du capitalisme industriel, l’avidité, la corruption, l’innovation, le Rock’n roll, la Motown et une atmosphère générale de « fighting spirit » et de détermination. Mais le film de Tillon empêche le spectateur de voir même un aperçu de tout ça, ou une occasion d’écouter les points de vue d’une diversité de résidents de longue durée qui raconteraient leurs propres récits de leur ville. A la place, les acteurs à majorité blanche de ce film nous délivrent une histoire sentimentale abstraite, futuriste-académique et sérieusement insouciante sur Détroit. Une réflexion du réalisateur donne le ton de la première partie du film. Il décrit la visite des parties délabrées de Détroit comme « une marche dans la forêt ou dans les bois. C’est très calme et tranquille et vous pouvez presque oublier les soucis du monde, du travail et toutes ces choses ». Vous pouvez à condition que vous souhaitiez être inconscient de toute l’histoire qui hurle autour de vous, de détacher l’empreinte des mains humaines qui les ont autrefois assemblées des briques qui jonchent le sol, et les forces qui les ont séparées. 

Detroit Ville Sauvage’s unwillingness to grapple with the messy issues in whose tangles lay the keys to Detroit’s significance does a disservice to the city and to the documentary genre. The distillation of complex history into a syrupy story about economic collapse and deserted ruins obscures an even more crucial legacy of government-sponsored racism and oppression, which continues to haunt and help explain why the city is the way it is today. It also fails to answer the question, “Why does Detroit still matter?”

En refusant d’appréhender les problèmes complexes de Détroit, Detroit Ville Sauvage rend un mauvais service à la ville et au genre du documentaire. En édulcorant son histoire complexe dans un récit sur le déclin économique et de ruines désertées, il met le voile sur l’héritage cruciale du racisme et de l’oppression soutenus par l’Etat, qui continue d’hanter la ville d’aujourd’hui et aide à expliquer son état actuel. Il échoue aussi à répondre à la question « Pourquoi Detroit compte encore ? « 

So, why does Detroit Still Matter ?

That Detroit is in many ways desolate is not news. Getting to the core of why it is the way it is and why it matters is far more interesting and useful. And it is the way it is, in painfully oversimplified terms, because since the first settlers appropriated this land, white America has subscribed to a win-lose social and economic system favoring the powerful and defining success and progress in terms of material assets and revenue generated. What is exciting about Detroit is that it provides insight into the inevitable results of a socioeconomic framework built around inequality, expediency, needless production, consumerism, and an inadequate appreciation of more fundamental human requirements such as social connection, a sense of individual purpose, and health. As the global economy shudders, more people each day are beginning to realize these truths and reassess their values. In Detroit, the need to do so has been clear for a long time. And as anyone connected to people who were around in 1913 will tell you, we have a tradition of paradigm shifts here.

Que Détroit soit dans un état de désolation par bien des aspects n’est pas une nouvelle. Essayer de comprendre pourquoi elle est dans cet état et pourquoi c’est important est bien plus intéressant et utile. Pour résumer de manière grossière, Detroit est comme ça car, depuis que les premiers colons se sont appropriés cette terre, l’Amérique blanche a souscrit à un système économique et social gagnant-perdant qui favorise les puissants et définit le succès et le progrès en terme de propriété matérielle et de revenu générés. Ce qui est fascinant avec Détroit est que la ville propose des clés de compréhension sur les résultats inévitables du système économique sur lequel elle a été construite : inégalité sociale, opportunisme,  production sans besoin, consumérisme et une appréciation inadéquate des besoins fondamentaux de l’être humain comme les relations sociales, le sens de son existence individuelle et la santé. Alors que l’économie mondiale frissonne, de plus en plus de monde réalise chaque jour ces vérités et reconsidère ses valeurs. A Detroit, ce besoin est dans les têtes depuis bien longtemps. Et n’importe qui connaissant des personnes présentes ici aux alentours de 1913 [en référence aux débuts du fordisme] vous dira que nous avons une tradition de changement de paradigme ici.

So, why does Detroit still matter ? By having been ravaged and forced to continually reinvent itself over the past four decades, Detroit may well provide the first example of a modern, post-industrial city where the false promise of unrestrained consumption and production (not to mention racism, again) at the expense of community and human dignity is carefully unearthed, painfully examined, and finally replaced with a more humanistic foundation. It will be a long and slow shift, but the process has decades-old roots in the form of Grace Lee Boggs, Linda Campbell, Shea Howell, Malik Yakini, and other community activists and advocates for social justice who continue to inspire stakeholders, create organizations, and challenge thoughtlessly perpetuated narratives that portray Detroit as a an unhappy poster child of spiritual decay and abject helplessness. Had he ventured into the neighborhoods and community centers to talk to long-time residents, Tillon might have come out with a more nuanced vision of Detroit. But you can’t win them all in the savage city.

Alors pourquoi Détroit compte encore ? Après avoir été ravagée et forcée à se réinventer de manière continue au cours des dernières décennies, Detroit pourrait bien devenir le premier exemple de ville post-industrielle moderne où les fausse promesses de consommation et de production sans limites au dépens de la dignité humaine et du sens de communauté ont été examinées minutieusement, et finalement remplacées par des fondations plus humanistes. Ce sera un changement long et lent, mais la démarche est enracinée dans l’action de community activists  comme Grace Lee Boggs, Linda Campbell, Shea Howell, Malik Yakini qui continuent d’inspirer les parties prenantes, créer des organisations et remettre en cause sans vraiment y penser le portrait de Détroit comme un enfant de la décadence spirituelle et de l’impuissance. S’il avait pris la peine d’entrer dans les quartiers et les community centers, Tillon aurait eu une vision plus nuancée de Detroit. Mais on ne peut pas tout avoir dans la ville sauvage.      

Synthèse

Aaron Handelsman est en quelque sorte un témoin du désarroi des habitants de Détroit de n’être plus que le décor de reportages sur une ville qui tombe en ruine ou sombre dans la drogue et la violence. Près de 750 000 personnes vivent encore dans cette ville, le documentaire de Tillon leur donne la parole mais les présente systématiquement seuls, tels des rescapés d’un apocalypse urbain. Aaron est l’un d’entre d’eux, il a décidé de rester dans cette ville après ses études et de participer à la vie locale. Sa critique du documentaire « Detroit ville sauvage » dénonce ceux qui veulent résumer Détroit à une forêt vierge urbaine. Pour lui, Détroit illustre les échecs de la politique sociale et économique des Etats-Unis, mais la ville pourrait proposer les clés de la renaissance du modèle américain.

Alors, êtes-vous certain M. Tillon que Détroit n’est autre qu’une ville silencieuse et sauvage ?

Mots-clés : Aaron Handelsman, crise, Critique, décroissance, Détroit, Do It Yourself, Documentaire, Etats-Unis, Intelligence de la débrouillardise, Laurent Tillon, Michigan, Ville Sauvage

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