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Du danger de la virtuosité technologique (Panorama 14 au Fresnoy)

Publié le 03 juin 2012 par Marc Lenot

Le danger avec la technologie c’est qu’on en tombe facilement amoureux : c’est un péril que (comme l’an dernier, d’ailleurs) certains des artistes de l’exposition de fin d’année du Fresnoy (jusqu’au 22 juillet) ont eu du mal à conjurer, entre prouesses sonores, visuelles et informatiques éblouissantes mais où on cherche vainement du sens au-delà de la virtuosité technique stérile, jeux vidéos de tir, dispositifs en boucle, propos politiques simplistes dans un dispositif tout aussi simpliste, jeux entre forme réelle et forme virtuelle, et (même si on s’y amuse beaucoup) gadget du petit bateau de pêche qu’on fracasse contre un mur de (vraies) bouteilles de champagne. Alors, critique,

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Anaïs Boudot, Mirrors float us

on élimine beaucoup pour se concentrer sur deux types de propositions, celles à l’élégance simple et épurée, et celles où la technologie n’est pas un but en soi, mais un soutien du discours.

Dans la première catégorie, épurée, les deux photographies stéréoscopiques d’Anaïs Boudot (Mirrors float us) participent d'une remarquable économie de moyens :  images doubles que, placé au point adéquat, on voit vibrer, scintiller, se dédoubler. Suis-je atteint d’un trouble optique, ou l’artiste a-t-elle su, une nouvelle fois, recourir à des techniques oubliées pour instiller le doute, le trouble ?

Du danger de la virtuosité technologique (Panorama 14 au Fresnoy)

Theodora Barat, Dead End

Une des pièces les plus impressionnantes au milieu de la débauche d’effets qui a envahi le hall d'exposition est une sculpture de Theodora Barat, Dead End, à côté de laquelle on peut aisément passer sans la voir : une tour tordue de quelques tubulures, entre Tatline et friche industrielle, éclairée par des coups de projecteurs qui semblent aléatoires, mirador, phare de voiture, lueur de fer à souder et petits feux rouges de signalement aérien : va-t-on vers le ciel ou vers la mine, rampe de lancement ou chevalement ? Est-on pourchassé par un projecteur ‘poursuite’ ou éclairé par un phare qui nous éviterait les écueils ? On reste en alerte.

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Renaud Duval, Clipon archives, Leffrinckouke

Si le travail de Renaud Duval (Clipon archives) semble a priori plus classiquement photographique, il rebondit entre des médiums distincts : négatifs d’archives dont on ne verra que l’enveloppe, vidéo plan fixe de 5h45, poème sonore, et photographies, pour témoigner d’un paysage en déshérence, ruines dans les dunes près de Dunkerque, où sable et végétation l’emportent sur le béton. Parmi ces signes d’histoire, celui ci-contre, dont on ne peut saisir l’échelle, semble être une archéologie éternelle de la destruction, mésopotamienne, romaine, médiévale ou industrielle.

Autre œuvre dépouillée, la dérive de la Padovane Anna Marziano dans les rues de Roubaix (Variations ordinaires), demandant aux passants quels mots ont changé leur vie : des images de gouttes d’eau lumineuses que, pour ouïr les réponses des passants, les spectateurs doivent occulter de leur corps.

A l’autre extrémité du spectre, la sculpture lumineuse de l’artiste invité canadien David Rokeby (Hand-held) permet d’expérimenter une densité et une profondeur des images tout à fait étonnantes. Les images (de mains et d’objets qu’elles tiennent) n’apparaissent que sur les mains des spectateurs entrant dans le champ (ou les feuilles de papier qu’ils tiennent à la main), images mouvantes dont les séquences changent selon notre place et notre hauteur, recueil inépuisable qu’on explore en se mettant à danser, mais qu’on ne peut épuiser, qui ne se livre jamais entièrement.

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Maya Da-Rin, Horizon des évènements

Pas d’interaction avec le spectateur dans l’installation de la Brésilienne Maya Da-Rin, Horizon des événements, mais un dispositif complexe où les coordonnées GPS de l’artiste qui erre dans Marseille au gré de ses pas, et des sons qu’elle capte, sont transmises à une caméra automatique qui s’efforce de suivre ces coordonnées et donc de la fixer au centre de l’image malgré les obstacles visuels qui s’interposent : au-delà de la technologie, j’y ai senti la terreur de la chasse, de la victime du drone, de l’assassinat ciblé (comme par exemple chez Miki Kratsman).

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Dorothée Smith, Cellulairement, Corps Visiteur (haunting)

L’installation de Dorothée Smith, Cellulairement, introduit plus qu’une complicité entre spectateur et artiste, une symbiose, une fusion des corps : j’entre dans l’espace, une caméra thermique mesure et projette sur moi une image thermographique de mon corps, zones torrides et zones plus froides, dont le fichier est conservé (et pourrait servir à m’identifier biométriquement). Dorothée Smith, sur qui a été implanté un récepteur RFID, perçoit aussitôt, où qu’elle soit, à l’aide de résistances réparties sur tout son corps, les sensations de chaleur et de froid correspondant à mon image, son corps a les mêmes sensations que le mien, mes émois s’imposent aux siens, et mes frissons aussi, nous ne sommes plus qu’un seul corps, une seule intimité, mon fantôme la possède,

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Dorothée Smith, Cellulairement, Corps Artiste (Haunted)

ou peut-être, ainsi incarné, deviens-je un enfant qu’elle porterait et qui tressaillerait en elle. Au-delà de la réflexion biotechnologique qui la sous-tend, c’est, à mes yeux, une installation d’un érotisme étrange et dérangeant.

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Aurélien Vernhes-Lermusiaux, L'Empire

Aurélien Vernhes-Lermusiaux nous fait entrer dans un paysage urbain désolé, une île minière au large de Nagasaki, dont les habitants furent expulsés il y a 40 ans du jour au lendemain (L’Empire) ; le temps et les typhons ont depuis fait œuvre de destruction. Quand un spectateur entre dans le dispositif et que son ombre (la mienne, ci-dessus, sur le pilier) se projette sur la vidéo des ruines, l’espace ainsi détouré devient aussitôt réparé, reconstruit, les vitres n’y sont plus brisées, le béton n’est plus fendu, les portes reviennent dans leurs gonds, on retourne quarante ans plus tôt, notre ombre guérit, répare, reconstruit (elle ressuscite même, quelques habitants apparaissent à l’image, mais c’est moins convaincant). Tout autant qu’à l’ombre du corps détruit par les radiations atomiques, qui a inspiré l’artiste, j’ai pensé au Saint Pierre de Masaccio, dont, dans la chapelle Brancacci à Florence, l’ombre guérit les mendiants invalides qui attendent sa venue.

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Hicham Berrada, Natural Process Activation 3 Bloom

Enfin, pour échapper un peu au binôme que je définissais plus haut, deux pièces inclassables mais fort belles, un film du Marocain Hicham Berrada, Natural Process Activation #3 Bloom, expérimentation poétique sur les pissenlits (je n’ai pas pu voir tous les films, hélas) et une installation de la Bélarusse Snejana Barteneva, Un élément : un corps quasi androgyne, nu excepté un périzonium, gît, mort sans doute, gisant de marbre ou Christ au tombeau de Holbein. Une pluie, qu’on pourrait croire d’or ou d’eau, mais qui, un bac l’atteste devant l’écran, est de sable, tombe sans relâche sur ce

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Snejana Barteneva, Un élément

corps, comme un gage d’éternité l’ensevelissant dans la lumière. Même si l’influence de Bill Viola est un peu trop visible, une émotion naît, un trouble, presque une extase indéfinissable.

Photos Barat, Da-Rin et Berrada, courtoisie du Fresnoy. Photos Dorothée Smith courtoisie de l'artiste. Photos Boudot, Duval, Vernhes et Barteneva, de l'auteur.

Voyage à l'invitation du Fresnoy.


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