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Une crise qui n'est pas financière - contre Myret Zaki, Lordon, Généreux et alii

Publié le 10 juin 2012 par Edgar @edgarpoe

Au risque de paraître ravi d'occuper une position totalement isolée, je vois mal en quoi la crise actuelle serait une crise financière.

Les avis ne manquent pas pour condamner la finance, l'ennemi personnel de François Hollande.

Ainsi de Myret Zaki, dont plusieurs personnes m'ont signalé une conférence où elle fait peser la responsabilité de la crise sur la finance anglo-saxonne, accusée de vouloir saboter la gentille Europe.

Pour écarter cette explication, j'ai essayé de décrire ci-dessous la façon dont je m'explique la crise.

1. Une volonté d'enrichissement sans limite de la part d'une classe mondiale

Une élite mondiale s'est constituée, bien décrite par Zygmunt Bauman. Elle voit toute règle nationale comme un obstacle à son épanouissement. Elle oublie que les règles nationales ont permis le plus souvent la lente accumulation de richesse que l'élite s'applique à piller par de rapides raids successifs.

Bauman : "N'oublions pas, enfin, l'avantage exceptionnel dont bénéficie l'élite mondiale quand elle a affaire aux gardiens de l'ordre : les ordres en question sont locaux, alors que l'élite et ses lois, les lois du marché, sont translocales. Si les gardiens de l'ordre local se montrent trop pressants et désagréables, il reste la possibilité de faire appel aux lois globales pour changer les concepts locaux et les régles locales. Et, bien sûr, si les choses deviennent embarassantes à l'échelon local, il est toujours possible de décamper ; être "globale" pour l'élite, c'est être mobile, et la mobilité, c'est la possibilité de s'échapper, de s'évader. On trouve toujours des endroits où les gardiens de l'ordre sont désireux et même heureux de détourner les yeux en cas de conflit".

2. Le coeur de l'élite mondiale est aux Etats-Unis

Depuis la deuxième guerre mondiale, et même si ce leadership leur est contesté, les Etats-Unis organisent le monde. La mondialisation est le nom du projet qui doit leur permettre d'accéder à l'ensemble des ressources de la planète.

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3. Le programme mondialisation n'est pas idiot

Pas de complotisme. Les Etats-Unis ne sont pas des vampires étanchant une soif de sang. Ils sont prêts à "organiser le monde", c'est à dire à en partager les richesses après avoir prélevé leur part - et à condition que leur capacité à régler les problèmes ultimement par la force, si nécessaire, ne soit jamais contestée. Ils ne sont pas prêts en revanche à participer à une mondialisation égalitaire. Cf. une citation de Slavoj Zizek dans Que veut l'Europe, sur l'opposition entre un universalisme français et ce qu'il appelle le globalisme américain.

4. le programme mondialisation est mené trop vite

L'idée d'un monde uni par un ensemble de règles organisé et universel n'est pas un repoussoir, c'est une grande idée. C'est cependant une idée qui demande à être acceptée par ceux à qui elle doit s'appliquer.

On trouve un exemple parmi des centaines de l'hubris américaine à travers un article récent - et quelque peu surréaliste - du Peterson Institute. L'auteur y explique que la crise de l'euro est un instrument destiné à édifier un état européen plus fort.

Il faut lire l'article entier, mais l'auteur s'exclame, pour justifier les prochains abandons de souveraineté qui vont nous être imposés : "les cheerokees et les tibétains ont-il jamais eu droit à référendum ?".

De la même façon, dans le domaine économique et social, les USA font table rase de ce qui existe en dehors de chez eux, quand ils le peuvent, sans se soucier de l'insécurisation extrême qu'ils créent.

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5. L'Union européenne est un pion américain dans le programme de mondialisation

Certains partisans de l'Union européenne, dont une part est même sincère, souhaitent que l'Union soit un jour un état autonome rééquilibrant les rapports de force internationaux, menant donc à une mondialisation respectueuse.

C'est fort louable et j'ai fait partie de ces gens là. La moindre des choses est cependant de constater que rien ne montre que l'Union ait joué, en aucune façon, un tel rôle modérateur. Elle plie toujours face aux Etats-Unis, sur tous les sujets importants.

D'ailleurs un grand nombre de partisans de l'Union sont conscients de cet état de choses et l'assument à tel point qu'ils prônent une "Union occidentale entre l'Europe et les Etats-Unis" (titre d'un livre d'Edouard balladur publié en 2007).

6. La crise actuelle n'est qu'une illustration de ce trop, trop vite imposé par la classe mondiale

L'euro ne fonctionne pas pour les raisons que j'ai décrites ici.

Milton Friedman en 2002 : «La monnaie unique va imploser dans les 5 à 15 prochaines années. Non seulement l’euro ne fonctionnera pas, mais il sera également «l’ennemi de la démocratie ». L’euro ne remplacera jamais le dollar et sera toujours une illusion technocratique. Pourquoi? Parce que les travailleurs européens ne sont pas assez mobiles, qu’il y a trop de blocages économiques et que les nombreuses différences culturelles entre les pays européens sont insurmontables. Un jour, l’adoption de cette monnaie «contre nature» coûtera cher aux pays européens». (http://www.centralbanking.com/central-banking/opinion/1428941/interview-milton-friedman)

Nous sommes aujourd'hui dans cette phase d'implosion décrite par Friedman. Ce n'est pas la fin du monde. Juste celle d'un projet mal conçu, imposé de façon subreptice dans la panique de la réunification allemande.

7. Il y a une différence de nature entre les déficits des balances courantes américain et les déficits des états en crise de l'eurozone

Il y a des éléments spécifiquement européens à la crise, qui distinguent ce que nous vivons d'une crise mondiale de la finance.

Les Etats-Unis émettent la monnaie de réserve internationale. Tant que le yuan ne remplace pas le dollar, la demande mondiale du billet vert est quasiment illimitée : les déficits américains sont toujours financés. C'est même la conclusion du paradoxe de Triffin : les déficits américains sont nécessaires pour pouvoir fournir au reste du monde suffisamment de l'instrument de paiement universel qu'est le dollar, et de son substitut qu'est le bon du trésor américain.

Le fait est que personne n'a besoin de bons du trésor espagnol, italien, grec ou irlandais, qui ne sont pas substituts de l'euro (chacun étant garanti par un état différent, contrairement aux USA), l'euro n'étant pas, qui plus est, la devise internationale. La faculté d'accumuler des déficits commerciaux est bien moindre en Europe qu'aux Etats-Unis.

Nombre d'économistes européens ont cependant vécu avec l'idée que les déficits de balance commerciale ne comptaient pas, sans se souvenir qu'un tel point de vue est vrai pour un économiste américain, pas pour un européen.

8. Qu'est-ce que le déficit de la balance commerciale ?

La balance commerciale c'est la somme de tous les échanges commerciaux des entités d'un pays (entreprises, banques, particuliers, état) avec l'extérieur.

Quand cette balance commerciale est durablement négative cela signifie que le pays globalement s'endette à l'égard de l'extérieur. Les achats de biens ont été financés par des reconnaissances de dette qui peuvent être privées (dettes bancaires ou autres) ou publiques (bons du trésor).

C'est à ce moment là que la crise, ou ce qui en constitue les prémisses, devient une crise financière. Lorsqu'un achat de bien à l'étranger est réglé par l'émission d'une reconnaissance de dette au lieu d'un règlement cash.

Ce n'est que par imitation mécaniste des positions américaines que l'on a pu oublier l'importance d'avoir, sur moyenne période, une balance commerciale équilibrée. On peut également noter que le privilège des Etats-Unis est certes contesté, peut-être pas éternel, mais que, pour le moment il tient. C'est même le principal crime de l'Union européenne : ne pas avoir imposé l'euro comme alternative au dollar ou, au minimum, comme aiguillon pour la constitution d'une monnaie de réserve internationale. En 2009, l'UE a rejeté prestement la perche tendue par la Chine à ce sujet (et Myret Zaki ne veut pas voir ce point, ce qui lui permet de rêver que l'Union européenne menace réellement l'hégémonie américaine).

9. Les déséquilibres commerciaux fondent les déséquibres financiers

Les banques espagnoles vont être recapitalisées de 100 milliards d'euros. C'est beaucoup et, en effet, on peut, lisant ces chiffres, dénoncer une crise financière, et hurler haro sur les banquiers.

Il reste que l'Espagne a accumulé, de 2000 à 2010, plus de 600 milliards d'euros de déficit commerciaux. Le système financier a permis de ne pas voir cela pendant dix ans. Si je ne craignais pas d'en rajouter dans la provocation j'écrirais presque que c'est une belle performance... Je dois préciser au passage que je ne suis pas banquier.

Nous sommes tellement déshabitués à penser que les déficits commerciaux ont de l'importance que l'on ne sait pas appeler la crise actuelle par son vrai nom : une crise commerciale avant tout.

10. Les coupables c'est nous, pas les banques

Comme le dit si bien Lordon, sans en tirer les conséquences jusqu'au bout :

"L’interpénétration, jusqu’à la confusion complète, des élites politiques, administratives, financières, parfois médiatiques, a atteint un degré tel que la circulation de tous ces gens d’une sphère à l’autre, d’une position à l’autre, homogénéise complètement, à quelques différences secondes près, la vision du monde partagée par ce bloc indistinct."

Pas de raison donc d'isoler la finance du reste des élites.

Le fonctionnaire français qui bénéficie d'un euro surévalué et achète donc son Ipad 30% de moins que son prix normal est directement responsable de la dette et de la crise de l'euro. Il tue les concurrents français potentiels (ou réels : Archos) et contribue à défaire le tissu économique local, réduisant ainsi à terme les recettes fiscales et accroissant la dette publique.

Même chose pour l'industriel italien qui se fournit en Chine parce que l'euro fort rend cela encore plus compétitif. En cessant de commander en Italie il ruine ses fournisseurs habituels qui, eux aussi, laisseront une ardoise en faisant faillite sans pouvoir rembourser leurs emprunts en cours. Et cesseront de payer des impôts.

Les banquiers voient bien cette lente attrition des économies européennes. Ils préfèrent éviter de prêter à une zone où les perspectives de croissance s'amenuisent chaque jour et qui se suicide à petit feu. Peut-on leur en vouloir ?

Pour revenir à Myret Zaki, par qui j'avais commencé, on est assez loin, dans la crise de l'euro actuel, d'un complot qui aurait démarré à New York, dans un restaurant, entre cinq banquiers - même si cette explication est nettement plus cinématographique.

11. L'audit de la dette relève, dans ce cadre, de la danse de la pluie

Le mécanisme qui correspond à l'explosion de la dette est donc facilement cernable : on ne peut conduire un pays avec une dette commerciale permanente, sauf quand on dispose de la monnaie de réserve. Un déficit commercial permanent est une source d'endettement public et privé.

Les partisans d'un audit de la dette laissent accroire que, quelque part, on pourrait distinguer une bonne dette d'une mauvaise. Cela fait pourtant vingt ans que les états européens qui ont renoncé à l'équilibre commercial plaident pour distinguer un bon déficit (conjoncturel) et un mauvais (structurel), sans grand succès.

L'exercice est intéressant analytiquement mais n'a aucune portée.

La dette n'est pas née d'un complot des banquiers. Elle est née de la nécessité de financer des déficits commerciaux sans cesse croissants.

Il est important d'effacer la dette passée, non pas parce qu'elle serait illégitime au départ, mais parce qu'elle le devient par son ampleur. On ne peut prétendre asservir les générations futures au service d'une dette dont le poids même rend impossible le remboursement. Il faudra un défaut partiel accompagné éventuellement d'un retour de l'inflation. Il faudra aussi peut-être un financement des déficits publics directement par les banques centrales nationales redevenues libres. Mais ces moyens sont nécessaires non pas parce que la dette serait illégitime dans son origine. Ce qui est illégitime c'est d'accumuler des déficits commerciaux. Mais il est nettement plus facile d'accabler les banquiers que de condamner les déficits commerciaux.

(Nota bene : je ne dis pas que la finance moderne est sans excès. J'avais discuté longuement un texte de Frédéric Lordon, et je souscris entièrement à la position d'Olivier Berruyer sur le trading à haute fréquence. mais on  ne trouvera pas le trading haute fréquence à l'origine de la crise. Les instruments financiers tordus et les banquiers spéculateurs accroissent la crise et son coût, ils n'en sont pas la cause.)

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12. Un internationalisme d'affichage

Il est facile de taper sur les banquiers. Ils se sont certes honteusmeent enrichis dans les dernières années.

Normal après tout : l'endettement se généralise grâce aux déficits commerciaux, la demande de crédit monte et les banquiers en profitent. On note d'ailleurs que, en Chine comme en Allemagne, on entend moins parler d'excès de la finance. Ces pays ont conservé des excédents commerciaux, profitant de la naïveté de leurs partenaires, et ce sont des industriels qui y accumulent les premières fortunes. Les banquiers règnent dans des pays qui vivent à crédit, à commencer par les Etats-Unis.

Il est aussi préférable de taper sur les banquiers plutôt que sur la volonté de construire trop vite une mondialisation sur un modèle unique, ça prend l'opinion de gauche peu réféléchie à rebrousse-poil.

En effet, le socialisme se veut internationaliste, universel. La mondialisation s'est construite sur un affaissement des règles étatiques qui, de loin, peut apparaître comme une internationalisation - en oubliant la prédominance américaine par exemple.

Un Antonio Negri, à gauche, est l'exemple même (auquel Lordon fait allusion sans le nommer dans son texte précité) des internationalistes qui pensent qu'il faut laisser faire "l'empire", car une fois le monde uni, même sous une bannière capitaliste, la "multitude" saura subvertir l'espace ainsi construit pour y édifier un monde meilleur.

Le même raisonnement est très présent chez les partisans de l'Union européenne renforcée : l'édification européenne vaut bien d'y sacrifier une ou deux générations.

Je n'ai rien à opposer à de tels paris, si ce n'est une solide volonté d'être classique. Je ne crois ni à la ruse de la raison hégelienne (façon Negri) ni à la nécessité, pour être efficace, de se passer de l'assentiment des masses (façon Peterson Institute et partisans de l'UE).

*

Le lecteur pardonnera ces 12 points lapidaires, qui décrivent ma vision du monde de façon trés décousue. Il ne s'agit, pour moi, que de relativiser nombre de débats qui émeuvent, de façon souvent attristante, une bonne partie de la gauche dite alternative (et pour le combat contre la Phynance, y compris l'Elysée si j'ai bien compris).

Le véritable combat, à mon sens, est celui de la préservation des espaces publics démocratiques, c'est à dire des lieux où l'on dispose à la fois d'un espace de discussion et des moyens de s'appliquer à soi-même des décisions. Ce qui a achevé de détruire l'espace public national c'est l'endettement facilité par l'euro. L'Union européenne n'est pas, à l'échelle d'une ou deux générations, un espace public démocratique. Il n'y a pas d'espace de discussion européen faute d'opinion européenne, et pas de pouvoir européen pour la même raison. Il ne faut pas déstabiliser les espaces démocratiques nationaux encore un peu plus, au bénéfice d'un instrument qui n'a rien de démocratique. C'est pourtant ce que l'on s'apprête à faire au nom de la "sauvegarde de l'euro".

Toute la gauche alter qui poursuit des chimères comme la décroissance, l'audit de la dette et autres problèmes intéressants mais pas fondamentaux, permet la poursuite du mouvement de déconstruction des démocraties mené par le couple formé par les Etats-Unis et les institutions européennes. Raison de plus pour ne pas se tromper sur l'origine de la crise actuelle.

Post scriptum :

Un texte de Frédéric Lordon est signalé par Olivier Berruyer. il est effectivement intéressant (et long). Lordon reste centré sur les méfaits de la finance. Mais il est en réalité plus oecuménique dans ses explications.

Ainsi lorsqu'il écrit : "Le fait générateur est bien la crise de la finance privée, déclenchée aux États-Unis, expression d’ailleurs typique des contradictions de ce qu’on pourrait appeler, pour faire simple, le capitalisme de basse pression salariale, dans lequel la double contrainte de la rentabilité actionnariale et de la concurrence libre-échangiste voue la rémunération du travail à une compression continue et ne laisse d’autre solution à la solvabilisation de la demande finale que le surendettement des ménages."

C'est bien la concurrence libre-échangiste et le culte de la rentabilité qui fondent la crise financière privée, laquelle "exprime" ces deux phénomènes. Lordon rejoint l'analyse, au fond plus exacte, de Todd.


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