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Du pâté faisons table rase

Par Alainlasverne @AlainLasverne

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es émissions de type « perdu de vue » prolifèrent, ainsi que les sites internet consacré à cette recherche du passé. Ce n'est pas tant pour retrouver quelqu'un, à bien y réfléchir, mais pour s'assurer que le passé a bien existé, que nous y avons contribué et que toute cette activité ancienne n'a pas disparu comme si de rien n'était.

Un bouton psychologique a dû être pressé quelque part. Le monde entier part en quête de ses racines et de sa mémoire, pour finalement écrire ses mémoires. Chacun veut faire son arbre généalogique. On cherche sa famille, on cherche sa culture, on cherche ses secrets. On cherche le présent dans les tunnels du passé.

Mon prétexte à moi fut le Bac. Plus exactement le papier a moitié jauni, déchiré, qui mentionnait bien un succès lointain dont je n'aurais su dire à quoi il pouvait bien servir au moment où je l'ai eu, si ce n'est qu'il signait l'envol vers l'université, l'ailleurs. Je furetais vaguement dans le grenier, il pleuvait dehors et c'était la semaine de mon ex-femme, quant à la garde de nos deux filles. Je ne sais si cela fait de bonnes excuses, en tous cas je suis retourné sans crier gare en 1974, au mois de Juillet exactement, à l'âge de vingt ans. A l'époque, on obtenait le Bac plus tard, et j'avais redoublé deux fois....

L'année elle-même ne se rappela que fort peu à ma mémoire. Quelques visages flous de copains de classe, la tête d'un prof particulièrement dans la lune, ce fut à peu près tout. Un seul brin de souvenir me titillait, mais il y mit de la conviction et j'eus soudain l'impression d'avoir l'énergie, d'entendre les rires et d'éprouver cette complicité libre, prête à tout, qui nous tenait il y a prêt de quarante ans, dans cette salle louée pour fêter ces noms sur des lignes de résultats affichés sur le mur de ce que que nous appelions « le bahut ».

J'avais poussé mon bouton, j'aurais pu m'arrêter là, remettre ce souvenir en bouteille pour le ressortir à l'occasion. Mais j'avais besoin de la dose complète, comme tout le monde. Il me fallait du sérieux, mettre de la chair sur les images.

Je suis passé par une de ces portes vers le passé qu'on trouve de plus en plus, sur le Net. Je n'étais pas le seul à foncer en marche arrière et j'ai très vite vu que plusieurs autres de la TA2 cherchaient aussi autour de la fameuse année, de la fameuse classe dont une part avait éminemment participé à cette fameuse fête du diplôme. On s'est reconnu, on s'est appelé, comme dans une chanson ou presque.

Naturellement, on a tiré le fil pour retrouver qui y était ou qui n'avait pas pu. Qui n'avait pas voulu, aussi. Nous étions plus que sujets aux détestations brutales, aux rejets soudains à cet âge. Céline a diagnostiqué un un soir qu'on avait juste à appeler ce dont on était sûr. Si on souvenait, c'est qu'ils méritaient qu'on s'en souvienne.

Restait à jeter un pont entre nous, entre ces années passées et aujourd'hui, trouver la trame entre ces moi anciens et ceux qui dormaient là-bas dans cette clairière où le temps était jeune.

Au fil des contacts à la fois émus et empruntés, par mail, courrier, puis par téléphone, je m'étais aperçu que la plupart des membres de la classe, comme moi, évoquaient la fête finale. Nos esprits naviguaient tous ensemble auprès de ce souvenir comme si nous étions autour de la table, en train de tresser des vœux au sein de la nuit, célébrer quelque dieu de vie qui n'avait pas de nom mais courrait dans tous les sens.

Quelque chose en nous ne voulait évidemment pas que les années se soient enfuis. Quelque chose en nous voulait rebâtir en briques sépias ce qui avait été. Nous en étions au stade des conférences téléphoniques. Nous aurions peut-être tenté des réunions virtuelles par webcam interposées, mais celles-ci n'auraient rien caché du présent de nos apparences actuelles, sans égaler le contact réel.

Nous en restions aux mots et aux voix J'imaginais Daniel, j'imaginais Léa, et Lydie, Céline bien sûr, sans oublier Luis, notre hidalgo des scènes de théâtre. Nous commencions à bien savoir comment chacun avait ramé dans l'existence car, à petits pas nous marchions sur le chemin de vies présentes, bien plus étranges que ce souvenir qu'il nous fallait polir.

Simplement par téléphone, nous avons vite repris nos contacts électifs et établi, semblait-il, une nette séparation entre ces contacts mémoriels et la vie. L'adulte que je suis pouvais raconter avec un demi-sourire la performance de ces retrouvailles à sa femme, « après plus de trente-cinq ans, tu imagines ! ». L'enfant marchait de nouveau sur la terre des complicités et des secrets. Nous étions là-bas et ici, nos voix tentaient d'ordonner nos étapes et nos objectifs au fil des années, nos cœurs saluaient le temps revenu des horloges sensibles.

Nous étions dispersés et il fallait bien, un jour, que nous nous retrouvions en chair et en os. Comme ces jours passés ensemble s'étaient éloignés, nos vies avaient poussé sur des territoires différents. Lydie vivait maintenant en Italie, auprès d'un médecin. Daniel, l'autre guitariste après moi, était musicothérapeuthe dans un centre pour autistes, près de Paris. Léa, au chômage, subsistait dans un replis de la Seine, en Normandie...

Quelques milliards de palabres embarrassées plus tard, nous avions tranché, matériellement. Luis habitait encore dans le sud, pas loin de la ville de Montauban où n'importe quel touriste appliqué pouvait admirer cet édifice si horriblement sérieux qui me faisait aujourd'hui venir la larme à l’œil, le lycée Michelet. Lycée où, bien sûr, nous avions sué et tremblé pour avoir ce diplôme moqué, méprisé et ardemment désiré. La salle originale ayant été emportée par quelques revers financiers, Luis se faisait fort d'en louer une, où se déroulerait ce qu'on n'appelait pas, à l'époque le remake.

Je passe sur les empêchements, les scènes, les angoisses et les portefeuilles appelant à l'initiative collective. Voilà, il était neuf heures du soir au bar des Amis, il était neuf heures de l'an de grâce 1974. C'était l'instant T, dans ce petit bar qui ressemblait plutôt fidèlement à l'autre. Il faisait plus frais, évidemment. En tous cas, j'avais moins froid, trente-huit ans auparavant.

Nous étions six, finalement. Joël, un de la classe, pas loin du noyau, voulut se raccorder aux pèlerins temporels, ainsi que Claude et Nathalie, autres proches de la bande . Mais nous avions été intraitables. Tout le monde ne les avait pas reconnus comme participants indiscutables. Et nous avions, par consensus, adopté cette règle de l'unanimité, même si tout cela voguait un peu dans l'implicite.

Luis avait ramené une chaîne avec un vrai saphir qui jouait de ces incroyables rondelles de pétrole toutes noires d'époque. Le patron avait trouvé une carafe jaune de la marque Ricard. Elle trônait en bout de table, à côté de verres ballon également tagués Ricard. Tout le monde prenait du Ricard, et j'aurais bien sûr juré que tout le monde n'avait pas pris du Ricard, boisson sympathiquement prolétaire mais désespérément terroir.

J'étais en face de Léa. Trente-cinq ans auparavant, nous nous étions rapprochés inexorablement, tout au long de l'année. La lumière tombait toute crue dans le lait jaune de nos verres et sur la nappe à carreau. Je ne sais qui avait choisi d'entamer la pile des disques que chacun avait apporté par Satisfaction. J'aurais pu jurer dans les douze cercles de l'enfer que nous n'avions pas passé un seul morceau des Stones, ce soir-là. Daniel avait pris au moins vingt-cinq kilos et une moustache. Je me sentais pris entre l'Amérique du sud et le ridicule dans ma chemise à carreaux identique à celle que je portais ; une taille au-dessus de celle que je portais vraiment le 3 Juillet 1974.

Luis, avec dix arguments et quelques moulinets, affirmait à Daniel que Paco Ibanez existait encore. Je confirmais les propos de mon copain de classe au visage ramolli, hanté des cernes bleuâtres du noctambule invétéré et engoncé dans son imper jadis sublime. Philip Marlowe avait pris de la bouteille.

Dix mille ans s'étaient déjà écoulés depuis que le taxi m'avait jeté devant la porte. J''en étais au deuxième Ricard bien tassé. Léa s'était levée. Merveilleuse initiative, je n'avais pas à fixer mon verre ou le plafond, pour éviter de croiser le feu de ses yeux. Atom Heart Mother remplaça Goats Head Soup. Elle revint s'asseoir, taquinée au passage par Daniel sur ses habits pas franchement ressuscités des seventies. Qui avait bien pu avoir cette idée de mettre la naphtaline à l'ordre du jour ? Je mentirais en disant que ce n'était pas moi. Léa avait toujours ce même regard défrisé par la vie et pourtant rêveur. Dans le cercle des baleines, elle bougeait encore pas mal.

J'avais migré vers Luis. Léa me refusait en silence ce dont je la privais elle-même. Je n'étais pas prêt à revisiter ce que nous avions laissé soigneusement hors retrouvailles au téléphone. Ce fil tendre qui nous avait enserré de plus en plus fort, jusqu'à l'aube. D'ailleurs,cette gêne qui montait du fond d'ébauches quasiment enfantines m'irritait légèrement. Je ne pouvais même plus imaginer la tête que j'avais si loin en arrière, alors à quoi bon aller fouiller Lascaux. Il aurait fallu au moins une capsule temporelle et un cœur neuf pour quitter cet immense frigo profond de trente ans.

Que s'était-il passé ? Il ne s'était rien passé. J'étais parti en vacances le lendemain de la fête avec mes parents, avant d'entamer à la rentrée quelques années d'étude universitaires. Loin de Léa rejoignant la vie active, loin de cette force des sentiments qui nous avait emportés pour nous laisser devant une porte ouverte que ni elle ni moi n'avions osé franchir plus tard. Parfois la vie se défaisait comme ça entre les gens. Restait une trace ancienne que venait s'exposer, faire l'importante. Alors que, bon dieu, elle ne rappelait ni ne révélait strictement rien qui ait quelque chose à dire au présent !

Lydie dansait la marche des scaphandriers avec Joël. Leurs piétinements n'avaient absolument aucun rapport avec la musique dont tout le monde, à part eux, se contrefichait. Il régnait un silence terrible au milieu des riffs d'Hendrix. L'assemblée des morts, reconnaissante, regardait comme moi son verre en fonçant à tombeau ouvert vers l'ivresse avant l'heure. Le patron ramena une carafe d'eau et des cacahuètes. Répit.

Céline, la reine des fines mouches, dans sa robe grisâtre fauchée au Monoprix de l'époque eut la brillante idée de se rappeler ses impeccables moyennes au Bac avant de nous demander les nôtres de sa voix toujours aussi haut perchée. J'assurai sans ambiguïté à notre petite fouine qu'elle était toujours la première des connes de la classe, avant de m'excuser façon sale gosse, naturellement. Elle se mit à pleurer comme la gamine qu'elle n'était plus, à coups de sanglots brefs. D'ailleurs tout était petit chez elle, sa bouche, son nez de fouine et ses formes d'enfant-vieillard. Je n'en pouvais plus. Personne n'avait à supporter ça. Avancer dans la vie est déjà une épreuve plus que suffisante pour n'importe qui.

Je m'approchai de la chaîne et levais le bras avant de retirer Bridge Over Trouble Water et de le remplacer par un des premiers King Crimson que j'avais amené spécialement. Daniel me jeta un sourire ; plus d'une heure après mon arrivée dans cet espèce de purgatoire, je le retrouvai exactement tel qu'il était. Avant que cette garce de vie ne colle un air de chien battu sur sa face et ne lui fournisse un accent pincé comme ses rêves de postier. Trop tard, Je me levai, décidé à abréger le massacre, et m'approchai du porte-manteau pour récupérer mon blouson quand le patron revint pour annoncer les entrées. J'avais très faim, quand même, et j'étais un peu sur le côté bascule de mes godasses. Manger un morceau et dans un quart d'heure retour vers le plancher de la civilisation. Devait bien avoir quelque hôtel dans ce bled de la mort.

On se plaça, on se replaça. Les yeux s'évitaient, se frôlaient, se retrouvaient pour certains. D'occasionnels atomes s'apprêtaient. Face à Léa, Léa face à moi. Je fermai les yeux, une seconde. Sans transition, je revis le diplôme avec son encre bleue France et cette mention « Baccalauréat option A2 » en lettres grises, presque touchantes à force d'être administratives. Pas le moment des pleurs, espèce de ridicule nécropole ! Le serveur posa son grand plateau en plein milieu de la table. A la différence que le repas était aussi soigneusement apprêté qu'un pique-nique, les plats étaient les mêmes. Œufs mimosa dégueulant de mayonnaise, friands bourrés d'une viande indéfinissable mais grasse, et pâté. Menu spécial diplômés pour cuisinier dépourvu d'imagination et pressé. Qui sait combien nous avions payé ce lipidique festin en francs ?...

Face à Luis et tourné vers Daniel, Lydie pianotait sur son portable de ses doigts constellés de bagues. Luis contait du Luccini à Léa en frôlant dangereusement le cabotin en bout de course. Ses cheveux tombaient d'ailleurs sur le côté en mèches fatiguées. Léa souriait. Je finissais mon troisième jaune, tout était gérable s'il y avait un paradis pour les nostalgies en carton.

Le plateau passa de l'un à l'autre. Je n'allais pas changer le menu du musée Grevin. L’œuf mimosa s'écrasa dans un bruit de calmar à l'agonie au fond de l'assiette plate. J'attaquais le pichet de rouge que le serveur avait eu la bonne idée de ramener, après avoir servi Léa qui me tendait son verre sans un mot. Elle me souffla un « Merci, mon frère » et nous trinquâmes en nous souriant presque naturellement. Elle secoua la tête, ses cheveux, toujours aussi blonds mais courts, ne bronchèrent pas. Je réussis à détacher un coin glaireux à l'oeuf et l'élevai, dubitatif, vers ma bouche. Le regard de Léa m'intercepta en plein vol à cet instant. Je stoppai mon geste, il est des risques qu'un homme sait ne pas pouvoir prendre. Le traître avait eu trente-cinq ans pour peaufiner sa tactique, il glissa lentement de la fourchette pour s'écraser sur l'assiette, projetant quelques kilos de mayonnaise sur mon T-shirt « Venceremos ». Je relevai la tête, tout le monde riait et je ne trouvai rien de mieux que de les glacer dans l'ambre. « Vous êtes dramatiquement cons! ». Ce qui les fit rire deux fois plus. J'allais effacer cet épisode. Josette, ma femme, avait une présence, une dimension concrète qui écrabouillait déjà ces âneries flottantes. J'allais prendre mon blouson et m'éjecter de cet univers peuplé de fantômes. Tout homme a ses limites. Léa m'adressa un clin d’œil plutôt net pour un fantôme hors-limites. Je l'ignorai, il fallait que je règle son compte à cet œuf extraverti.

Mon estomac pris les commandes et grand bien lui fit. La platine faisait tourner If I Could Only Remember My Name que Léa et Luis commentaient avec un enthousiasme légèrement benêt. L'esprit humain est ainsi fait qu'il reconnaît toujours le frivole et laisse l'essentiel dans l'ombre, voire au fond du verre. Je ne leur en voulais pas vraiment de badiner bêtement. Peut-être était-ce dû à cette torpeur sans doute avinée qui me susurrait qu'après tout j'avais échoué là, et autant prendre ses aises dans les sables.

Calme blanc. Je ne reconnaissais pas la musique qui déroulait maintenant quelques accords d'orgue tenus, mais n'en voulais guère à l'univers. Léa s'adjugea une belle tranche de pâté et me passa le plat. Je fis de même. Pâté de campagne plutôt pas mauvais dont le goût venait titiller mes papilles tout en remontant en forceà ma mémoire. Il était sans doute un peu moins sec, à l'époque. Je levai la tête pour chasser ce trouble envahissant. Personne ne semblait s'appesantir, sinon sur les effets nutritionnels de la charcutaille. Léa paraissait également se concentrer sur son assiette. Ma pauvre cervelle trouvait encore une raison et un moyen pour plaquer de la chair sur des os glacés . Il faudrait un jour que quelqu'un ait la bonté de me coller un GPS indiquant seulement l'endroit où je me trouve, à tout moment.

Je replongeais sur mon assiette, bien décidé à traiter cette viande comme une parfaite inconnue quand, du coin de l'oeil, je vis Léa esquisser un geste de sa main armée de la fourchette. Fourchette plantée dans un petit morceau de pâté qu'elle tendit vers moi, les yeux pétillants d'une lueur qu'un diable ancien m'autorisa aussitôt à reconnaître. La fourchette se retourna et le morceau de pâté tomba droit dans mon verre de rouge. Comme tomba dans ma mémoire le cadre et les décors entiers de ce fameux moment qui n'était rien moins que mon Bac à moi. Image que je n'avais surtout pas dévoilé à Léa, et encore moins à d'autres tout au long des années.

Je ne pouvais évidemment en rester là. Cet affront demandait réparation et je coupai un joli petit bout de pâté qu'avec toute la lenteur requise je lâchais dans le verre de Léa, mes yeux rivés aux siens avec un sourire tout à fait épanoui aux lèvres, qu'elle ne cessa pas de me rendre en secouant la tête. Comme toujours, je renonçais à compter les tâches de rousseur sur ses joues fraîches. Quelque chose dans nos éclats de rire me disait qu'un jour, après la fin des temps, cette vérité me serait assurément révélée, mais qu'elle pouvait bien attendre un peu.


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