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3.1 Le diptyque de Marteen

Publié le 23 juin 2012 par Albrecht

Pour les Tibétains, faire tourner un moulin à prières équivaut à réciter les mantras qu’il contient. Sous une autre forme, la mécanisation de la prière a  existé aussi en Occident :« La fin du Moyen Age et le début de la Renaissance était un temps de piété quantitative… Sachant cela, nous pouvons comprendre que les diptyques de dévotion fonctionnaient comme une sorte de prière permanente. » (Robert Baldwin, 2009)

Ainsi, le diptyque que Maarten van Nieuwenhove commanda à Memling alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, poursuit-il depuis 1487, à l’hôpital Saint Jean de Bruges, sa prière automatique.

3.1 Le diptyque de Marteen

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487,  Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGaucheMemling_Marteen_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroitMemling_Marteen_PanneauDroit

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Le donateur et son patron

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin
Comme Etienne Chevalier à Melun (voir Le diptyque d’Etienne), Marteen est accompagné de son Saint Patron,  mais pas en chair et en os : en verre, dans le grand vitrail de la fenêtre de droite.

On voit le pauvre avec sa béquille, et le saint avec son épée coupant en deux son manteau rouge : un Saint Soldat très prisé dans les élites de l’époque, puisqu’il permettait de pratiquer la charité sans descendre de son cheval.

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Les fenêtres du panneau Marteen

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_PaysageDroitePuisqu’il n’y a que Marteen dans ce panneau, l’autre fenêtre ne présente pas de vitrail historié : la logique symbolique prévaut sur la symétrie de l’architecture.

Ces fenêtres sont équipées de volets intérieurs en trois parties : une au dessus de la traverse, et deux en dessous, permettant de moduler finement l’entrée de la lumière et de l’air.

Si le pont et la tour fortifiée sont bien ceux du Minnewater, ces deux fenêtres donnent vers l’Ouest, d’où viennent le vent et la pluie.

Bruge_map_Civitates Orbis Terrarum 1572

La fenêtre droite du panneau Marie

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint GeorgesMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheAu dessus de la traverse, la fenêtre est équipée de deux vitraux ornés d’un médaillon circulaire, avec à gauche St Georges et le dragon, et à droite St Christophe traversant le torrent en portant l’Enfant Jésus sur son dos.


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Memling_Maarten _van Nieuwenhove_PaysageGaucheIci, pas de demi-vitrail en dessous de la traverse, et les volets du bas sont d’un seul tenant : les fenêtres du Sud s’ouvrent en grand.

Dans le paysage, on voit un cavalier sur un cheval blanc qui s’en va vers un village voisin, tandis qu’une paysanne arrive en ville avec un panier sur la tête.

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La fenêtre gauche du panneau Marie

Cette fenêtre est complètement différente de celle de droite. En 2006, on a découvert par une analyse rayons X et infrarouge qu’elle était initialement  identique à celle-ci, ouverte sur le même paysage continu.

Memling a donc profondément remanié le diptyque à une date inconnue, supprimant le croisillon et transformant le haut en une arcade semi-circulaire qui permet de caser le vitrail aux armoiries de Van Nieuwenhove (on devine à droite un volet vu par la tranche, permettant d’obturer ce vitrail).

Par la même occasion, le miroir circulaire a été rajouté, fixé de manière peu naturelle sur le volet fermé du bas.

La raison de ce remaniement est inconnue : probablement une question de politique brugeoise. Marteen aura en effet une carrière courte, mais brillante (conseiller en 1492 et 1494, capitaine de la garde en 1495 et bourgmestre en 1498), qui peut expliquer pourquoi il s’est senti digne de faire figurer ses armoiries non pas au revers du diptyque, comme d’usage, mais à l’emplacement le plus sacré, juste derrière la Vierge.

Les armoiries

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_BlasonCliquer pour agrandir

Le vitrail reproduit fidèlement les armoiries des van Nieuwenhove : « un écu d’azur à trois besants d’or en chef, et une escassotte ou cocquille d’argent en pointe, timbré d’un heaume treillé, et d’un léopard d’argent lampassé de gueules (i.e : à la langue rouge) »

Memling_Maarten _Livre_Fermoir
L’écu d’azur figure une première fois, en miniature, sur le fermoir du livre, encadré par deux lions.

Et une deuxième fois, en gloire, sur le vitrail de la fenêtre de gauche.

Le jeu de mots

Autour de l’écu, les quatre médaillons circulaires montrent une main qui émerge d’un nuage pour semer des grains d’or dans la terre, de laquelle sortent des fleurs. Ce qui pourrait être la parfaite illustration de la main invisible du marché n’est en fait qu’un jeu de mots, Nieuwenhove signifiant  nouveau jardin.

La devise

La devise en français de la famille complète le vitrail : « Il y a cause ». Le quinzième siècle adorait ces devises lapidaires et ambigües : en peu de mots, beaucoup de gloses. A la lumière des médaillons on peut se risquer à traduire : « il y a une cause à tout ».

Et cette cause universelle de tous les phénomènes, c’est la main de Dieu sortant du nuage.

L’unité du diptyque

ling_Marteen_van Nieuwenhove_LivreLa disparité entre les fenêtres, le fait que le panneau gauche soit vu de face et le panneau droit en perspective, risquaient de faire perdre l’idée que les deux vues représentent la même pièce.

Memling a donc souligné cette continuité par deux objets du premier plan  : le tapis et le manteau rouge de Marie, sur lequel est posé le livre de prières du donateur.

Ce détail a été rapproché de l’iconographie de la Vierge de Miséricorde, où Marie étend son manteau au dessus de tous ceux qui réclament sa protection. Nous verrons plus loin que, dans le contexte particulier de ce diptyque, le manteau sous le livre a une explication bien plus maligne.

Le miroir

Ce miroir, comme tous les miroirs sphériques de la peinture flamande, a fait l’objet récemment de reconstitutions informatiques, afin de déterminer s’il reproduit ou pas une pièce réelle dans laquelle Memling aurait placé ses modèles. Dans ce cas précis, le fait que le miroir ait été rajouté après coup permet de répondre sans ordinateur : non, l’image reflétée n’a pas été vue, mais bien imaginée par Memling.

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir


Le miroir a été rajouté en même temps que les armoiries, peut être pour la même raison de prestige (il s’agissait d’un objet coûteux et à la mode). On peut aussi supposer que, puisque la continuité du paysage à l’arrière-plan avait disparu, le miroir constituait un puissant moyen de restaurer et renforcer l’unité spatiale du diptyque :  il prouve que Marie (vue de dos) et Marteen (vu de profil) sont physiquement très proches.

Les deux fenêtres

Derrière les deux silhouettes, le miroir reflète deux fenêtres supplémentaires. Nous reviendrons plus loin sur ces deux fenêtres, qui en disent beaucoup sur l’architecture de la pièce et sur la mise en scène conçue par Memling.

Le livre caché

Par ailleurs, le miroir révèle une autre présence significative, celle d’un objet que nous ne pouvons pas voir de face : un livre est posé sur un coussin bleu, sur un tabouret situé juste à droite de Marie à l’intérieur de la pièce.  Voilà qui renforce la symétrie entre le donateur et la Vierge : chacun son livre.

Ceci méritera également une étude détaillée : la présence des deux livres ne donne-t-elle pas une indication de lecture,  faut-il déchiffrer le diptyque en passant de l’un à l’autre ?

Une composition complexe

Nous en savons assez sur la composition pour comprendre qu’elle échappe à la binarité profane/sacré à laquelle obéissent  la plupart des diptyques de dévotion.

De gauche à droite, Marie s’étend jusque dans le panneau de Marteen par le truchement de tissus : le tapis et le manteau.

De droite à gauche, des présences masculines s’immiscent dans le panneau de Marie par différents dispositifs optiques : le vitrail (Saint Christophe, Saint Georges, les armoiries avec la main et le casque) et le miroir (la silhouette de Marteen).

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Triangles

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A ce stade, risquons une première hypothèse sur la composition, à base de triangles :

  • Marteen et tous les saints des vitraux se retrouvent dans une zone ;
  • Marie et tout ce qui relève de la symbolique mariale – l’enfant, le coussin, le tapis, les livres, le miroir  – se retrouvent dans l’autre zone : un grand triangle qui semble une extension géométrique de son manteau.

Apparté sur le miroir indiscret

Dans un diptyque de conception très semblable, Memling a également utilisé le truc du miroir derrière la Vierge pour révéler ce que le spectateur ne peut voir.

Diptyque avec Vierge et Donateur,
1485-90, Chicago Art Institute

Memling Diptyque Chicago Art Institute
Le miroir montre que la fenêtre qui sépare Marie et le donateur possède un meneau central, qui est caché par le montant central du cadre : ainsi, en un certains sens, le diptyque imite la fenêtre, la peinture se superpose à l’architecture. Notons cette idée que nous retrouverons plus loin.
Memling Vierge Chicago Art InstituteAutre révélation amusante : deux galopins – sans doute les enfants du donateur – se dissimulent dans le dos de Marie.


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