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Publié le 19 mars 2008 par Dagobert

En 1896, un pionnier surnommé Forty Niner découvrait dans le lit de la rivière Yukon, un filon d'or important. La ruée vers l'or jeta sur le continent encore vierge des milliers de colons à la recherche du métal précieux. Beaucoup périssaient par le feu des armes, la fièvre, la privation. Et nombre de ce qui touchèrent la terre promise, l'Eldorado, étaient déjà trop fous ou trop usés pour savoir arracher une pépite à la roche. Certains mêmes avaient oubliés ce qu'ils étaient venus chercher. Enfin quelques uns se jetèrent dans les gorges de la montagne, plongèrent dans le lit des rivières afin d'en extraire des miettes de soleil froid. Soleil qui brillerait sur toute leur vie et les réchaufferait de sa richesse.

Horace Greedfull fut un de ceux-là. Il arriva dans les rigueurs glacées du Klondike, alors que la rumeur mêlée de poussière d'or venait à peine de faire bruire les espoirs sur la côte Ouest. Pour tous, le filon était encore juteux, la montagne ne demandait qu'à vomir ses pépites.


Rapidement, une ville était née de la poussière. Enfin si on peut appeler ville des baraquements encore tout poisseux de résine et des tentes rudimentaires claquant au vent comme des coups de feu.


On l'avait appelée Bonanza, en hommage à la crique où l'or avait jailli, devant les yeux fatigués et fiévreux de ce pionnier, de ce Forty Niner.


Bonanza regroupait plus de caravanes de pionniers que de baraquements. La "ville" était souvent déserte. Les hommes, les mains fripées, les doigts gourds agitaient leurs tamis alors que le soleil ne brillait plus depuis longtemps, cherchant encore au reflet d'une lune gibbeuse l'éclat de l'or dans la boue.


Il y avait un bordel au dessus du saloon, une tente où l'on trouvait de tout, du boeuf en boîte aux recharges d'huile pour les lampes. Plus loin se dressait un baraquement de l'armée, où quelques soldats faisaient office d'agent de paix dans ce monde miséreux et cupide.


Ils maintenaient aussi, à bonne distance les tribus autochtones, chassées de leurs terres et nourrissant leur rancoeur.


Toutefois, de ce peuple d' "autochtones" étaient nés des êtres hybrides, qui singeaient les blancs pour mieux s'en accommoder. Ils rendaient parfois service en portant leurs lourds attirails, leurs immenses tamis, les guidant dans les méandres de pierre de la montagne pour en extraire son coeur riche. Cette catégorie d'hommes , plus tout à fait indiens, était veule, servile, et leur obséquiosité paraissait souvent louche. Tolérés plus qu'intégrés, asservis plus que conquis.


Skookum Jim Mason était un de ceux-là. Il portait l'habit du conquérant, acceptait son statut de victime et bientôt de bête de somme. Les gens le pensaient un peu simplet avec sa bouille ronde et ses yeux vides. Il s'exprimait mal, ne parlait pas beaucoup. Il obéissait avec un empressement fébrile courbant le dos sous les coups et se mettant à la disposition de celui qui voulait bien le nourrir ou de préférence le saouler.


C'est au Bonanza bay, saloon crasseux, que Skookum et Horace se rencontrèrent. Ce dernier, accoudé au comptoir, y sirotait son whisky, en faisant le tri dans les propos des ivrognes, roublards et autres menteurs. Untel avait découvert un filon miraculeux dans un cours d'eau à l'Est et vivait maintenant à Chicago comme un nabab, un certain George Carmack avait acheté toutes les concessions sur un rayon de 3000 pieds autour du Yukon... Tant de palabres, de voix éraillées, de rêves cassés, de visages fatigués où la lueur de l'alcool et d'espoir de richesse allumait une pâle chandelle.


Cette flamme ne brillait pas dans les yeux de Skookum. Son regard se dérobait à celui des blancs. Une voix lui soufflait que cet indien à l'air indolent détenait des secrets bien plus fabuleux que toutes ces faces de carême avinés.


-Toi là ! l'interpella-t-il en agitant devant lui un cruchon de gnôle -viens par là !


Skookum sursauta, evita son regard, et se dirigea dos courbé et le verre tendu vers son nouveau maître.


- Toi, tribu des Chipewyan ?


L'indien ne leva pas la tête, trempant avec prudence ses lèvres dans le feu liquide.


- Sekani ? aboya Greedfull - Slavey ?


Skookum opina, pointa un doigt vers sa poitrine - Skookum Jim Mason dit-il d'une voix étrangement profonde et grave.


Greedfull remplit son verre complètement, satisfait. Les Slaveys étaient réputés pour être de bons pisteurs, et celui-ci, Skookum Jim Mason, malgré son air lunaire, lui paraissait jeune et solide.


Greedfull le jaugea. De pauvres hardes, l'air affamé, les cheveux courts, occidentalisé . S'il le traitait bien, il pourrait en faire un esclave docile et qui sait ? un guide pour l'Eldorado.


- Tu viens avec moi !


L'indien sourit faiblement et suivit le cruchon et son porteur jusqu'au campement que Greedfull avait installé dans la plaine.


Au bout d'une semaine, l'indien était devenu son ombre. Il l'avait nourri et peu maltraité, juste pour l'exemple. Il l'avait correctement habillé et entretenait sa soif d'alcool par savants dosages, le privant pour le punir et l'abreuvant pour le faire parler. Car ce Skookum avait pour seule faiblesse la gnôle, dont il ne semblait jamais rassasié. Il lui arrivait de psalmodier des incantations dans une étrange langue. Dans le fatras des mots, Greedfull cherchait la pépite. Il guettait un signe, un nom, persuadé que Skookum connaissait les entrées secretes de l'Eldorado. De cela il était certain. Natif de cette terre, il était l'enfant des shamans, le guide de cette contrée hostile et mystérieuse pour le blanc.


Ils n'avaient pas passé la semaine à se tourner les pouces, oh non, ils avaient prospecté. Ils avaient fui les cours d'eau où se trouvaient plus d'hommes que d'or, les criques où les chercheurs se disputaient la place. Non ! ils avaient tourné le dos aux rivières pour s'enfoncer dans les montagnes,où jaillissait l'eau dont le tumulte charriait l'or par pépites. Horace ne voulait pas des miettes que la terre daignerait lui accorder pour le prix de l'effort harassant d'une vie gâchée. Il s'enfoncerait dans le coeur de la pierre et se l'approprierait.


Skookum était son guide dans les ténèbres, sur le chemin périlleux de l'Eldorado et ce guide ne semblait guère disposé à lui en révéler la piste. Greedfull sentait qu'il ne devait pas trop le brusquer, sans risquer de le perdre mais il ne pouvait se permettre de laisser son indien saoul, tituber de vallée en vallée en lui indiquant des chemins toujours improductifs. Horace avait vite compris que l'or se trouvait au plus profond des entrailles de la terre, fils de roche incrustés dans le granit. Il avait investi dans des habits de cuir, des cordes, des mousquetons, des lampes, que Skookum transportait comme une énorme bosse lors de leurs interminables marches.


Une nuit, autour d'un feu qui n'arrivait pas à chasser les ténèbres, Skookum eut une comportement singulier. Il se mit à se balancer doucement, d'avant en arrière, en inspirant de plus en plus fort. Ses respirations se ponctuèrent de mots hachés, de roulements gutturaux, d'aboiements sauvages. Il semblait possédé, se balançant de plus en plus vite, de plus en plus loin, tordant son corps comme si son âme voulait s'en échapper. Greedfull observa cela, d'un air médusé et une peur inconnue se distilla dans son esprit. Il la musela, le coeur battant, prêt à dégainer en cas d'hostilité de ce Skookum devenu un autre.


Il se calma doucement, comme la pluie s'arrête. Il finit par s'endormir. Greedful le veilla toute la nuit.


Au matin, Skookum était comme d'habitude, taciturne et empressé à ranger le camp. Le maître n'aimait pas perdre son temps. Toutefois, Greedfull sentit comme un changement imperceptible. Le pas de Skookum était plus sur, il s'enivrait peu et le guidait plus sûrement, comme s'il savait où il voulait aller. Il l'entraîna dans une gorge profonde. La pierre y était plus fraîche et un air nouveau, débarrassé de la poussière, ,gonflait leurs poitrines. Il y flottait un parfum de granit, de mousse et d'eau. Skookum marchait devant, d'un pas résolu, sans se retrouner. Bientôt, il arriva prés d'une bouche dans l'écorce de la Terre et tendit son doigt pour indiquer le chemin.


Greefull ne douta pas un instant que l'Eldorado était à portée de sa main. L'étrangeté de la nuit, la force de son instinct le poussèrent à suivre l'indien dans le labyrinthe de pierre. Le chemin devint vite tortueux. Ils traversèrent plusieurs grottes, glissant dans de nombreux boyaux. L'indien semblait humer l'air pour les emmener plus loin même si leurs lampes restaient impuissantes à faire reculer les ténèbres.


Parfois sûrement, parfois prudemment, Skookum suivait sa piste, montrant le chemin comme si l'endroit lui était familier.


Et puis, ce fut là ! L'Eldorado se dévoilait à eux dans sa sublime simplicité. Ils avaient du ramper dans un étroit boyau, Skookum poussant le sac devant lui pour arriver aux pays des merveilles. Ils se tenaient dans une large grotte abritant un lac tourmenté aux eaux furieuses. Leurs lampes extrayaient par éclats les veines d'or qui striaient son plafond. Un filon fabuleux, des richesses pour remplir plusieurs vies s'étalaient sous le regard émerveillé de Greedfull, un regard comme celui de ce pionnier à Bonanza quand l'eau était devenue or dans ses doigts, un regard de Forty Niner.


Skookum restait immobile. L'indien l'avait emmené jusqu'à l'Eldorado. Son existence, désormais, devenait inutile. Sachant ce qu'il allait advenir, il lui tournait le dos, prêt au sacrifice. Et quand la lourde pierre lui fracassa le crâne, il n'émit pas une plainte en sombrant dans les eaux noires.


Greedfull n'aimait pas partager.


A la hâte, déterminé et fiévreux, il sortit du sac la peinture rouge qui lui permettrait de baliser le chemin de ses initiales et une fois dehors, en acheter la concession.


Il aurait vite des enfants, il commencerait sa dynastie.


Il était perdu dans ses rêves de gloire, quand, soudain, une clameur monta du lac en un chant rude, comme si les eaux proféraient des mots hachés, des roulements gutturaux, des aboiements sauvages.


La plainte gagna en puissance, comme un cri invisible et répétitif. Et quand la terre se mit à trembler, Greedfull y apporta sa note terrifiée.


Toujours conscient, l'homme se sentit impuissant devant cette colère. Il eut du mal à retrouver ses esprits et à se tenir debout quand la terre eu fini de frémir.


Un frisson glacé lui parcourut l'échine. Condamné à être enterré vif, l'atroce réalité lui apparut : mêlé à la pierre éboulée lui barrant la route du retour, l'or tant convoité serait son linceul d'agonie. La nuit se referma sur lui et la terre étouffa ses hurlements.


FIN


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