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Un dernier, pour la route

Par Alainlasverne @AlainLasverne

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'ai dit vrai Low, on va tous avaler un bon coup de cette gnôle, et après on n'aura plus qu'à charger le gasoil pour rentrer chez nous. Hadès n'a pas bougé, mais il a juste tendu la bouteille de la main gauche, et Low a dit putain je dois bien être aussi fêlé que vous, et j'ai dit juste une goutte Low, histoire de détendre l'atmosphère et après on chargera ce bon dieu de gasoil, et Low a dit vous êtes tous fêlés et il a attrapé la bouteille pour s'en envoyer une bonne rasade, et j'ai dit ça, c'est certain que c'est un bon coup, Low, c'est certain qu'avec ça on va partir sur des meilleures bases. Low a encore bu une gorgée avant de passer la bouteille à His Majesty, et His Majesty a dit cette merde est plus forte encore que dans mon souvenir, et il faudrait vérifier si c'est bien un truc fait pour les humains parce que j'ai bu des choses étranges mais celle-là est comme un mystère venu d'un endroit où les gens s'échangent des pensées sans même parler.

Elie Treese Ni ce qu'ils espèrent, ni ce qu'ils croient Ed. Allia - à paraître août 2012 – extrait p. 42-43

On est à la première personne du rentre-dedans. Pas de serviette ni de rince-doigt pour désigner l'alcool, et toutes ces choses qui permettent à un homme d'être un homme, quand il faut en venir à l'essentiel, boire et régler les comptes.

Cette langue simple et poétique ne nous laisse pas ignorer une seconde que nous avons affaire à des gaillards qui ont tous les diplômes proposés par la vie. L'affaire qui les occupe est basique : boire un vieux coup et s'occuper du gasoil. Mais quand le thermomètre tombe vers le zéro absolu la situation se complique. Il faut peut-être s'avérer un peu « fêlé » pour continuer. De toute façon, ça n'empêchera pas l'histoire que nous livre Elie Treese de tourner toute seule.

Huit-clos pour quatre hommes, donc, dans le périmètre d'un chantier. L'objectif est limpide, il a pour nom carburant. Au détour d'un passage nous apprendrons qu'Hadès, le plus âgé des quatre, a remplacé le chauffage qu'il n'a plus par la bouteille, ce qui ne saurait durer et pas seulement parce que toutes les bonnes bouteilles ont une fin. Tout pourrait être exposé, déplié et replié en trois lignes.

Mais quand on s'appelle Maroubi, Low, His Majesty ou Hadès, peut-on sérieusement s'atteler à un minable chapardage, un soir d'hiver, sans que l'histoire ne vous entraîne vers des moments incandescents ?...Ces noms-là convoquent nécessairement du mythe et de la tragédie. Tragédie en forme mineure pour intensité certaine. On pense aux séismes campagnards d'un Giono où on s'envole vers le drame même si on se balade dans les champs. On pense à un Charles Williams devenu soudain sérieux, un Simenon qui oublierait sa bourgeoisie et virerait postmoderne.

On ne sait vraiment pas ce qu'ils font là, tous les quatre. Le hasard ou les combines, une parenté, qui sait, les ont réunis. Ils sont là comme s'ils n'attendaient même plus Godot, car dans ce chantier il n'y a plus rien que le froid impavide et ces choses de béton et d'acier qui ne veulent pas s'occuper des hommes dans le noir. Alors l'histoire doit bien continuer toute seule, prendre un chemin qui court au-dessus du bitume de ce banal projet. La langue d'Elie Treese la propulse à coups d'images singulières, quelquefois hyperboliques mais toujours inspirées, dans des travers presque métaphysiques. Le subtil mélange d'écrit et de parlé emballe le récit et le décale un poil de côté, comme si l'auteur nous faisait signe d'écouter, juste écouter ce que nous chuchote son histoire.

Pour savoir s'ils réussiront à ramener le gasoil ou continueront à errer sur le chantier ad vitam aeternam, il faudra ne pas lâcher la rampe et rester aux du vieil Hadès et de son fusil.  Avec toujours ce délicat plaisir de voir les hommes passer sous la lumière en gardant un paradoxal mystère.

Premier roman pour Elie Treese, 39 ans, qui a commencé par faire des études de lettres et de la musique, avant de s'adonner à l'écriture puis de reprendre ses études. Il est maintenant agrégé de lettres modernes et vit à Saintes. Il a de qui tenir, son père, Jack, est un guitariste et banjoïste plutôt talentueux.


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