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Carnet littéraire – Coups de coeur

Publié le 01 juillet 2012 par Alex75

« Un capitalisme à visage humain », Le modèle vénitien, Jean-Claude Barreau, Fayard, 2011

Orphelin en fuite sous l’éducation,  issu d’une lignée mi-juive, mi-athée, selon ses dires, converti au catholicisme et entré dans les ordres dans l’après-guerre, prêtre éducateur de rue dans les années 70, essayiste, romancier, conseiller de François Mitterrand et Charles Pasqua sur les questions d’immigration, Jean-Claude Barreau a eu mille vies. En profond désaccord avec les positionnements du Vatican sur le mariage des prêtres et la question de la contraception, il abandonne la prêtrise pour se marier. Sa vie oscille ensuite entre l’édition, le journalisme et la politique. Comment un républicain aussi convaincu que Jean-Claude Barreau peut-il choisir l’oligarchie vénitienne comme modèle pour notre société ? Parce qu’elle inventa un capitalisme intelligent, redistributeur, fondé sur le sens de l’Etat de ses élites, parce qu’y avoir de l’argent y impliquait plus de devoirs que de droits.  Jean-Claude Barreau confesse ainsi dans ce récent essai, sa coupable admiration pour une oligarchie disparue !

Il est vrai que Venise traîne derrière elle une forte odeur de pourriture et de décadence, qui colle mal avec l’apparence moderne et hygiénique des marchés, dans lesquelles la pourriture et la décadence sont avérées, mais ne doivent pas se sentir. Le 16 avril 1797, quand les soldats de Bonaparte prirent possession de la cité, inviolée depuis un millénaire, et en détruire l’Etat, la ville entra alors dans sa longue période de déshérence et de déclin. Privée de sa marine, abandonnée par ses patriciens, minée par la corruption de ses fonctionnaires et le relativisme abscons de ses élites, la citée jugée trop orientale, trop byzantine, trop étrangère, par l’Italie du Risorgimento qui ne l’a jamais aimé, tomba en ruine, quand elle fut sauvée par le tourisme, dès la fin du XIXe. Mais il convient de rappeler que Venise – qui n’est plus de nos jours, qu’un musée à ciel ouvert, menacé par les eaux – et que l’on surnomma la Sérénissime Dominante, fut un Etat souverain. Et aux XVe et XVIe, la République était ainsi  de loin, la première puissance navale de Méditerranée, l’exemple le plus achevé de ce qu’on appelle la thalassocratie, la cité qui domine la mer, à la tête d’un vaste empire commercial sur les côtes de la Méditerranée et de l’Adriatique, couvrant l’Istrie, la Dalmatie, jusqu’à la Croatie maritime, les côtes albanaises, Corfou et les îles Ioniennes, le Péloponnèse, la Crète (surnommé Candie, d’où le sucre de Candie), vénitienne cinq siècles durant, sans oublier l’île de Chypre.

La République avant ses routes méditerranéennes, en convois gardés, de Venise à Constantinople, aux Echelles du Levant, d’Alexandrie, jusqu’aux ports de la mer du Nord, les côtes anglaises, Hambourg, Anvers, et les villes hanséatiques, en passant par Tunis, Alger et le détroit de Gibraltar. Mais la République avait aussi ses routes terrestres, remontant le Pô, et par le col du Mont Cenis, gagnant les foires de Champagne, jalonnées de relais et d’hôtelleries, mais remontant aussi le Nil, jusqu’en Ethiopie, la route la plus célèbre restant celle parant de Tana, en mer d’Azov, pour gagner la Chine, la fameuse route de la soie. La gloire militaire ne fut pas absente de cette prépondérance commerciale. « Comme une guêpe furieuse », suivant l’expression de l’historien Fernand Braudel, Venise sut toujours négocier, commercer avec l’Empire ottoman, mais lui faisant la guerre, à chaque fois qu’elle y était contrainte, l’écrasement de la flotte ottomane à Lépante, étant à lui attribuer entièrement, mais aussi la ligue de Cambrai, en 1509. Des siècles durant, Venise fut une cité, une thalassocratie dominante, à l’image de la Londres victorienne. Elle le fut jusqu’en 1716, date où elle perdit le Péloponnèse au profit des Turcs et se réfugia dans une neutralité peureuse. Mais bien davantage, créatrice du capitalisme moderne, comme ses rivales d’Italie (Florence, Milan, Rome et Sienne), elle sut inventer, chez elle et dans ses domaines, une espèce particulière de capitalisme, à visage humain, une cité sociale.

Capitaliste, certes Venise le fut, mais sans les horribles inégalités, la spéculation éhontée – très régulée – les fortunes outre-cuidantes, l’arrogance des riches et des puissants, la misère dramatique et toujours plus grande des pauvres, et les tensions sociales, que connurent les autres cités italiennes, entre ce que les Italiens de l’époque, baptisaient le peuple gras et le peuple maigre, et dont toutes souffrirent cruellement. Décrypter cette leçon d’économie politique, de bon gouvernement, tel est le but de cet essai. Outre le caractère original de son capitalisme, il met en valeur son caractère exemplaire et toujours actuel. Venise aimait le profit, mais avait compris que le profit ne saurait ignorer le bien commun, exemple d’une économie mixte, alliant les capitaux et l’Etat, comme la France colbertiste, ou celle des Trente Glorieuses.

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