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Johnny, Brassens et Ferré… par Louis Aragon

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : bibliobsNouvelobs 11/06/2012


Dans un numéro de la «NRF» consacré à la littérature et à la chanson, on trouve un trésor: un entretien inédit de 1963 avec Aragon sur la chanson. Extraits.

Notre Johnny Hallyday national, 69 ans aujourd'hui, est ce week-end au Stade de France, pour trois concerts. Il avait fait sa première à l'Olympia le 7 juillet 1964. (©Dalmas-Sipa)

Notre Johnny Hallyday national, 69 ans aujourd’hui, est ce week-end au Stade de France, pour trois concerts. Il avait fait sa première à l’Olympia le 7 juillet 1964. (©Dalmas-Sipa)

Contrairement au père Hugo, qui avait interdit aux chansonniers de toucher à ses poèmes («Défense de déposer de la musique au pied de mes vers»), Aragon adorait voir les siens mis en musique, chantés par Brassens, Ferré ou Ferrat.

En effet, l’écrivain «portait une attention vigilante aux aventures de la voix. Lieu privilégié de l’ivresse et de l’infini des sentiments, la musique ne pouvait que rencontrer ses vers», écrit Nicolas Mouton, admirateur éperdu de l’auteur du «Paysan de Paris», qui travaille depuis des années à une thèse sur «les Archives audiovisuelles d’Aragon (1937-1977) – Un opéra sans partition».

Des recherches qui lui valent de figurer au sommaire du surprenant et passionnant numéro que «la Nouvelle Revue française» consacre aux liens entre littérature et chanson». En 1963, Aragon, qui vient de publier «le Fou d’Elsa», accorde à cette occasion dix entretiens radiophoniques (diffusés entre le 15 novembre 1963 et le 24 janvier 1964 sur RTF Productions) avec le journaliste Francis Crémieux. Un résistant communiste que l’écrivain avait rencontré en 1944, qui avait dirigé «le Journal parlé» de 1945 à 1948 avant de devenir éditeur de «disques de diction» chez Pathé Marconi.

Replongeant dans ces archives sonores pour les besoins de sa thèse, Nicolas Mouton tombe un jour sur une perle. «Fouiller ces enregistrements conservés par l’INA nous réserve une merveilleuse surprise: une heure et demie de bande magnétique entièrement inédite avec Aragon, sur la chanson. (…) Ici, la littérature s’écrit par la bande.» Voici donc des extraits de la retranscription sans retouche de cet entretien.

Bernard Loupias

Variétés. Littérature et chanson, NRF, n°601,
sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest,
Gallimard, 222 p., 19,50 euros. En librairie le 14 juin.

Francis Crémieux Nous avons parlé, monsieur Aragon, ces deux dernières semaines, d’un texte de vous, «Il n’y a pas d’amour heureux», qui a donné un titre à une chanson dont la musique était je crois de Georges Brassens. Et par ce biais je voudrais qu’abandonnant la critique et le commentaire poétique nous abordions le problème de la chanson en cette deuxième moitié du XXe siècle. Beaucoup de vos poèmes ont été – comment dire – mis en musique et mis en chansons. Et je voudrais savoir ce que vous pensez de tout cela. D’abord de la mise en chanson d’«Il n’y a pas d’amour heureux», qui est je crois la première chanson de vous qu’on ait chantée en public.

Louis Aragon Non. On a en réalité chanté des chansons de moi bien avant. Seulement, c’est la première qui a connu la faveur d’un grand public, non pas de mon fait mais du fait du talent et de la personnalité de Georges Brassens. En réalité, surtout immédiatement après la Libération, des poèmes qui étaient des poèmes du «Crève-Coeur» ou des «Yeux d’Elsa» ont été mis en musique par des musiciens d’un autre caractère.


Brassens – Il Ny A Pas dAmour Heureux par jemaline

C’est ainsi que Georges Auric, Francis Poulenc, Elsa Barraine ont fait de nombreuses chansons de moi à cette époque, ou plus exactement ont fait de la musique pour mes poèmes. A eux, il faut joindre également Joseph Kosma qui à la fois avait déjà fait, je crois, d’ailleurs avant guerre, une chanson sur un poème ancien de moi, mais qui a fait une sorte d’oratorio sur le poème…

«La Rose et le Réséda»?

Non. «Ballade de celui qui chanta dans les supplices». Et il y avait aussi vers cette époque un jeune homme que j’avais connu une vingtaine d’années plus tôt, qui s’appelait alors Maxime Jacob, mais qui, quand il est venu me retrouver avec des chansons à la Libération, portait le costume du bénédictin: il s’appelle maintenant Dom Clément. Il avait lui-même fait la première mise en chanson de «Il n’y a pas d’amour heureux» avant Brassens, mais ces choses n’ont pas eu à cette époque le retentissement que les chansons ont eu dans les derniers temps.

A diverses chansons, sur lesquelles il y aurait beaucoup d’anecdotes à raconter, sont venues ensuite se greffer celles qui ont donné un caractère public aux chansons faites d’après moi et qui sont les chansons de Léo Ferré. Mais enfin, pour cette première période, je vous raconterai seulement une anecdote.

C’est en 1943 que deux de mes poèmes, qui étaient des poèmes qui étaient dans «les Yeux d’Elsa», je crois, ont été mis en musique par Francis Poulenc. J’étais à ce moment-là quelque part dans la nature sous un nom supposé. Mais à Paris était donné à la salle Pleyel un grand concert de Poulenc, et c’est à ce concert que pour la première fois ont été chantées ces deux chansons, «Les Ponts-de-Cé» et une autre. Et quand la chanson «Les Ponts-de-Cé» a été annoncée avec mon nom, avec quelque solennité par Poulenc, la salle Pleyel tout entière s’est levée et a applaudi très bruyamment, et les officiers allemands qui étaient dans la salle, ne comprenant pas très bien de quoi il s’agissait mais croyant que la politesse l’exigeait, se sont levés et ont aussi applaudi le nom du clandestin que j’étais.

Mais tout cela est anecdotique. L’homme qui réellement a donné essor aux chansons faites d’après mes poèmes est Léo Ferré, bien qu’avant lui il y ait eu une chanson qui a été en réalité très populaire: cette chanson ce sont «les Yeux d’Elsa».

«Les Yeux d’Elsa», je n’en connaissais d’ailleurs pas l’auteur, qui n’avait d’abord pas signé sa chanson, je l’ai entendue pour la première fois à la radio, et ce n’est que beaucoup plus tard qu’un jeune homme très timide, qui s’appelle Jean Ferrat, m’a avoué qu’il était l’auteur de cette chanson.

Léo Ferré, lui, avait pris plus particulièrement, d’abord dans «le Roman inachevé» puis dans mon poème «Elsa», des passages de mes poèmes et en avait fait des chansons. C’est-à-dire qu’il ne les donne généralement pas in extenso, en prend quelque chose qui en donne le mouvement général, souvent il y a fait des modifications, c’est-à-dire placer les strophes dans un ordre différent, ou même pris un vers du poème pour en faire un refrain, alors que c’est un vers qui n’est dans le poème donné qu’une fois.

Tout ça vous acceptez, ça ne vous gêne pas?

Non, pourquoi est-ce que ça me gênerait ? (…) Je trouve très naturel qu’un homme qui fait des chansons, un homme du talent et de la sensibilité de Léo Ferré, prenne quelque chose de moi, j’en suis même absolument honoré, et je suis même très intéressé à ce qu’il fait, en coupant ainsi, en distribuant les choses: c’est comme s’il pratiquait une critique de ma poésie. (…)

Cela m’apprend énormément sur mes poèmes, et bien que je sois absolument innocent de ces choses, puisque Ferré m’a souvent demandé si ça ne me gênait pas, montré avec beaucoup de gentillesse ces choses qu’il avait faites avant. Ce n’est pas sur mes conseils qu’il a coupé ceci ou cela mais de son fait. Eh bien, quand j’ai vu cela, écouté ces chansons, cela a eu sur moi une certaine influence, et il est certain que dans des poèmes plus récents de moi peut-être pourrait-on trouver une influence en retour de la chanson telle que Léo Ferré la conçoit.

Louis Aragon, Elsa Triolet et Léo Ferré vers 1957 (©L’Humanité-Keystone-France)

Louis Aragon, Elsa Triolet et Léo Ferré vers 1957 (©L’Humanité-Keystone-France)

Vous parlez de renouveau de la chanson française (…). Vous savez, en ce moment (…) on a un peu l’impression que sur le plan de l’auditoire elle est battue en brèche par ce que vous appelleriez peut-être «le rien dire», c’est-à-dire le yéyé. C’est la première observation. La deuxième: est-ce la chanson ou est-ce l’utilisation des poèmes de leurs contemporains par des compositeurs? J’ai plutôt l’impression que c’est la poésie qui gagne, et que dans chanson il y a beaucoup de poésie, mais que ce sont les poètes qui donnent l’aliment.

Personnellement, je n’ai pas ce mépris qui s’exprime ici ou là pour les formes les plus récentes de la chanson, et par exemple, parmi les chansons que j’ai entendu chanter par Johnny Hallyday, pour en rester simplement là, il y en a que je considère comme de très bonnes chansons. Ce n’est pas parce que l’expression du sentiment est faite avec quelques mots, par des moyens autres, qu’elle perd de l’intensité. Au contraire. Vouloir opposer une forme de chanson à l’autre, tuer une chanson par l’autre, voilà le mauvais coup qu’on nous fait. Et je ne m’associerai certainement pas à ce dénigrement d’une forme de chanson qui plaît à la jeunesse, ce qui ne me paraît pas mauvais, et qui plaît aussi comme vous voyez à de vieux bonshommes comme moi.

Ah oui, mais vous savez: plaire à la jeunesse… Il s’agit de savoir pendant combien de temps on va plaire à la jeunesse! C’est la mode.

La jeunesse, ce n’est pas une question de mode: de toute façon la jeunesse est très brève. C’est la condition humaine que vous mettez là en cause, ce n’est point la mode. En réalité les choses plaisent un moment puis laissent le pas à d’autres. Il s’agit seulement de savoir, au bout d’un certain nombre d’années, ce qui reviendra. Or, ce qui reviendra n’est pas toujours ce que l’on croit.

Ainsi, quand j’avais 20 ans, un des écrivains les plus célèbres était un homme qui n’était d’ailleurs pas du tout un écrivain négligeable, il s’appelait Henri de Régnier. Qui aujourd’hui lit Henri de Régnier? Par contre, à cette époque, un écrivain absolument décrié s’appelait Courteline; aujourd’hui Courteline se lit. C’est probablement la même chose avec les chansons. Il n’est pas du tout certain, il n’est pas couru, que les chansons qu’on méprise aujourd’hui et qu’on tient pour le fait de la mode ne seront pas celles qui auront leur grain d’éternité.

En tout cas qu’il s’agisse du fait que la poésie gagne dans tout cela, je pense que oui. C’est toujours la poésie qui gagne. Mais que la poésie gagne avec moi, avec nous – je veux dire les poètes qui font métier de poètes ou qu’elle gagne avec des inconnus, avec des mots que l’on considère comme des formes dévaluées de la poésie, peu importe : c’est toujours la poésie qui gagne. Et peut-être que plus tard on considérera Johnny Hallyday comme le roi de Navarre.

Je vous dirais que Johnny Hallyday me semble déjà être considéré par la jeunesse comme un homme qui est en train de parcourir une trajectoire importante. Ce n’est pas anecdotique. Vous avez tout à fait raison dans ce que vous dites de lui. Je pense à ce qu’on appelle l’industrie de la chanson. Est-ce que vous pouvez imaginer par exemple qu’on pourrait un jour parler de l’industrie de la poésie? Or les professionnels parlent ouvertement de l’industrie de la chanson. C’est une industrie: il y a un support, il y a des disques, il y a des passages radio.

C’est pourquoi je crois que quand vous dites que c’est bien que la jeunesse aime ça, il y a peut-être une part des choses que vous ne mettez pas en avant, c’est la façon qu’on a de faire pénétrer artificiellement des chansons qui n’en sont pas. Et j’aurais aimé une condamnation des chansons qui n’en sont pas.

Vous n’obtiendrez pas cette condamnation de moi parce que je ne sais pas si des chansons qui se chantent n’en sont pas. Du moment que quelque chose se chante, c’est une chanson. Et par exemple il y a des choses qui sont aussi de la poésie qui n’en sont pas parce qu’elles sont industrielles aux yeux des autres. Il y avait une époque où sur les murs de Paris, et même en lettres de feu, on pouvait lire place de l’Opéra, c’était un slogan pour entrer au magasin… Excusez-moi de donner à la radio française brusquement la réclame d’un magasin existant, mais je n’y peux rien: «Toute femme élégante est cliente du Printemps.» Eh bien j’estime que dans ce slogan c’était encore la poésie qui gagnait. (…)

Alors vous pensez au fond qu’il y a une sorte de relais par le disque et par la mise en musique des poèmes, et qu’on assiste à une espèce de multiplication des achats de poèmes imprimés parce qu’une chanson a donné envie d’en savoir un peu plus sur l’auteur?

Je ne crois pas qu’on puisse réduire à ces termes commerciaux le phénomène qui se produit. Il y a influence réciproque. C’est parce que la poésie touche plus de gens que les musiciens mettent des poèmes en musique, sont appelés à le faire; et c’est parce qu’on chante ces chansons qu’on se tourne aussi davantage vis-à-vis de la poésie. La musique et la poésie gagnent l’une par l’autre et conjointement. Et à un moment donné, sans doute, l’aide est apportée par la musique, à un autre elle le sera par la poésie.




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