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L'autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie

Par Liss
Je classe résolument Chimamanda Ngozi Adichie parmi les meilleurs auteurs que j’ai jamais lus. L’an dernier, je la découvrais avec L’Hibiscus pourpre, un roman qui s’imprime avec force dans le souvenir du lecteur. Cette année j’ai enfin pu contempler L’Autre moitié du soleil, son second roman, qui vous saisit avec la même intensité, vous plonge dans l’histoire du Nigéria, une histoire si actuelle, si familière aux Africains qui, depuis quelques décennies voient se déclarer sur leurs territoires des guerres sur fond tribal. J’étais persuadée que L’Hibiscus pourpre demeurerait mon préféré, malgré toutes les productions ultérieures de l’auteur, si belles soient-elles, mais je ne suis plus aussi catégorique, je ne sais plus lequel des deux je préfère.
L'autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie
Ce sont deux œuvres différentes du point de vue thématique et pourtant unies par la profondeur du discours et la qualité de la narration. Il y a aussi d’autres similitudes, comme celle de trouver au sein d’une même famille le clinquant de la classe aisée et le dénuement des classes populaires qui pourtant ne perdent en rien leur vitalité, leur joie de vivre, elles se distinguent même par une sérénité, une « paix lumineuse » (p. 71) qui font souvent défaut aux riches.
Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels. Ugwu s’en rendra compte lorsqu’il comparera sa situation à celle des autres boys du voisinage. Odenigbo, alias Master, refuse même d’être appelé « maître » par ses domestiques qu’il gratifie du titre d' « ami », en particulier lorsqu’il s’adresse à Ugwu.
C’est également la même bonté qui émane d’Olanna, sa compagne, qui n’a pas été gangrenée par la richesse de ses parents. Bien souvent l’argent, comme la rouille, gâte les âmes, mais Olanna a gardé une grande simplicité dans ses relations avec les autres. Ses études, Sa grande beauté ne lui ont pas non plus fait perdre le sens des valeurs. Sa jumelle, Kainene, qui ne lui ressemble point, m’a fait penser à un des personnages de Blues pour Elise, une des « Bigger than life » (Shale, si je ne me trompe). Elle a un caractère bien trempé. Ses petits amis sont souvent des blancs, elle en rencontre un avec qui elle engage une relation durable : Richard, un journaliste qui aspire à être écrivain.
Dans ce Nigeria des années soixante, les Blancs ont leurs préjugés sur les Noirs et réciproquement. De part et d’autre, les vices ne manquent pas, car l’homme est ainsi fait que, d’où qu’il vienne, son égoïsme, son caractère intéressé, sa volonté d’être remarqué… ont du mal à être mis en sourdine.
Le récit est mené selon le point de vue de trois personnages : le jeune villageois Ugwu, la belle Onana, et Richard, le Blanc qui ne se contente pas de juger de l’extérieur, mais qui apprend à connaître le pays, les autochtones, a envie de faire découvrir au monde la beauté, la culture de ce Nigeria qu’il a adopté. Il apprend même l’ibo, langue de la tribu de sa compagne, Kainene. A côté des ibos, il y a les Haoussas, les Yorubas et bien d’autres ethnies encore, comme souvent dans les pays d’Afrique qui, de ce fait, sont multilingues. Là aussi, les préjugés sont bien ancrés, on se méprise les uns les autres, on se considère comme la tribu la plus digne etc. Gare aux jeunes gens qui vont trouver l’amour dans l’autre ethnie, ils se mettent leurs parents à dos ! Mais cela aurait-il suffi pour faire se dresser les uns contre les autres au point de se massacrer sans merci dans ce qui allait devenir la guerre du Biafra ? C’est une guerre qui oppose principalement les Haoussas aux Ibos. Ces derniers, qui connaissent à un moment donné un traitement inhumain, se révoltent et décident de déclarer leur territoire indépendant. Les puissances occidentales agissent en souterrain, en armant les uns au détriment des autres. Mais pour la presse, pour tous, cette guerre illustre combien les Nigérians sont tribalistes et prompts à s’entredéchirer.
Et voici sur quoi se fondent parfois leurs arguments :
‘‘Les articles le contrariaient. « D’anciennes haines tribales », écrivait le Herald, étaient à l’origine des massacres. La revue Time avait intitulé son article HOMME DOIT TAPER, reprenant une expression inscrite sur un camion nigérian, mais l’auteur avait pris le mot au sens littéral et en avait tiré la conclusion que les Nigérians étaient si naturellement portés à la violence qu’ils allaient jusqu’à inscrire sa nécessité sur leurs camions de voyageurs. Richard avait envoyé une lettre lapidaire à Time. En pidgin nigérian, écrivit-il, le mot « whack », « taper », signifiait « manger » (p. 261) [Au congo, on dit parfois "damer" pour "manger", ce qui est aussi susceptible d'être interprété par de la violence pour qui ne maîtrise pas le langage familier du pays.]
Richard ne s’arrête pas là dans sa volonté de mettre les points sur les i, il rédige un article dont voici un extrait :
"L’idée que les tueries récentes seraient le produit d’une haine « séculaire » est trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l’attestent certaines magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste." (p. 262)
C’est curieux comme le schéma qui a produit la guerre du Biafra est presque identique à celui qui a opposé le Nord et le Sud au Congo-Brazzaville, j’a envie de dire aussi les Tutsi aux Hutu. Chaque fois on a réduit les affrontements meurtriers à une simple guerre tribale, alors que les enjeux, les circonstances, les causes sont multiples et n’épargnent personne, surtout pas les Occidentaux.
J’ai apprécié la saveur nigériane de l’écriture marquée par les expressions locales. J’ai aimé l’organisation du récit, oscillant entre le début et la fin des années soixante et réparti entre Ugwu, Olanna et Richard, dans le regard desquels on perçoit successivement les événements, jusqu’au chapitre 12. Cet ordre minutieux est bouleversé à partir du chapitre 13, lorsque la guerre s’amplifie.
L’autre moitié du soleil, c’est l’histoire d’une guerre, celle du Biafra, avec toutes les horreurs qu’implique la Folie des Détonations (tueries macabres, viols, vols, humiliations, déplacements massifs des populations, enrôlements forcés...). C’est aussi l’histoire d’un grand amour, celui d’Olanna et d’Odenigbo, qui va connaître les pires épreuves mais qui résiste, malgré tous les assauts qui sont lancés contre lui.
Le titre évoque le signe distinctif du drapeau qu’avaient choisi les Biafrais : une moitié de soleil. Mais le roman aurait pu aussi porter comme titre « Le monde s’est tu pendant que nous mourions », projet romanesque de Richard, repris par Ugwu, qui est retourné à l'école grâce à son patron et a pris goût à la connaissance, à la lecture et à l'écriture.
C’est un de ces romans qui prennent en otage le lecteur et risquent de vous faire passer une nuit blanche.
Chimamanda Ngozi Adichie, L’autre moitié du soleil, Gallimard, collection Folio, 2006 pour l’édition originale, 2008 pour la traduction française, par Mona Pracontal, 670 pages.
Le roman a été couronné par l’Orange Prize et la traduction de Mona Pracontal récompensée par le Prix Baudelaire de la traduction 2009.

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