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La formation des armées étrangères : évolution des politiques et des pratiques des années 50 à 2010

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Le journaliste spécialisé "Défense" de Ouest-France, Philippe Chapleau, et le chercheur militaire à l’IRSEM, le colonel Michel Goya, le rappellent encore récemment : la formation des forces armées étrangères est une voie d’avenir pour les armées françaises. Une étude de l’IRSEM sur le sujet devrait d’ailleurs être très prochainement rendue publique.

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En exclusivité pour Theatrum Belli, et dans le cadre du premier numéro de "La chronique de Mars" tenue à un rythme mensuelle par Florent de Saint Victor sur TB, voici l’introduction de l’étude. Y sont présentées les grandes problématiques et les opportunités permises par un tel mode d’action.

Cette étude a été conduite par Georges-Henri BRICET des VALLONS, docteur en sciences politiques et spécialiste des questions relatives à la privatisation de la guerre, Nicolas MAZZUCCHI, géoéconomiste et créateur de Polemos consulting, et Florent de SAINT VICTOR, consultant indépendant et auteur du blog Mars Attaque.  

Aux côtés de kandaks de l’Armée nationale afghane (ANA), de soldats ougandais s’apprêtant à opérer en Somalie, de stagiaires de l’école de formation au maintien de la paix de Bamako, de gendarmes ivoiriens sécurisant les élections ou de marins de la TPDF (Tanzanian People Defence Force) luttant contre la piraterie, des militaires français forment et conseillent au quotidien des membres de forces armées étrangères.

Agissant en phase de prévention, de stabilisation ou de normalisation, et plus rarement en phase d’intervention, ces missions s’inscrivent dans une longue tradition militaire française. N’incarnant pas seulement un passé révolu, elles représentent une voie d’avenir pour le futur des forces armées françaises (gendarmerie, armée de terre, armée de l’air et marine), bien que des ajustements se révèlent nécessaires.

En effet, et alors que la puissance militaire ne se conçoit qu’au service d’une véritable grande stratégie, la formation et l’encadrement de forces armées étrangères peuvent en être partie prenante. Ce pilier est en mesure d’actionner des leviers de puissance permettant d’acquérir des avantages transverses dans les champs diplomatiques, évidemment, mais aussi économiques ou culturels.

Or, nos actuels modèles de forces semblent être partiellement remis en cause techniquement, doctrinalement ou économiquement. Il semble alors nécessaire d’en repenser l’utilité, la forme et l’usage. Dans ce cadre, l’assistance à des armées étrangères par différents acteurs (publics et privés) pourrait se révéler l’ossature d’une stratégie de puissance. Alors que d’importants choix se profilent, obligés ou contraints par un contexte particulier (poursuite de la révision générale des politiques publiques, mise à jour - ou réécriture - du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, changement du paradigme géopolitique – poids toujours plus prédominant de l’Asie, transition de la sécurité en cours en Afghanistan, etc. -, crise économique persistante, etc.), une réflexion sur ce sujet pourrait se révéler précieuse.


Une longue tradition historique "à la française"

Les compétences et les usages de formation, d’encadrement et d’entraînement par les forces armées françaises s’inscrivent dans une longue tradition historique. Pour ne débuter une rapide fresque historique seulement à l’après Seconde Guerre mondiale, les forces françaises sont passées par différents cycles, qui, pour bien prendre en compte les subtilités du séquençage, se juxtaposent (parfois se conjuguent) plus que se succèdent.

Après avoir été demandeur de ces formations, les forces armées françaises repassent au rang de fournisseur. En effet, principalement issues des unités formées et équipées par les Britanniques ou les Américains au cours de la Seconde Guerre mondiale, les forces françaises mettront ensuite en pratique ces modes d’action au service de leur stratégie de conservation de leur empire colonial. C’est le cas en Indochine ou en Algérie.

Au cours de cette période allant jusqu’aux années 1960, les militaires français encadrent des troupes indigènes où généralement la troupe est fournie par des contingents autochtones et où l’encadrement est composé d’officiers ou de sous-officiers d’origine française. C’est le cas du jaunissement des unités en Indochine ou des commandos de chasse des dernières années de la guerre d’Algérie.

Après ces épisodes vient le temps de la coopération où des insérés français occupent des postes à responsabilité au sein d’armées nationales. Des officiers des Troupes de marine opèrent dans les unités chamelières djiboutiennes, des éléments des forces spéciales encadrent les bataillons de la garde présidentielle de différents États africains, portant l’uniforme des armées locales.

Devenu incompatible avec la non-ingérence de la France dans les pays souverains, un mode de coopération prenant plus en compte la souveraineté de l’état hôte se développe. Des conseillers et des formateurs issus des trois armées et de la gendarmerie dispensent leurs connaissances en ayant à cœur de mettre en avant les éléments des forces armées étrangères concernées. En ne faisant pas à la place, c’est une logique de partenariat qui est mise en avant.

Enfin intervient le temps de la parenthèse afghane qui, aujourd’hui, se referme. Du mentoring au partenariat en passant par le conseil et l’accompagnement, toute la palette des attitudes entre formés et formateurs a été observée durant ces années qui ont structuré l’outil de défense, et sans doute impacté son fonctionnement futur. Si l’Afghanistan a été un révélateur principalement pour l’armée de terre, ce n’est pas la seule entité concernée.

À contexte changeant, changement des modes de pensée et d’action ?

Des évènements récents et l’aboutissement de processus historiques conduisent aujourd’hui à modifier et contraindre les capacités d’action des puissances occidentales. Tout d’abord, le double enlisement en Afghanistan et en Irak poussent à une certaine prudence face à un quelconque interventionnisme (cf. les débats précédant l’intervention en Libye). De plus, une opinion publique méfiante et des budgets contraints entrainent une incapacité à agir en dehors d’opérations limitées dans le temps et l’espace, par les moyens comme par les objectifs.

Pourtant, la conflictualité sous ses différents visages (piraterie, terrorisme, trafics, indépendantismes, etc.) demeure. Bien que parfois éloignée de nos intérêts stratégiques premiers, elle se rapproche aussi de nos frontières et des lieux d’où nous tirons notre puissance. Points de passages commerciaux, marges géographiques ou lieux de production d’énergies sont ainsi directement menacés.

Malgré des moyens humains et technologiques de renseignement toujours plus importants, des surprises stratégiques voient toujours le jour et perturbent l’équilibre des puissances. Les capacités d’anticipation (et non de prédiction qui relève du charlatanisme plus que de la prospective), bien que jamais suffisantes, permettent néanmoins de prévenir ces risques. Ce temps d’avance reste le préalable nécessaire pour peser de manière appropriée sur l’environnement, voire de le modeler dans le sens de nos intérêts.

Or aujourd’hui, les outils de régulation mis en place peinent à trouver les moyens et les méthodes pour agir à temps et avec volonté. Et cela quelque soit le mandat (otanien, européen, onusien, multilatéral, etc.). De plus, la judiciarisation de la société, le poids des médias et les relais d’opinion encadrent de manière particulière l’action extérieure. Enfin, les moyens économiques alloués à ce volet (coopération culturelle, promotion de la francophonie, coopération économique) subissent eux aussi les aléas des restrictions budgétaires.

Entre les reproches d’ingérence ou de négligence suite à l’apparition ou au traitement de ces surprises stratégiques, il devient fort complexe de se libérer des marges de manœuvre pour pouvoir faire, ou au moins faire faire. En étant conscient des forces et des faiblesses actuelles, il s’agit donc de mettre en œuvre une stratégie renouvelée, où tous les acteurs concernés trouvent leur place, qui puisse à terme apporter des avantages dans différents domaines et secteurs, signe de sa réelle efficacité.

Faire le pari de l’approche indirecte et différente

Aujourd’hui et encore plus sûrement demain du fait des tendances décrites, ce n’est plus l’action directe seule, parfois coercitive, qui permet d’atteindre les objectifs fixés mais bien la capacité d’influencer le cours des évènements. Cette dernière capacité est pour le coup intrinsèquement un mode d’action indirecte, coïncidant avec une approche éminemment plus préventive que curative.

Sir Basil Henry Liddel Hart via "l’approche indirecte" ou le général André Beaufre ont théorisé sur ce mode d’action différent. Pour ce dernier dans son Introduction à la stratégie, la stratégie indirecte vise à "renverser le rapport des forces opposées avant l'épreuve de la bataille par une manœuvre et non par le combat. Au lieu d'un affrontement direct, on fait appel à un jeu plus subtil destiné à compenser l'infériorité où l'on se trouve" (1).

Aujourd’hui et bien qu’ayant un marquage péjoratif, l’expression de "War by proxy" (ou guerre par procuration) telle que développée par Zbigniew Brzezinski, conseiller du président américain Jimmy Carter répond aussi en partie à cette attente et à ce contexte. La formation et l’accompagnement de forces armées étrangères hissés au rang d’axe stratégique prédominant pourraient être une des voies pour regagner en capacités.

En effet, le descriptif de la situation préalablement dressé ne doit pas faire oublier les qualités existantes ou laisser penser à la persistance de l’inefficacité de nos outils diplomatiques. Élevé comme raison de tous les maux, le manque de stratégie peut être rattrapé, non sans réorientations. La France peut retrouver la puissance d’une puissance qui lui permet de faire, faire faire et empêcher de faire.

Cet objectif est d’autant plus atteignable qu’il s’agit de mettre en avant un domaine déjà connu des acteurs français. De la formation au maintien de l’ordre au monitorat d’unités engagées en contre-rébellion en passant par la préparation à des missions de maintien de paix, l’organisation de scolarité d’état-major ou la formation de groupes d’intervention, tout le spectre possible (et quel que soit l’intensité des opérations) est déjà couvert.

Il s’agirait donc de démultiplier ces efforts pour en faire une plus-value principale, un facteur différenciant. Les forces armées en seraient un des moteurs, couplées, parfois même remplacées, par des acteurs autres qu’il semble aujourd’hui impossible d’ignorer. En effet l’apport de sociétés militaires ou de sécurité privées "à la française"" serait un véritable atout dans le déploiement géostratégique et économique de la France.

Redonner de l’utilité aux forces

Le premier avantage a trait à notre positionnement diplomatique. Cette assistance permet de continuer d’assurer notre défense et notre sécurité, via d’autres moyens : la mise en avant de forces souveraines. La sécurité du territoire et des citoyens, la sécurité des couloirs d’approvisionnement et l’accès aux matières premières seraient garantis grâce à l’action préventive basée sur la connaissance des risques ou leur traitement. Un environnement local maîtrisé par d’autres grâce à des compétences apprises deviendrait ainsi le cocon d’épanouissement de la puissance. 

Le second intérêt est économique et politique par la limitation des coûts de projection et d’opérations en assurant une forme de sous-traitance locale à l’interventionnisme que nous ne sommes plus capable d’assurer (en partie financièrement mais aussi politiquement). De plus, le fait de respecter la souveraineté des acteurs locaux correspond parfaitement aux attendus actuels de non-ingérence dans les affaires intérieures et à la recherche d’une plus grande autonomie de ces mêmes acteurs.

La troisième utilité serait de se positionner comme une alternative crédible vis à vis des autres puissances elles-mêmes en phase de préservation ou d’accroissement de puissance. La France peut capitaliser sur son expérience réelle et reconnue, et se doit de ne pas gâcher le crédit accordé par certains partenaires à sa voix singulière. De plus, cette diplomatie militaire au contact des élites, militaires mais aussi politiques, permet de préparer en amont son influence future à bien des points de vue.

Enfin, les échanges entre les forces étrangères et françaises conduisent à développer une culture opérationnelle partagée par la promotion d’un modèle de défense. Les industriels français (pas uniquement ceux de l’armement) pourront bénéficier de ces connaissances et de ce capital sympathie des habitudes. Cela faciliterait l’obtention de contrats dans un environnement marqué par la multiplication des concurrents et l’exacerbation des tensions économiques.

Une multitude d’expériences passées et actuelles

Afin donc de comprendre le mouvement historique qui conduit à la situation actuelle, de découvrir les expériences passées et les situations analogues rencontrées par d’autres, cette étude sera menée selon une approche comparative, dans le temps et dans l’espace. Des expériences indochinoises, coréennes et vietnamiennes aux modèles soviétiques ou américains pour le développement d’une armée de l’air afghane, en passant par l’expérience américaine et anglo-saxonne en matière de formation par des sociétés militaires privées, les situations et les problématiques sont au moins aussi différentes entre elles que riches de grandes constantes et d’enseignements.

Les cas étudiés permettent de couvrir l’ensemble des problématiques, que cela soit la formation d’une armée ex-nihilo, la mise à niveau de forces armées existantes ou l’accompagnement en opérations d’unités. De même, l’ensemble des savoir-faire potentiellement transmis est abordé : commandement, tactiques, techniques et procédures d’unités conventionnelles spécialisées ou d’unités plus proches de la police. L’importance actuelle des acteurs privés dans ces activités de formation n’est pas ignorée, leur rôle ne pouvant plus aujourd’hui être seulement abordé à la marge. Enfin, les questions du statut des formateurs, de la formation des formateurs et des méthodes de transmission de connaissances sont étudiées.

Les études de cas couvrent différents continents et différents pays, comme demandés (Afrique et Asie, en particulier l’Afghanistan et l’Indochine puis le Vietnam). La comparaison sur 25 années entre les pratiques françaises et américaines en Asie (Vietnam, Indochine et Corée) permettent de discerner des similitudes dans les approches, les objectifs ou les pratiques, ainsi que de profondes divergences entre deux cultures stratégiques nationales. Les auteurs ont aussi souhaité traiter, du fait des enseignements qu’ils pouvaient apporter, d’autres cas : les Balkans, en particulier les forces armées croate et bosniaque, mais aussi l’Irak, laboratoire récent pour la montée en puissance de forces armées via des acteurs privés.

Loin de vouloir essentialiser les enseignements qu’il est possible de tirer de ces cas historiques ou plus contemporains, ces études se révèlent néanmoins utiles pour comprendre la généalogie des pratiques de coopération et de formation ainsi que les clés des succès et des échecs, qu’il serait néanmoins dangereux d’universaliser comme des "principes fondamentaux". Si ces expériences ont, en partie, une valeur d’exemplarité, elles le sont surtout via un intense travail de "méditations", qui selon le maréchal Foch lors d’une conférence à l’École Navale en 1920, est la clé des "géniales improvisations sur le champ de bataille".

Georges-Henri Bricet des Vallons est docteur en science politique, diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Spécialiste des questions de défense, ses travaux de recherche portent sur les thématiques liées aux complexes militaro-industriels et à la privatisation de la guerre. Il est l’auteur d’Irak, terre mercenaire (Favre, janvier 2010) et a dirigé l’ouvrage collectif Faut-il brûler la contre-insurrection ? (Choiseul, octobre 2010). Il publiera prochainement une Histoire des sociétés militaires privées. L’entreprise de guerre au XXIe siècle (Ellipses, septembre 2012). Il intervient régulièrement dans la presse et dans les revues spécialisées.

Nicolas Mazzucchi est géoéconomiste. Fondateur de Polemos Consulting, il enseigne la géoéconomie à l’École de guerre économique, à Reims Management School et à Sciences-Po Lille. Ses travaux portent principalement sur la puissance des États dans le domaine de l’énergie et sur les problématiques de guerre informationnelle.

Florent de Saint Victor est consultant indépendant en questions de défense auprès des entreprises et des institutions. Ancien chargé d’études pendant deux années au Centre de doctrine et d’emploi des forces (CDEF), il est diplômé de l’École de guerre économique. Contributeur régulier pour différentes revues spécialisées, il est aussi rédacteur du blog d’analyse Mars Attaque et un des membres fondateurs du webzine francophone Alliance Géostratégique.



(1) BEAUFRE André (Général), Introduction à la stratégie, Paris, Hachette Littérature, 1998, p.146.


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