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Après nous le déluge

Publié le 22 juillet 2012 par Copeau @Contrepoints

L’État-providence qui est supposé assurer la justice sociale risque, en temps de crise, d’exacerber un égoïsme collectif identique à celui qui motiva certaines des plus violentes expressions politiques de l’histoire du XXème siècle.

Par Martin Legendre

Comment les citoyens réagiront-ils lorsque l’État-providence, contraint de faire face au surendettement qui l’étrangle, devra annuler les droits sociaux qu’il les a accoutumé de recevoir ?

Pour répondre à cette question, partons d’une déclaration, assez remarquable, d’une jeune femme filmée dans un documentaire sur les manifestations des indignés à Bruxelles intitulé Les Braves. Voici la transcription littérale de ce que, selon cette personne, seraient, les conséquences de la crise du surendettement public sur les femmes :

«Je te donne un exemple très concret. Dette publique : on réduit les dépenses (plutôt que d’augmenter les recettes via les riches – mais cela c’est un autre histoire) et donc moins de crèches et donc, comme les femmes traditionnellement elles s’occupent plus des enfants, elles vont finalement s’occuper plus des enfants ! Et donc elles vont moins travailler, avoir moins d’autonomie financière. »

«On passe donc d’un État social où c’est l’État qui offre des services publics à un État qui ne remplit pas ses missions et où, en fait, les femmes doivent reprendre certains rôles de l’État : s’occuper des enfants, s’occuper des personnes âgées… On passe de l’État social à ce que l’on appelle la mère sociale. Finalement on devient mère à la place de l’État. (..)»

« Cette question de la dette et des plans d’austérité ce n’est pas seulement à cause du capitalisme mais c’est aussi à propos du patriarcat. On a un slogan : « on accouche, on cuisine, on éduque les enfants, on s’occupe des autres, on lave, et … eux ils décident». Ce pouvoir patriarcal est incarné pas le pouvoir masculin ; les politiciens, les banquiers, les multinationales c’est quand même une structure avec des hommes dedans.»

Les propos de cette indignée révèlent, un peu à son insu, une conséquence longtemps invisible de la satisfaction des besoins des citoyens par des solutions publiques : en leur attribuant des droits d’accès collectifs à l’école, à la santé, au chômage, etc., l’État-providence les transforme en des sujets sans pouvoir de décision individuelle sur des aspects fondamentaux de leur vie. Tant que l’attribution de droits collectifs par l’État-providence a lieu dans le sens d'une satisfaction croissante de ses besoins, chaque citoyen qui en bénéficie n’y voit qu’une richesse nouvelle à laquelle il semble irrationnel de s’opposer. Après tout, les droits d’accès à la crèche que cette jeune Belge veut défendre lui permettent d’être plus libre pour gagner sa vie. Mais ces «bénéficiaires» de droits sociaux ne se rendent pas compte qu’une partie croissante de leur vie dépend ainsi de plus en plus de décisions prises par une «volonté collective[1]» pour le compte de tous et donc pour le compte d’aucun en particulier.

L’autonomie financière que la jeune femme du documentaire veut défendre (par exemple pouvoir consacrer son temps à gagner de l’argent plutôt que s’occuper des enfants ou devoir prendre en charge l’existence des grands-parents, etc.) lui ayant été attribuée dans le cadre de décisions collectives, cette autonomie n’est donc, ni juridiquement ni moralement, sa propriété. Au contraire elle est toujours révocable par l’État-providence, ou, pour être plus précis, ceux qui le dirigent en prétendant incarner la volonté générale.

Il en résulte une forme subtile mais bien réelle d’asservissement légal de l’individu à l’État-providence : qu’est ce qu’un esclave si ce n’est une personne qui n’a aucune possibilité juridique de protéger individuellement le contenu d’aspects essentiels de son autonomie ?

La crise du surendettement public va agir comme un révélateur de cet asservissement et faire découvrir à de nombreux citoyens leur impuissance juridique à s’opposer aux retraits de droits collectifs dont ils bénéficient. Ils vont se sentir ignorés par l’État, comme le montre le passage où la manifestante évoque comment les femmes, dont elle se fait le porte-parole, se sentent forcées d'accepter les décisions d'un pouvoir froid, cruel, d’une technocratie qui ne prend pas leurs volontés en compte (« on accouche, on cuisine, on éduque les enfants, on s’occupe des autres, on lave, et … eux ils décident. »)

Il faut donc voir le mouvement des indignés comme une conséquence directe d’un sentiment d’être ignoré par l’État. Une citation du philosophe libéral Isaiah Berlin extraite de son essai Two concepts of liberty (écrit 60 ans avant les premiers mouvements d’indignés) le fait comprendre de façon très éloquente :

« Le manque de liberté dont les hommes ou les groupes se plaignent se ramène souvent à une absence de véritable reconnaissance [...] Ce que je veux chercher à éviter, c'est tout simplement d’être ignoré, d’être traité avec condescendance, d’être méprisé, ou d'être pris trop pour argent comptant - en bref ne pas être traité comme un individu, avoir ma singularité insuffisamment reconnue, être une unité statistique sans caractéristiques et buts propres identifiables et spécifiquement humains. Voici la dégradation contre laquelle je me bats (…)»[2]

Mais il est à craindre que les conséquences du retrait des droits collectifs aboutiront sur des réactions politiques beaucoup plus violentes que les simples mouvements d’indignation que nous avons connus jusqu’à aujourd’hui. Si une personne considère, comme le dit cette manifestante, que la crise du surendettement risque de la faire redevenir « mère à la place de l’État » cela veut dire, à contrario, qu’elle perçoit les fonctions sociales de l’État-providence comme une sorte d’amplification positive de son identité. Le retrait des fonctions sociales de l’État-providence risque donc d’être perçu comme une remise en cause de cette identité. Dans cette perspective, le bénéficiaire de droits sociaux risque de considérer que la défense de son identité requiert de défendre l’attribution des droits collectifs qui, à ses yeux, la fonde. La revendication sociale devient une exigence identitaire.

S’applique alors exactement ce que Chantal Delsol dénonce dans son Éloge de la singularité (initialement à propos des identités culturelles) :

«Ainsi apparaissent au sein des sociétés contemporaines des exigences d’être, prêtes à défendre leur espace, construites (non plus autour des idéaux de refaçonnement social, mais) autour des revendications identitaires. Les citoyens (…) luttent pour des modalités d’existence.[3]»

L’émergence de ces revendications sociales à caractère identitaire de la part d’une majorité, ou à tout le moins une proportion significative de citoyens, interdit le débat démocratique. Lorsque la démocratie ne devient qu’un moyen d’exprimer des revendications identitaires, alors la violence s’installe:

  • Le débat politique ne sert plus qu’à confronter des intérêts collectifs particuliers où seul compte le fait de faire partie d’une majorité ou d’une minorité active et surprotégée par l'État-providence (comme les syndicats) pour les faire prévaloir.
  • La citoyenneté, idéalement désintéressée, se réduit à la défense d’une identité sociale, parfois à tout prix, même aux dépens de la démocratie.
  • L’opposition à l’opinion est de plus en plus perçue comme une opposition à l’identité et se voit combattue comme telle.

Vers une catastrophe politique

Tout comme pour Faust, à qui le diable propose un pacte lui donnant le droit de réaliser tous ses désirs au prix de perdre un jour son âme, l’État-providence confère aux citoyens des droits collectifs améliorant significativement leur existence mais au prix de se sentir dessaisis de leur capacité individuelle de survivre en temps de crise.

La crise du surendettement public révèle cet état de conscience et risque de provoquer de la part des citoyens concernés par les retraits de droits collectifs qu’elle va engendrer, une demande violemment identitaire en faveur d’un renforcement des fonctions sociales de l’État-providence. Surgit le péril d’une catastrophe politique où sera élu le parti qui saura construire un programme juste suffisant pour répondre aux revendications identitaires d’une majorité de bénéficiaires de droits sociaux, quelle qu’en soit les conséquences pour la Nation ou pour certaines minorités de la population.

Après nous le déluge.

A cet égard il n’est pas inutile d’observer qu’avant-guerre l’arrivée au pouvoir, quasi-démocratique, d’un mouvement ultra-étatiste, politiquement très intolérant et économiquement très « social », s’est faite dans le pays où l’attente de voir l’État jouer le rôle d’une providence sociale était la plus développée. La social-démocratie n’a-t-elle pas été inventée en Allemagne quarante ans avant l’avènement du national-socialisme ?

Le risque d’un tel désastre économique et politique ne peut être justifié par aucun critère de justice sociale. Le véritable enjeu politique provoqué par la crise du surendettement de l’État-providence n'est pas seulement celui de la réduction des déficits publics mais aussi celui de la nécessité de redonner aux citoyens la conscience qu'il est possible d’être individuellement responsable de leur destinée économique. C’est la condition sine qua non pour éviter que la Nation sombre dans une forme d’«égoïsme collectif» identique à celui qui motiva certaines des plus violentes expressions politiques de l’histoire du XXème siècle.

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NB : Je remercie Stéphane Geyre, pour ses commentaires et suggestions. Toutes les erreurs et imprécisions qui restent dans cet article ne sont que de mon fait. De même les vues exprimées n’engagent que moi.



[1] Volonté collective qui est en générale gérée par une « technocratie sociale » sur laquelle les citoyens ont peu de pouvoir de contrôle démocratique, notons-le en passant,

[2] Isaiah Berlin, (Oxford 2004) Liberty, p 201. J’ai souligné en gras le passage final. Le texte original est: “The lack of freedom about which men or groups complain amounts, as often as not, to the lack of proper recognition […]What I may seek to avoid is simply being ignored, or patronized, or despised, or being taken too much from granted – in short not being treated as an individual, having my uniqueness insufficiently recognized, a statistical unit without identifiable, specifically human features and purpose of my own..” [3] Eloge de la singularité. Chantal Delsol. P162.

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