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L’idéologie de l’adoption du livre numérique

Par Ebouquin

The Tree Book et l’idéologie de l’adoption du livre numérique

Apprendre des habitudes du lecteur

The Tree Book de Medallion Media Group est une des promesses du livre (dit) numérique et l’un de ses nombreux fantasmes : une lecture “innovante” , en perpétuelle évolution, qui briserait la loi d’une fixité supposée et imposée du/par le livre (dit) papier. Ce nouveau projet se présente en effet comme un objet qui apprend en permanence de nos comportements de lecture. Qu’un lecteur lise vite, par exemple, et l’action se resserra autour d’éléments clés; qu’il lise lentement, à l’inverse, et l’on peut – entre autres – imaginer que les descriptions se multiplient (c’est traditionnellement la marque de la lenteur narrative). On a donc ici affaire à un livre comparable à un arbre (ou à un rhizome pour reprendre Deleuze, décidément à la mode) – d’où le nom : “The Tree Book” – dont les ramifications incarneraient la richesse et la diversité d’une fable (au sens classique, soit l’agencement de faits en vue d’une résolution). Fascination pour l’organicité, la gestation et l’autonomie algorithmique, pour résumer (le livre semble croître de ses propres forces, sans action humaine).

Les auteurs, apprend-on en lisant l’à-propos, créent en effet la trame principale (c’est le tronc) mais elle peut prendre des formes variées (ce sont les branches) selon la nature, prétendument mesurable, des habitudes de lecture d’un utilisateur (le premier livre en ePub construit sur ce mode devrait être disponible en 2013). Le rythme est ici la valeur centrale de cette mesure (Reading Life de Kobo fonctionne de la même façon, même si, dans le cas de The Tree Book, la rapidité et la consommation ne sont pas encouragées : ce ne sont que des données, comme tant d’autres, susceptibles de modifier la trame). Un auteur peut jouer avec plusieurs rythmes : le mode “en direct”, par exemple, pourra imposer au lecteur de réaliser un certain nombre d’actions en un temps limité (lire en 5 minutes un chapitre) pour voir le personnage progresser (avoir son bus après avoir couru 5 minutes derrière lui).

L’idéologie de l’adoption

Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur les caractéristiques du projet (trop peu d’informations encore); je m’attacherai plus à identifier l’idéologie de l’adoption mobilisée. Une lecture, même superficielle (comme la mienne), des théories sur la lecture suffirait à invalider les préjugés aujourd’hui répandus sur la soi-disante “passivité” du lecteur (sur l’évidence de son existence même et sur sa fixité, comme s’il ne pouvait pas se charger d’autres fonctions; je parlerais plus volontiers pour ma part de “manipulateur du texte” mais passons), sur la rigidité du texte imprimé ou sur la toute puissance tyrannique de l’auteur. On doit cependant s’interroger sur leur persistance, malgré leur fragilité théorique et empirique. Une hypothèse : ils participent de l’idéologie de l’adoption, soit les caractéristiques d’un objet excessivement avancées par ses promoteurs pour le distinguer d’autres objets dans le but de le faire massivement adopter. Dans les années 90, par exemple, la nécessité de distinguer le texte numérique du texte de la presse écrite imprimée – nécessairement réduit à la combinaison mot/image – a favorisé l’émergence d’un discours promotionnel sur “l’interactivité”, aujourd’hui comprise comme le choix d’un parcours qui fonde une intimité avec la machine mais qui, classiquement (dans la sociologie de Goffman notamment), désigne une activité de dialogue entre deux individus sur un mode conversationnel (voir C. Guéneau, “L’interactivité : une définition introuvable“, 2005). Le livre numérique se trouve (encore aujourd’hui, alors qu’il est cinquantenaire) à peu près dans la même situation : dans la justification permanente de sa plus-value qu’expriment très bien deux termes synonymes : “enrichir” et “augmenter”(on parle donc de “livre enrichi” ou de “livre augmenté”).

La FAQ de The Tree Book est en ce sens exemplaire. Si elle reconnaît plusieurs fois une forte similarité entre l’”expérience” qui consiste à lire une fiction sur support imprimé ou sur support numérique (dans les deux cas, on ne sait jamais où nous mènera la lecture, etc.) c’est pour mieux mesurer les écarts qui existent et qui fondent la lecture “enrichie” (“enhanced”). Cet écart doit se voir. Si un texte imprimé numérisé n’est déjà plus le même (quoiqu’en dise le terme “homothétique”), et qu’il comporte parfois plus de différences – c’est notamment l’empreinte de la technique – qu’avec un texte nativement numérique, cette différence n’est pas suffisamment visible pour le “grand public” que les industrieurs (éditeurs industriels) espèrent convertir. C’est donc en partie pourquoi The Tree Book met en scène  l’incertitude pourtant propre à toute lecture (un arbre finit en effet par apparaître, qui propose au lecteur un parcours et des chemins – calculés – de traverse). La différence, c’est peut-être que la construction de cette incertitude passe par des outils d’écriture (The Tree Book proposera bien un accompagnement technique) qui la normalisent alors même que l’autonomie de l’écriture – censée vivre sa vie, seulement initiée par une main humaine – était la promesse paradoxale d’un rapport plus intime, sans intermédiaires (partout présents, visibles nulle part), avec le livre numérique.


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