Les reducteurs de tête

 Ne vous ai-je jamais raconté l’une de mes plus incroyables expéditions que je vécus avec mon fidèle homard de compagnie Bonne-Espérance ? C’était du temps où le continent sud-américain jouissait d’une côte d’amour illimitée de la part des artistes européens, et tout particulièrement les premières nations qui peuplaient les contrées sauvages de la belle et grande forêt d’Amazonie.
Ayant pénétré sur ledit continent depuis Cayenne, nous avons entrepris de découvrir la nature sauvage, telle qu’on la contait dans les livres, à bords d’une pirogue bien fournie en vivres et accompagnés d’un hombre muy fuerte. Ainsi mon cher Bonne-Espérance, et moi même, avons erré des jours et des jours sur des rivières à l’eau trouble et mystérieuse à la recherche de nouvelles terres à conquérir. Notre appétit aveugle d’Eden vert nous avait enlevé toutes craintes d’une mauvaise fortune.
Au détour de l’une de nos circonvolutions, notre attention fut attirée par la danse majestueuse d’un anaconda jaune qui semblait vouloir nous entrainer vers un bras mort du fleuve qui se dissimulait derrière une très dense végétation « ripisylvienne ».
Avec le recul et en tenant compte de ma phobie légendaire de cet animal diabolique qu’est l’anaconda, je me demande vraiment s’il s’agissait d’un serpent ou s’il ne s’agissait pas d’une sirène d’eau douce ?

 A la manière dont Bonne-Espérance tenta de fuir de son bocal-aquarium de voyage, je ne me rendait pas compte que mon attention fût totalement centrée sur une enivrante mélodie, un chant empreint de tentation exotique, dangereusement mortelle…
Mon guide, Ernesto Filipe Gusto de la Manana, tenta désespérément de me sortir de ce charme et de me décourager de continuer plus en avant l’aventure. Il gesticulait en me mimant quelque chose avec sa tête et en utilisant des objets qu’on se mettait à travers le nez ou les yeux. Il était tellement ridicule avec ses petits bras. Ah, le pauvre enfant, il devait être bien perturbé et avoir eu une enfance bien difficile !
Mais il semble que mon Sancho Panza à moi avait raison de vouloir m’attirer loin de ses terres inconnues. A peine avions-nous pénétré dans l’épaisse jungle qu’un bataillon  d’indiens Jivaro, de la tribu des « troppaconous », se mit à nous traquer comme de vulgaires capibaras. Dans la panique qui s’en suivit, je sentis tout à coup une vive douleur dans le cou, comme si les mille feux de l’enfer faisaient exploser ma gorge et ma nuque.

L’un des derniers souvenirs, avant de me réveiller à bord d’une pirogue d’Europe assistante (dont j’ignore jusqu’à ce jour comment elle arriva jusqu’à moi et surtout qui a pu les contacter) fut d’avoir été piqué ou plutôt empalé par un moustique géant ou par une abeille d’une précision chirurgicale sans pareille.
Sans vous raconter ce que je crois encore être des rêves et ne voulant savoir ce qu’il s’est (vraiment) passé sur cette terre inconnue, le seul souvenir réel que j’ai ramené est la tête réduite de mon cher Ernesto !!! Pauvre de lui, il fut l’innocente victime glorifiée de cette tribu aux mœurs ancestrales. Dans sa miséricorde, les troppaconous lui ont fait l’insigne honneur d’être le symbole, pour leurs Dieux de l’autre côté du fleuve, d’une nouvelle conquête. Ah, mon pauvre Manuel, il paya pour le lourd héritage des actes passés des colons européens envers les tribus reculées d’Amazonie.
Quant à Bonne-Espérance, le beau diable avait réussit à échapper à toute piqure et à toute expérience de réduction anatomique. J’aime à penser, avec le souvenir nostalgique de ces années de grandes expéditions, que c’est mon cher Bonne-Espérance qui a réussi à prévenir les secours et qui a pu contribuer à me sortir de cette situation cocasse. Et souvent il me vint, comme un éclair de lucidité, que Bonne-Espérance est peut être plus que sa condition animale lui concède, à savoir un simple homard !