Magazine Médias

Émile Faguet : « Pourquoi les Français ne sont pas libéraux » (1903)

Publié le 06 août 2012 par Copeau @Contrepoints

La France est un des pays les moins libres du monde et les moins libéraux de l’univers. J’ai suffisamment, je crois, prouvé la première de ces propositions au chapitre précédent. Il me reste à m’expliquer sur la seconde.

Par l'Institut Coppet

Source : Émile Faguet, Le Libéralisme (Paris, 1903). Chap. XIX « Pourquoi les Français ne sont pas libéraux », pp. 307–337.

L’esprit de parti

émile faguet
J’ai dit que la France est un des pays les moins libres du monde et les moins libéraux de l’univers. J’ai suffisamment, je crois, prouvé la première de ces propositions au chapitre précédent. Il me reste à m’expliquer sur la seconde. Il y a bien longtemps qu’à propos de Voltaire, le plus absolutiste des hommes, j’ai dit qu’il représentait admirablement l’esprit français, « le libéralisme n’étant pas français ». De fait, je ne crois pas avoir, de ma vie, rencontré un Français qui fût libéral. Le Français est homme de parti avant tout, et homme de parti très passionné, et il ne souhaite rien au monde, après le succès de ses affaires particulières, que le triomphe de son parti et l’écrasement des autres.

— Tout comme Voltaire!

— Oui, avec moins d’esprit le plus souvent. Même quand il est patriote, ce qui se rencontre, il lui est impossible de voir le progrès, le développement et la grandeur de la France ailleurs que dans le triomphe de son parti. Il lui est impossible de voir tout cela dans l’établissement et l’affermissement et le règne pacifique de la liberté. Il s’écrie tout de suite: « Mais, dans liberté, le parti que je déteste ne serait pas opprimé, et alors que deviendrait la France? » En conséquence de quoi, à quel parti qu’il appartienne, de la liberté il a terreur et horreur.

C’est en exploitant cet état d’esprit, c’est en mettant à profit ce penchant invincible, que les gouvernements ont toujours obtenu autant de despotisme qu’ils ont voulu. Les gouvernements monarchiques, Empire et Restauration, ont dit à leurs partisans: « La liberté, je n’en suis pas ennemi, je la voudrais peut-être; mais songez qu’elle profiterait aux républicains, que les républicains en profiteraient! » Il suffisait. Ils étaient aussi despotiques qu’ils le désiraient, quelquefois plus.

Le gouvernement semi-absolutiste, semi-libéral, de 1830, disait à ses partisans et disait à la France entière: « La liberté, je la désire tellement que j’en suis le représentant ici-bas; j’en suis le fils, j’en suis l’esprit et j’en voudrais être le père. Mais songez qu’elle profiterait aux cléricaux, que les cléricaux en profiteraient. » Il suffisait. La liberté était toujours saluée, honorée, proclamée, adorée et ajournée.

Une bonne formule, du reste, avait été trouvée. Comme une partie considérable des Français, sinon la majorité, est anticléricale, sans que j’aie jamais pu arriver à savoir pourquoi; et comme elle ne le sait pas non plus, ce n’est pas à elle qu’il faut le demander; mais enfin, comme elle est anticléricale, les gouvernements républicains qui ont succédé aux gouvernements monarchiques ont dit à satiété à la France: « La République, c’est la liberté. Vive la liberté! Vive la liberté sous toutes ses formes et dans toutes ses applications! Vivent toutes les libertés! Vivent les droits de l’homme! … Seulement, prenez garde! La liberté commencerait par profiter aux cléricaux, et les premiers bénéficiaires de la liberté, ce seraient les cléricaux. Voulez-vous cela? Non, n’est-ce pas? Non certes. Alors ajournons la liberté jusqu’au moment où il n’y aura plus de cléricaux. C’est la solution. Vive la liberté! Mais pour quelques siècles encore la République sera despotique. »

L’anticléricalisme est devenu ainsi un admirable prétexte aux gouvernements les plus passionnés, à les entendre, pour la liberté, pour être tout aussi despotiques que les autres, sinon davantage et avec l’admiration attendrie d’une moitié de la France; car on disait, car on dit: « Quel bon gouvernement! Il brûle pour la liberté; il la respire; il est fils de 1789 et de 1793; il fait afficher les Droits de l’homme; mais il est si justement effrayé du péril clérical, qu’il fait violence à tous ses sentiments et que, la mort de l’âme, il est aussi despotique que le Premier Empire. »

Le prétexte servira longtemps; il est même assez probable qu’il servira toujours.

La raison en est que les Français préféreront toujours, de parti à parti, l’écrasement de leurs adversaires à la liberté, et aimeront toujours mieux être privés de la liberté que non pas que leur adversaire en jouisse, même quand ils sont libéraux au fond, ce que, du reste, et c’en est la marque, ils ne sont pas du tout.

Regardez-les, aux temps où nous sommes. On peut compter parmi eux quatre partis principaux: les socialistes, les républicains radicaux, les républicains progressistes, les nationalistes. Aucun de ces quatre partis n’est libéral.

Les socialistes

Les socialistes sont des égalitaires. Au point de vue du principe d’égalité ils sont les vrais héritiers et les vrais fils de la Révolution française, et comme le principe de liberté a été abandonné par tout le monde, ils sont les vrais fils et les vrais héritiers de la Révolution française. Ils sont les seuls qui acceptent et qui veulent dans toutes leurs conséquences et dans toutes leurs applications les deux idées qui ont seules subsisté entre toutes les idées de la Révolution: égalité, souveraineté nationale. Ils veulent l’égalité réelle, l’égalité des biens possédés, soit individuellement, soit, et plutôt, collectivement, en quoi ils sont de bon sens, et ils veulent un gouvernement qui maintienne énergiquement et éternellement cette égalité réelle et qui partage également entre tous le bien de tous et le produit du travail égal de tous. Il n’y a pas un atome de liberté dans leur conception ni dans leur programme. Leur gouvernement serait le plus despotique de tous les despotismes connus. Le gouvernement des Jésuites au Paraguay donne seul une idée approximative de ce que serait le leur.

Les républicains radicaux

Les républicains radicaux seront libéraux quand les socialistes seront au pouvoir; mais, pour le moment, étant au pouvoir, ils sont, naturellement, absolutistes. Leur conception de la société est celle-ci: Il n’y a que l’État. L’État a tous les droits. L’État, dans la pratique, c’est la moitié plus un des électeurs qui votent. Cette moitié plus un fait tout ce qu’elle veut. L’individu n’a aucun droit; la minorité, même considérable, même moitié des votants moins un, n’a aucun droit. Les droits de l’homme n’existent pas. Du reste, il est de l’intérêt de l’État que l’État seul pense, parle et agisse et que « l’unité morale » de la nation se fasse ainsi. Toute compression, toute oppression de l’individu isolé qui a la prétention de penser, de parler, d’enseigner ou d’agir, est donc dans l’intérêt de l’État et par conséquent légitime. Toute répression, compression, oppression et suppression d’une collectivité quelconque qui ne serait pas l’État, et qui serait ainsi un État dans l’État, est donc dans l’intérêt de l’État et par conséquent légitime.

Il n’y a pas un atome de liberté dans cette conception ni dans ce programme, et même il ne respire que la terreur et l’horreur de toute liberté. Sauf l’égalité des biens possédés, ce programme est aussi despotique que celui des socialistes.

Je ferai remarquer, du reste, que les radicaux, qui, seulement par procédé électoral et pour lutter avec les socialistes en rivalisant avec eux, s’intitulent déjà radicaux-socialistes, seront forcés de devenir socialistes réellement. Car la fortune, ou simplement la propriété individuelle même la plus modeste, est une limite à l’omnipotence de l’État. On n’obtient pas, on ne peut pas obtenir la même docilité, la même servitude, la même obéissance passive à la « moitié plus un », d’un homme qui possède quelque chose que d’un homme qui ne possède rien. J’ai vingt fois fait remarquer qu’un homme qui possède est un État dans l’État, tout comme une congrégation, et seulement dans des proportions moins vastes. Les radicaux seront donc amenés peu à peu par les résistances qu’ils rencontreront, autant, du reste, qu’ils y seront poussés par leur clientèle, à se faire réellement socialistes. Les radicaux sont des étatistes. L’étatiste est un homme qui est en train de devenir socialiste, et s’il meurt sans l’être, c’est qu’il n’a pas assez vécu pour le devenir. Il n’y a pas plus de liberté dans la conception radicale que dans la conception socialiste; il n’y a pas plus de liberté dans le programme radical que dans le programme socialiste; il n’y a pas plus de libéralisme dans l’esprit d’un radical que dans l’esprit d’un socialiste.

Les républicains progressistes

Le parti républicain progressiste a des velléités libérales, d’abord parce qu’il n’est pas au pouvoir, ensuite parce que, réellement, il a, à l’égard de la liberté et des droits de l’homme, quelque tendresse, quelque souci, quelque inquiétude ou quelques remords. C’est un parti très honnête. Malheureusement il est la mollesse même, la faiblesse même, la timidité même et la pusillanimité même, ce qui fait qu’il est la nullité même.

Cela tient à ce qu’il est conservateur et que son vrai fond est le conservatisme. Or le conservateur français est un être singulier. Il n’est pas conservateur de certains principes généraux qu’il croit justes, de certaines traditions générales qu’il croit bonnes. Point du tout. Il est conservateur de ce qui existe, le jugeât-il détestable. « Cela existe, il ne faut le détruire. Cela est acquis. Il ne faut pas revenir sur cela. » Il en résulte que tout pas en avant que le radicalisme fait dans le sens du radicalisme, les progressistes s’y opposent d’abord et s’y résignent ensuite. Ils s’y opposent d’abord vivement et s’y résignent ensuite mélancoliquement, mais sans retour. Toutes les conquêtes radicales ont été combattues par les progressistes et respectées et conservées par les progressistes. « Cela est acquis. Il ne faut pas revenir sur cela. »

A ce compte, la France deviendrait gouvernement collectiviste, avec proscription de toute espèce de liberté, athéisme obligatoire, et communauté des biens et des femmes, les progressistes diraient: « C’est fâcheux; mais c’est acquis. Ne revenons pas là-dessus. Pas de mouvement en arrière. Mais, par exemple, n’allons pas plus loin. »

Ajoutez à cela ce qui en est, du reste, une conséquence et ce qui est une forme du même tour de caractère: une répugnance presque invincible à renverser un ministère, quel qu’il soit. Lui aussi existe, lui aussi est acquis. Deux fois, trois fois peut-être, au cours du ministère Waldeck-Rousseau, les progressistes ont pu renverser le ministère Waldeck-Rousseau, seulement en s’abstenant de voter. Deux fois, trois fois peut-être, ils l’ont sauvé, en votant pour lui. En général ils ne votaient contre lui que quand ils étaient bien sûrs qu’il n’en aurait pas moins la majorité. Ils votaient contre lui pour le désapprouver, mais non point pour l’empêcher de nuire, ni surtout pour l’empêcher d’être. Ils ne votaient contre lui que quand leur vote devait être de nul effet; mais quand leur épée pouvait faire du mal, non seulement ils ne la tiraient pas, mais ils couraient au secours de leur adversaire. Cela quelques mois avant les élections. Un gouvernement ne peut pas avoir de compétiteurs plus utiles, d’adversaires plus officieux, ni d’ennemis plus dévoués.

Ce n’est pas que les progressistes aimassent véritablement le ministère Waldeck-Rousseau; non certes; mais il existait, il était dès lors une institution nationale, quelque chose à quoi un conservateur ne touche pas sans un frisson religieux et ne voit pas ébranler sans, quoique le détestant, s’empresser à le soutenir.

Et enfin toutes les bonnes dispositions libérales du parti progressiste sont paralysées par la terreur où il est continuellement de passer pour clérical. — Comme il est modéré, il a toujours peur qu’on ne lui dise: « Pourquoi êtes-vous modéré si ce n’est parce que, au fond, vous êtes clérical et pour pouvoir ménager le clergé, sous prétexte de modération? Vous êtes des cléricaux déguisés. » — Comme il est un peu libéral, il a toujours peur qu’on ne lui dise: « Pourquoi êtes-vous libéral si ce n’est parce que, au fond, vous êtes clérical? Puisque les libertés ne peuvent profiter en France qu’aux cléricaux, quiconque est libéral est clérical. Vous êtes libéraux, donc vous êtes cléricaux. Vous êtes des cléricaux masqués. Mais on vous reconnaît sous le masque. Non? Vous n’êtes pas cléricaux? Prouvez-le donc en étant oppresseurs et en déchirant les Droits de l’homme. Il n’y a que cette preuve qui soit sûre. C’est la pierre de touche. »

A ce raisonnement tout le libéralisme des progressistes s’écroule tout d’une pièce. Il n’y a pas un progressiste qui reste libéral dès qu’il a le soupçon qu’on le soupçonne d’être suspect de cléricalisme. Or on l’en soupçonne toujours.

Pour ces raisons le parti progressiste peut avoir au cœur un certain libéralisme platonique; mais il ne peut pas compter comme parti libéral. J’ajoute qu’il ne peut pas compter comme parti, étant données la mollesse de son tempérament et l’infirmité de sa complexion. Il est destiné à disparaître à bref délai. En attendant, personne ne peut compter sur lui ni avoir confiance en lui, excepté, un peu, le parti radical.

Les nationalistes

Le nationalisme est le seul parti libéral qui existe en France. Il est libéral. Il réclame la liberté individuelle, la liberté de la parole et de la presse, la liberté d’association, la liberté d’enseignement, l’indépendance de la magistrature. On ne peut guère être plus libéral que cela. Voilà un parti libéral. Seulement il est composé uniquement, à très peu près, de bonapartistes, de royalistes et de cléricaux. Il est composé du personnel du 24 mai 1873 et du 16 mai 1877. Ces très honorables citoyens ne peuvent point n’être pas très suspects de n’être libéraux que parce qu’ils sont en minorité et de n’être libéraux que comme le sont toutes les minorités, c’est-à-dire jusqu’à nouvel ordre. Il est possible qu’ils aient été convertis, qu’ils aient rencontré le chemin de Damas et qu’ils soient devenus, non seulement sincèrement libéraux, mais encore foncièrement libéraux, libéraux ne varientur; mais il est un peu plus probable qu’ils sont des libéraux de circonstance et des libéraux provisoires.

Parlons brutalement: ils seraient vainqueurs, qu’ils recommenceraient le 24 mai et le 16 mai et qu’ils auraient pour ministre de l’Instruction un M. de Cumont et pour ministre de l’Intérieur un M. de Fourtou. ll y a peu de fond à faire sur le libéralisme de gens dont les uns ont les maximes du gouvernement du Second Empire et les autres les maximes du gouvernement du Syllabus. M. Gabriel Monod dit très bien aux radicaux: « Vous pratiquez le Syllabus retourné; mais c’est parfaitement le Syllabus. » Il dit juste; mais s’il n’y a pas de raison de se fier à ceux qui chaussent le Syllabus à l’envers, il n’y en a pas plus de s’abandonner à ceux qui le chaussent à l’endroit.

Pour être juste, il faut toujours entrer dans le détail et faire des distinctions. Il y a des éléments libéraux dans le parti nationaliste. Il y a dans ce parti quelques républicains libéraux qui sont bien forcés de marcher avec les gens qui, seuls en France, ont pour le moment une attitude libérale. Ces républicains libéraux nationalistes sont très dignes d’estime et c’est pour eux que je vote quand je peux, puisqu’ils représentent à peu près les deux seules choses auxquelles je tienne, l’idée de patrie et les droits de l’homme. Mais ils sont très peu nombreux et je ne voudrais pas tomber dans le ridicule de voir des suspects partout; mais enfin je doute, non pas qu’ils ne soient libéraux, mais encore qu’ils soient libéraux radicaux et libéraux intransigeants. Si je leur disais par exemple: La liberté comme en Amérique avec les seules restrictions que nous imposent les nécessités de la défense extérieure? je doute, vraiment je doute qu’ils me répondissent: Oui. Enfin ce serait à voir.

Il y a encore, comme élément de libéralisme dans le parti national, quelques royalistes franchement et intelligemment libéraux. J’en connais qui le sont dans une mesure très appréciable. J’en connais qui sont pour la séparation de l’Eglise et de l’État. Or ce n’est pas mon seul criterium, mais c’est un de mes critères. Comme pour le radical la pierre de touche à connaître le bon, le vrai républicain, c’est l’anticléricalisme: « Etes-vous anticlérical? — Oui. — Vous êtes républicain »; de même une de mes pierres de touche à reconnaître le libéral, c’est le fait d’accepter la séparation de l’Eglise et de l’État; aucun républicain n’en veut, ni aucun bonapartiste, ni aucun clérical, ni quasi aucun royaliste.

Il y a donc des éléments de libéralisme dans le parti national, mais qui sont faibles et qui sont noyés. On ne peut pas refuser ses sympathies à un parti qui se trouve, par le hasard des circonstances, représenter les Droits de l’homme menacés; mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que le libéralisme du parti national doit être surtout dans sa façade. Un libéral ne peut être nationaliste que sous bénéfice d’inventaire.

Défendre la liberté et la liberté seule

La question, j’entends la question de résistance au despotisme radical, est posée autrement par quelques esprits très bons et même de tout premier ordre. Dans une lettre au président du congrès des Associations catholiques de province, un homme de très haute pensée et du plus noble caractère, M. Ferdinand Brunetière, disait ceci (3 juin 1902): « Je voudrais mettre en garde les Associations catholiques contre le « parlementarisme » tel qu’on le conçoit désormais à la Ligue de la Patrie française; protester contre l’illusion de ceux qui semblent croire qu’ils triompheront, avec un vague libéralisme, de l’action combinée du jacobinisme et de la franc-maçonnerie; faire observer qu’entre francs-maçons d’une part et catholiques de l’autre, à l’heure actuelle, en France comme ailleurs, un tiers parti ne pourrait représenter qu’une coalition d’intérêts matériels, ou moins encore que cela, je veux dire des divisions de personnes; et ajouter que ceux-là sont aveugles qui ne voient pas que, le programme de nos adversaires étant de « déchristianiser » la France, nous fuyons le combat et nous livrons la patrie si nous feignons de croire que la lutte est ailleurs; conclure enfin que l’idée religieuse est la condition ou plutôt le fondement de ce qu’on enveloppe sous le nom de Droits de l’homme. »

Il y a, comme dans tout ce qu’écrit M. Ferdinand Brunetière, autant d’idées et d’idées importantes que de lignes dans cette « position de la question ». Il faut détailler et procéder par ordre.

En théorie, d’abord, je reconnais qu’il est parfaitement vrai que l’idée religieuse est le fondement de ce qu’on enveloppe sous le nom de droits de l’homme. C’est certainement le christianisme qui a fondé les droits de l’homme; je l’ai assez répété, et ce qui m’assure davantage, c’est que Taine l’avait dit avant moi, et ce qui m’assure plus encore, c’est que Montesquieu l’avait dit bien avant Taine. Au fond, si les radicaux ont horreur des Droits de l’homme, c’est d’abord parce qu’ils sont despotistes de doctrine et despotiques de tempérament; mais c’est aussi parce qu’à travers les Droits de l’homme ils poursuivent le christianisme qui les a fondés et qui les a jetés à travers le monde. Cela me paraît parfaitement juste.

En pratique aussi, si l’on se place sur le terrain de lutte et de bataille, la question est bien posée. Il est évident qu’en fait « la lutte » est entre le jacobinisme avec ses alliés imprudents (protestants, juifs, etc.) d’une part, et d’autre part le catholicisme avec ses alliés d’un jour, libéraux, modérés, etc., qui se trouvent avec le monde catholique, simplement parce qu’ils sont contre les jacobins. D’accord. Et rien ne prouve précisément combien en France il y a peu de libéraux qui soient libéraux par libéralisme, qui soient libéraux parce qu’ils sont libéraux, comme cette nécessité où les voilà, s’ils veulent lutter, s’ils veulent faire quelque chose, de se ranger parmi des hommes ou à côté d’hommes qui ne sont pas libéraux le moins du monde, encore que fils de ceux qui ont enseigné les Droits de l’homme à l’univers.

Mais que les nécessités de la lutte soient telles, ce n’est pas du tout une raison pour renoncer au libéralisme, surtout si, au lieu d’être un « vague libéralisme », dont, certes, je ne voudrais pas, il est un libéralisme très précis. Ce n’est pas du tout une raison pour dire: « Il n’y a plus de libéraux. Il n’y a plus que des catholiques et des jacobins. Il ne doit plus être question de libéralisme. Il ne doit plus être question que de jacobinisme et de catholicisme. »

Jamais, pour mon compte, je ne dirai cela. Je dirai toujours: « La liberté, c’est la vérité. C’est la vérité sociale, du moins aux temps modernes; et pour mille raisons que j’ai dites, les temps anciens ne peuvent pas revenir. La liberté, c’est la condition du développement normal de l’individu; et la liberté c’est la condition du développement normal de la nation. Je suis libéral. Un point; c’est tout. En pratique, quand c’est dans la personne des républicains, des radicaux, des jacobins, des socialistes, des protestants, des juifs que la liberté est violée, je suis à gauche; quand c’est dans la personne des royalistes, des bonapartistes, des catholiques et des cléricaux que la liberté est violée, je suis à droite. »

Et j’ai raison même en pratique; car je sais bien que je suis seul; mais si j’étais plusieurs, si j’étais nombreux, je formerais un parti qui, tantôt se plaçant dans le plateau de droite, tantôt dans celui de gauche, empêcherait la balance de pencher ni d’un côté ni de l’autre et maintiendrait le fléau droit; qui protégerait toujours ceux, quelconques, en qui la liberté serait violée, ou plutôt qui protégerait, maintiendrait, défendrait, sauverait toujours la liberté et la liberté seule.

Ce « tiers parti » que M. Brunetière suspecte ou qu’il raille, s’il existait, ce ne serait pas un parti, ce serait une ligue pour l’intérêt de chacun et pour le droit de chacun, et pour l’intérêt public et pour le droit public; et ce serait une ligue contre les partis, en ce sens qu’elle serait toujours pour le parti qui serait inoffensif étant vaincu et contre le parti qui serait redoutable et détestable étant vainqueur, tous les partis, quand ils sont vainqueurs, devenant immédiatement redoutables et détestables. Ce parti ne serait pas un tiers parti, ce serait un contre-parti.

C’est précisément ce parti qui devrait exister et qu’on devrait souhaiter qui existât, et qui fût nombreux, et qui fût bien organisé, et qui fût fort. Il devrait y avoir en France un parti des Droits de l’homme; non pas cette « Ligue des Droits de l’homme » qui était si peu d’accord sur les principes et qui s’était si peu entendue même sur la signification de son titre que, quand la liberté de l’enseignement a été en question, elle s’est demandé de quel côté elle était, et qu’une partie de ses membres a été pour et une autre contre, et qu’elle a été infiniment ridicule; mais un parti des Droits de l’homme fermement attaché aux idées maîtresses de la Révolution; partant de l’idée de liberté, et la mettant au-dessus de tout; acceptant l’idée d’égalité et l’idée de souveraineté nationale dans la mesure où l’application de ces deux idées n’entamera pas et ne lésera par la liberté, c’est-à-dire, disons-le franchement, dans une mesure restreinte, mais encore considérable; admettant la souveraineté nationale et le droit du peuple à choisir son gouvernement, mais n’admettant jamais que ce droit allât jusqu’au droit de despotisme; admettant l’égalité des droits, l’égalité devant la loi et devant la justice, l’égalité d’admissibilité aux emplois publics, mais n’admettant jamais « l’égalité réelle », c’est-à-dire la défense faite à l’individu de se développer, de s’agrandir et d’acquérir, c’est-à-dire le despotisme encore; tenant les Déclarations  droits de l’homme, malgré quelques contradictions facilement résolubles, pour sa charte et voulant qu’elles fissent partie de la Constitution et qu’une magistrature, qui serait indépendante, refusât d’appliquer et eût le droit de refuser d’appliquer toute loi qui serait manifestement contraire à leur texte.

Ce parti, qui serait tout simplement le parti républicain, si parti républicain veut dire parti des idées républicaines, serait en même temps le parti national, parce qu’il mettrait l’intérêt général au-dessus de tout intérêt de parti, de coterie, de syndicat ou de confession, et parce que, comme nation libre, il mettrait la France à la hauteur des États-Unis et au-dessus du Royaume-Uni, et parce que, comme nation forte, il la mettrait très haut, créant « l’unité morale » dans la liberté, au lieu d’essayer en vain de la créer par l’oppression; sans que je puisse voir que, d’aucune façon, maintenant un gouvernement très fort relativement à l’étranger, il affaiblît la patrie en tant que nation et en tant que camp fortifié.

Ce parti n’existe pas, et je viens de montrer qu’aucun des partis qui se partagent les citoyens français n’est libéral en son ensemble. Les éléments mêmes de ce parti n’existent pas, et je crois bien qu’il n’y a pas de libéraux en France. « On croit, dit spirituellement M. Gustave Le Bon, qu’il y a plusieurs partis en France; c’est une erreur. Il n’y en a qu’un: c’est l’Étatisme. Tous les Français sont étatistes. » A ce compte la fameuse unité morale devrait exister; seulement, si tous les Français sont étatistes, chacun veut l’État pour lui et au service de ses intérêts et de ses passions; et cela ne fait qu’un seul parti en théorie, mais en fait beaucoup en pratique.

M. Le Bon n’en a pas moins raison, et tous les Français sont étatistes, et il n’y en a point qui soient libéraux. Je crois presque que je suis le seul libéral français, et encore je ne suis pas sûr de moi. Proudhon disait gaiement: « Je rêve d’une république où je serais guillotiné comme conservateur. » Moi, je rêve d’une république où je serais proscrit… mais elle ne proscrirait personne… où je serais méprisé et maudit comme insuffisamment libéral.

Il est très évident que l’avènement de cette république est très éloigné.

Les raisons de l’antilibéralisme français

Pourquoi les Français ne sont-ils pas du tout libéraux, c’est une chose qui vaut qu’on l’examine.

Il faut songer d’abord que le Français est un peu Latin, et, quoique je pense qu’au XXe siècle il ne faut attacher presque aucune importance aux questions de races, tant les races se sont mélangées, encore est-il que la race est quelque chose, et, de plus, ce n’est pas ici une question de race. Quand je dis que le Français est Latin, j’entends dire qu’il a été constitué comme peuple par les Latins, qu’ils ont laissé sur lui leur empreinte, et que, longtemps après la disparition de la domination romaine, les légistes, d’esprit tout romain, de tradition toute romaine, ont donné à ce peuple le tour d’esprit qu’il n’est pas bien étonnant qu’il ait gardé. L’empire romain, l’impérialisme romain, l’étatisme romain est au fond de tout le droit romain, dont la législation française est sortie. Ne remarquez-vous point que, si l’on peut faire quelque distinction au point de vue du libéralisme et de l’étatisme entre Français et Français, le Français du Midi est plus étatiste que le Français du Nord? Le radicalisme est surtout une fleur du Midi. Le Nord est la patrie des droits de l’homme, le Midi est la patrie des droits de l’État. Il se peut que ce soit parce que le Midi a été plus pénétré de Latins et d’esprit latin que le Nord et parce qu’il a été pendant des siècles pays de droit romain, pendant que le reste était pays de droit coutumier. Il faut certainement tenir compte dans une certaine mesure, sinon de la race, car, après tout, nous sommes bien peu Latins de race, du moins de l’influence si longtemps prolongée chez nous, du peuple qui a fait de nous un peuple.

Il faut songer ensuite que nous sommes monarchistes. Nous le sommes profondément, parce que nous l’avons été pendant huit cents ans. Cela ne se dépouille pas en quelques années. Nous sommes monarchistes. Nous n’avons pas de plus grand plaisir, après le théâtre peut-être, que de voir un roi. Quand il en passe un par chez nous, fût-il de troisième grandeur, nous sommes ravis. Il ne nous dérange pas. C’est nous qui nous dérangeons considérablement pour aller le voir. Nous ne pouvons pas nous passer de quelque chose ou de quelqu’un qui ressemble à Louis XIV.

Quand nous avons secoué une monarchie devenue détestable par sa manière d’administrer le pays, il y eut deux phases. D’abord nous sommes restés royalistes, nous avons conservé le loyalisme personnel. Nous avons inventé la « démocratie royale » de 1789-1791, c’est-à-dire une égalité civile et politique et un système parlementaire, sous un roi, sous le roi héréditaire. Nous tenions au roi. Il n’y avait pas cent républicains en France en 1790.

Ensuite, quand nous nous sommes détachés du roi considéré comme traître au pays, nous sommes devenus républicains, mais si monarchistes encore que nous avons entendu par république une simple transposition de la monarchie. Tout ce qui était au roi, nous l’avons simplement donné au peuple; tout ce qui était de roi, nous l’avons fait de peuple, et il n’en a été que cela. L’omnipotence royale est devenue l’omnipotence populaire, la souveraineté nationale; l’omniscience royale est devenue l’omniscience populaire et cette idée que le gouvernement choisi par le peuple doit penser, croire et dogmatiser par tout le monde; l’omnipossession royale est devenue l’omnipossession populaire et cette idée que tout le territoire français appartient à tous les Français; et en un mot, la théorie du bon plaisir royal est devenue la théorie du bon plaisir populaire. Il est impossible d’être républicains d’une manière plus parfaitement monarchique. — Entre temps nous avons rédigé les Déclarations des Droits de l’homme; mais je doute que les Déclarations des Droits de l’homme aient jamais été prises fort au sérieux, et en tous cas soient jamais descendues trop profondément dans les esprits.

Monarchistes restés foncièrement monarchistes, nous faisons de la république monarchique; c’est-à-dire que nous nommons un gouvernement, et voilà qui est républicain; mais ce gouvernement nommé, nous croyons facilement, ou nous aimons à croire, ou nous nous résignons à croire qu’il a tous les droits de Louis XIV ou de Pierre le Grand, et voilà qui n’est plus du tout républicain; mais vous voyez bien les raisons pourquoi c’est très français.

Songez encore que nous sommes depuis trois siècles un pays très centralisé, qu’infiniment de choses qui pourraient être faites privément sont faites en France par l’État, par les fonctionnaires de l’État, qu’il y a en France plus de fonctionnaires qu’en aucun pays du monde, que par conséquent l’État, par sa seule organisation, aune extraordinaire importance, influence, puissance en toutes choses, qu’il dispose de places à donner, de faveurs à accorder et de places et de faveurs à promettre, en nombre infini. Par conséquent le Français, par simple souci de son intérêt matériel, est facilement amené à cette idée, à ce projet: conquérir l’État, l’avoir à soi: « Si j’étais le gouvernement! » Le moyen? Le moyen c’est d’être membre d’un parti qui aura la majorité, puisque l’État en France c’est le parti qui a la majorité. De là des partis, qui ne sont que des syndicats pour la conquête de l’État, et qui, quand ils l’ont conquis, ne songent qu’à l’exploiter à leur profit, puisqu’ils ne l’ont conquis que pour cela, et ne songent pas sans doute à l’amoindrir ou à le désarmer et sont plus étatistes et plus antilibéraux que jamais.

« La République est une dépouille », comme dit Montesquieu. Quand on ne considère l’État que comme une dépouille, on ne le partage qu’entre amis. C’est tout naturel. Mais la raison de tout cela, c’est que l’État, trop centralisé, trop muni de places à donner et de faveurs à distribuer, trop fort, trop grand, trop riche, était précisément quelque chose qui valait la peine d’être conquis et d’être transformé en dépouille. L’État en France est la toison d’or. Il faudrait trop de vertu aux Français pour ne pas mettre le cap sur cette toison-là, surtout quand l’expédition ne demande ni grande science nautique ni grand courage.

Ajoutez que les éducations religieuses des Français les prédisposent assez bien depuis quatre siècles à l’étatisme. J’ai dit, avec M. Brunetière, avec Taine, avec Montesquieu, que le Christianisme était le fondement même, le premier fondement des Droits de l’homme, et je tiens cela pour une des vérités les plus incontestables qui soient. Mais il est juste d’ajouter que le christianisme a un peu changé depuis ses origines. Les Français sont catholiques ou protestants. Les catholiques plus ou moins persécutés, molestés, tracassés ou inquiétés depuis une centaine d’années, sont devenus assez libéraux ou ont quelques tendances libérales, comme tous ceux qui ne sont pas au pouvoir; mais ils n’en sont pas moins les fils d’hommes à qui leur Église avait enseigné et prescrit l’obéissance sous toutes les formes et de tous les côtés, l’obéissance spirituelle du côté de Rome ou tout au moins du côté de leur évêque, l’obéissance matérielle du côté de Versailles. Quelques sympathies qu’on puisse avoir pour les catholiques, surtout en ce temps-ci, on ne peut pas considérer l’Église catholique comme une école de libéralisme, ni confondre absolument le Syllabus avec la Déclaration des Droits de l’homme.

Or les Français ont été dressés pendant plusieurs siècles par l’esprit de la Politique tirée de l’Écriture Sainte et par l’esprit du Syllabus. Il est difficile qu’il ne leur en reste pas quelque chose.

Les protestants, ayant été persécutés pendant deux siècles, ont été libéraux ou ont cru l’être pendant deux siècles. C’est dans l’ordre. Mais ils n’en sont pas moins les fils de Calvin, c’est-à-dire de l’homme qui est le type même du despotisme et de l’antilibéralisme et qui, à certains égards, et précisément au point de vue qui nous occupe, est parfaitement antichrétien. Car c’est le christianisme qui a établi la distinction entre le temporel et le spirituel et qui a soustrait le spirituel à l’État, et qui, en ce faisant, a fondé les droits de la conscience humaine et les droits de l’homme. Et c’est précisément Calvin qui a eu pour conception sociale la parfaite union, connexion et confusion du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique, qui des délits civils a fait des péchés et des péchés a fait des délits civils, qui a fondé un despotisme civil et un despotisme ecclésiastique exercés par le même gouvernement, qui en cela est revenu, par delà le christianisme, à l’antiquité romaine et même l’a dépassée de beaucoup en rigueur, qui, donc, a donné la théorie et l’exemple du gouvernement le plus épouvantablement despotique que le monde ait eu le bonheur de voir.

Les protestants français sont les fils de Calvin; il est difficile qu’il ne leur en reste pas quelque chose.

— Mais Calvin, ce n’est que Calvin!

— Pardon; mais les maîtres du protestantisme, à commencer par Jurieu et à continuer par les autres, plus obscurs, mais formant une tradition continue jusqu’à Burlamaqui et Jean-Jacques Rousseau, ont tous été libéraux en ce sens qu’ils étaient pour la souveraineté du peuple et pour l’absolu despotisme du peuple. Vous savez parfaitement que le Contrat social est de Jurieu. C’est Jurieu qui a dit le premier peut-être, en tous cas le premier à ma connaissance: « Le peuple est la seule autorité qui n’ait pas de raison à donner pour justifier ses actes. » Tous les docteurs protestants sont, en politique, des républicains radicaux. Ils ont inventé le jacobinisme. Ils ont inventé la transposition républicaine de la théorie monarchique. Ils ont, deux cents ans avant la Révolution française, dénié le despotisme au roi, il est vrai; mais pour l’attribuer au peuple, il est plus vrai encore. De Jurieu à Robespierre, par Burlamaqui et Rousseau, il y a une tradition constante de jacobinisme. Il est difficile qu’il n’en reste pas aux protestants de 1900 quelque chose. Et, de fait, j’entends dire par-ci par-là qu’il leur en reste énormément.

Ce qui fait que je n’aime pas les protestants, c’est qu’en général ils sont ultra-catholiques.

Élevés et dressés depuis trois cents ans par les catholiques et les protestants, il est malaisé aux Français d’être des libéraux très fervents. Ils n’ont pas cela dans le sang.

Voilà quelques-unes des raisons pourquoi les Français ont encore à faire leur éducation de libéralisme; voilà quelques unes des raisons pourquoi ils sont aptes surtout, parce qu’ils y sont habitués, à subir le despotisme et encore plus, comme il est naturel, à l’exercer.

Réponse à une objection

Et c’est ici que se présente, décidément, l’objection que le lecteur n’est pas sans avoir vu poindre depuis le commencement de ce volume et qui doit le préoccuper: chaque peuple, non seulement a le gouvernement qu’il mérite et, cela posé, les Français n’ont pas à se plaindre; mais encore chaque peuple est plus à son aise que sous un autre, sous le gouvernement qu’il préfère, qu’il désire et qui est en rapport avec son caractère.

Cela est vrai; et il est bien certain que les Français, sauf exception, ne souffrent point de la servitude et se trouvent plus confortables sous un gouvernement despotique que sous un gouvernement libéral; mais en politique, comme en beaucoup d’autres choses, ce n’est pas son goût qu’il faut consulter, c’est son intérêt.

Moi aussi je ne serais pas fâché, en consultant mes goûts et mes passions, d’appartenir à un parti: cela donne de l’appui et de l’assiette; on ne se sent pas isolé; on se sent encadré, associé, engrené; cela flatte et cela rassure; cela caresse au dedans de nous « tout ce qui pousse l’homme à se mettre en troupeau »; — je ne serais pas fâché, d’autre part, d’appartenir au parti qui aurait la majorité: on se dit qu’on est l’État, qu’on est la République, qu’on est le pays; que les autres ne sont que des émigrés à l’intérieur, ou plutôt qu’ils sont une quantité négligeable et méprisable; qu’ils ne sont rien du tout; c’est très savoureux; — je ne serais pas fâché de faire des lois contre tous ceux qui me déplairaient et de déclarer, et dans la loi, qu’il n’y a pas de liberté ni de droit commun pour celui de mes compatriotes, quel qu’il soit d’ailleurs, qui n’a pas la même opinion que moi sur la Révolution française ou sur l’immortalité de l’âme; — je ne serais pas fâché de prendre ma part des places et faveurs dont dispose le gouvernement et d’en distribuer leur part, largement mesurée, à mes amis, politiques et autres, à charge de me revaloir cela comme bons électeurs. J’aimerais assez tout cela.

Mais il s’agit de savoir si tout cela est de mon intérêt, c’est-à-dire de l’intérêt général; car il n’y a de véritable intérêt pour chacun, il n’y a d’intérêt permanent, durable, solide et en définitive réel pour chacun, que l’intérêt général. Or j’ai cru démontrer, et l’histoire, tant ancienne que moderne, et les faits les plus éloignés et les plus récents le démontrent beaucoup mieux que moi, que le despotisme ruine très rapidement les peuples, les mène très vite à un état de langueur et de dépérissement dont ils ne peuvent plus se relever; qu’en particulier le despotisme modern style, c’est-à-dire, dans un pays prétendu libre, la domination d’un parti, la domination d’un syndicat politique qui vit de l’État et qui, en asservissant les autres, tarit les sources de l’activité individuelle et collective dont profiterait l’État, est un gouvernement qui ampute et qui mutile la nation plus qu’une guerre malheureuse ne pourrait faire, est un gouvernement qui fait descendre le pays chaque année d’un cran dans l’échelle comparative des nations, tant au point de vue financier qu’au point de vue politique.

Désirer cet état de choses, c’est antipatriotique, le subir volontiers c’est un oubli du patriotisme. L’acceptation de la servitude, la facilité à la servitude, c’est la misère physiologique d’un peuple; c’est la diathèse d’un peuple qui ne tient plus beaucoup à vivre, ou qui n’en a plus la force, ou qui en a oublié les moyens.

Eh bien, il faut un peu se forcer soi-même. Il faut faire violence à ses goûts en considération de son intérêt. Il faut se dire un peu tous les matins que la servitude est une chose agréable, quand on en a l’appétit, mais que la liberté est une chose utile.

C’est le cas de l’homme qui aime à rester dans son lit le matin, mais qui finit par se persuader qu’il a le plus grand intérêt à se lever de bonne heure. Il finit par prendre cette dernière habitude, peut-être en maugréant à chaque aurore; mais il prend cependant cette habitude. Il aimera toujours se lever tard; mais il se lèvera toujours de bonne heure.

Les peuples qui ont le goût de la servitude peuvent très bien devenir libéraux de cette façon-là. Sans doute, ceux qui aiment la liberté par goût auront toujours sur eux quelque avantage, mais moins qu’on ne pourrait croire, la « seconde nature », parce qu’elle vient de la volonté, étant souvent plus forte que la première.

Je souhaite que les Français fassent cet effort; je souhaite qu’à se persuader que le libéralisme étant simplement la mise en valeur de toutes les forces nationales, si grandes chez eux, ils se persuadent qu’à vouloir être libres et à le devenir parce qu’ils le voudront, ils seront forts et reprendront leur ancien rôle et leur ancien rang dans le monde. S’ils se pénétraient de cette idée, je serais moins inquiet que je ne suis; parce que, s’ils se soucient peu d’être libres, ils aiment à être forts et grands. Qu’ils soient persuadés qu’ils ne seront forts que s’ils sont libres, et les voilà sur le bon chemin.

On a assez vu que je ne l’espère pas beaucoup. Mais il faut toujours faire comme si on espérait. Il est permis de n’avoir pas d’espoir; mais il est défendu de faire comme si l’on n’en avait pas. C’est pour cela que j’ai écrit ce petit livre. C’est pour cela que, très probablement, j’en écrirai d’autres. Pardonnez-moi de finir sur une menace.

Août-Septembre 1902

Table des matières complète

Émile Faguet, Le Libéralisme (Paris, 1903)

INTRODUCTION.
CHAPITRE I.   — Les droits de l’homme.    1
CHAPITRE II.   — Les droits de l’État.    16
CHAPITRE III.   — La liberté individuelle.    45
CHAPITRE IV.   — Du droit à l’égalité.    62
CHAPITRE V.   — Du droit de propriété.    71
CHAPITRE VI.   — De la liberté de penser.    80
CHAPITRE VII.   — De la liberté de la parole.  83
CHAPITRE VIII.   — De la liberté de la presse.  89
CHAPITRE IX.   — De la liberté d’association. 99
CHAPITRE X.   — De la liberté religieuse.    110
CHAPITRE XI.   — De la liberté d’enseignement. 128
CHAPITRE XII.   — De la liberté des fonctionnaires. 170
CHAPITRE XIII.   — De la liberté judiciaire.    119
CHAPITRE XIV.   — Du droit des minorités.    195
CHAPITRE XV.   — Des ennemis de la liberté.  212
I. Le monarchisme   212
II L’aristocratisme.   215
III. Le socialisme.   220
CHAPITRE XVI.   — Des ennemis de la liberté (suite).
IV.    L’égalité.             224
V.  La souveraineté nationale.   247
VI. Le parlementarisme.   259
CHAPITRE XVII.      — Que les libertés sont nécessaires à l’État.    250
CHAPITRE XVII.      — Des limites exactes de la liberté selon la situation différente des différents peuples.     285
CHAPITRE XVIII.     — État de la France au point de vue libéral.   295
CHAPITRE XIX.      — Pourquoi les Français ne sont pas libéraux. 307

A lire :

Sur Wikiberal : Bio Émile Faguet

----

Sur le web


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Copeau 583999 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte