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Août, Son jardin, l’exil et Gombrowicz

Par Qris @Qrisimon
Witold Gombrowicz w Vence.

Witold Gombrowicz w Vence. (Photo credit: Wikipedia)

Hier, déjeunant sous le porche, nous parlions avec une amie de Witold Gombrowicz. Alors que je pensais à ces succès numériques qui font cette année la Une des blogs, m’est revenu en mémoire un entretien filmé de Gombrowicz dans lequel il confiait :

Moi, je ne peux pas avoir de grandes prétentions parce que je suis un écrivain pour un public limité…

Et concluait par :

Il y a un art pour lequel on est payé et un autre pour lequel on paie. On paie avec sa santé, ses commodités et caetera et caetera

Samedi, il fait très chaud, l’humidité est à 88% sur Majors Path Road et toute la côte. Des restes de sardines grillées répandent dans la voiture leurs effluves d’ammoniac. Fenêtres ouvertes et climate à fond, nous filons à la décharge municipale avant de nous rendre à Son Jardin sur North Sea Mecox Road.

Une propriété arborée descendant jusqu’à l’étang Little Fresh Pond, trois serres d’une vingtaine de mètres de long, des fleurs jaillissant de partout, nous saluant élégantes et espiègles, des plantes et des légumes alignés pieds sortant des bâches noires, deux musiciens et un chanteur, des voisins et des gens du coin qui la connaissent depuis toujours.

Fleurette Guilloz aura 95 ans en octobre. Elle est assise détendue, jambes allongées, pieds posés sur une caisse, jambes tendues, casquette fuchsia sur la tête pour combattre la chaleur étouffante, chaleureusement entourée de sa nièce, Deborah Guilloz et de l’aide qui prend soin d’elle chaque jour.

Sur une longue table, des crackers, du fromage, des minis sandwiches d’une autre époque, fins et délicats comme des After Eight, du thé glacé et de la citronnade faite avec de vrais citrons.

Août, Son jardin, l’exil et Gombrowicz

Fleurs d’août

Deux enfants dansent devant les musiciens et tout autour de nous, des fleurs pleines d’une joie étrange : bégonias, Rudbeckia hirta, hibiscus rouge et blanc, marguerites, phlox, Buddleja davidii lilas ou arbres aux papillons, agérates, zinnias, cosmos, hortensias et hortensias paniculatas blancs, un jardin miniature de cactus et même un palmier, et encore d’autres fleurs dont je ne connais pas les noms :

Son jardin

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Jardin des cactus

L’histoire commence à Nantes en 1881. Henri Martin, responsable en chef maritime pour la Compagnie Générale Trans-Atlantique doit de l’argent à son beau-frère, Monseigneur Joseph. Celui-ci le menace d’enfermer ses filles au couvent s’il ne lui rembourse pas ses dettes. Henri, qui ne peut pas payer mais veut sauver ses filles, a une idée : les envoyer en Amérique chez une de ses clientes d’Atlanta dans l’état de Géorgie qui souhaite apprendre le français et la cuisine française.

Marie et Camille, qui a une passion pour les fleurs, embarquent sur un paquebot Trans-Atlantique vers le nouveau monde. Après quelques années au service de cette américaine, les soeurs se marient. Camille épouse un commis-voyageur français qui l’emmènera à Baltimore et lui donnera un fils avant de disparaître. Pour survivre et élever son fils, Camille, qui a appris la couture de sa belle-mère, crée des robes pour la société bourgeoise de Baltimore et engrange suffisamment d’argent pour se rendre à New-York, ville de toutes les possibilités en ce début de 20e siècle.

Camille devient modiste et vit avec son fils dans un foyer pour immigrés sur la 14e rue. Elle y rencontre un français, Charles Guilloz. Il a étudié l’horticulture, a fait son service (trois ans à l’époque) en Indochine avant d’immigrer aux États-Unis où il pense réussir dans l’horticulture. Très vite il travaille pour une famille d’investisseurs en bourse qui lui confie leur nouvelle propriété dans une petite ville en bord de mer à 80 miles de la métropole : Southampton. Ils lui commandent un jardin à la française. Avec l’avènement du train, Southampton attirent les nouvelles fortunes de New-York qui y bâtissent des résidences balnéaires.

Camille Martin et Charles Guilloz se marient et déménagent avec le petit Henry à Southampton. Les propriétaires leur allouent un des bâtiments attenant à la propriété. Ils ont un premier enfant : Charles Junior.

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Son Jardin

Depuis leur arrivée à Southampton Camille rêve d’acheter un terrain, un petit bout d’Amérique comme elle dit. Elle convainc son mari. En 1908, ils achètent deux hectares de terrain pour 153,00 dollars. Ils y construisent une maison. C’est la maison devant laquelle je me trouve aujourd’hui, écoutant cet orchestre qui célèbre le jardin de Fleurette Guilloz, assise devant la maison où elle est née en 1917. Fleurette ressemblait à une fleur à sa naissance, ainsi son père l’appela tout simplement petite fleur.

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La maison derrière le palmier

C’est une maison de bois très simple, au revêtement de shingles peints, sans étage, avec trois cheminées dont une très large en brique qui laisse deviner un four à pain. De 1908 à aujourd’hui, cette famille d’origine française a fourni légumes et fleurs à toute une communauté. Nous sommes tous venus aujourd’hui pour célébrer ce siècle de générosité et de créativité. Toute la ville a été invitée via le journal local : The Southampton Press.

La maison finie, Camille et Charles Guilloz dédicacent une parcelle de leur terrain au jardinage. Ils cultivent légumes, bien sûr, mais aussi des fleurs, la passion de Camille. Pour nourrir la famille, ils élèvent aussi quelques animaux.

Fleurette nous regarde défiler dans Son jardin, admirer les pastèques, les courges, les choux, s’extasier devant les fleurs comme si nous étions une partie de son oeuvre et de l’oeuvre de sa mère et nous le sommes, car sans ce jardin magnifique sans le travail de Camille (morte en 1958) et Fleurette nous ne serions pas ici aujourd’hui. Nous sommes aujourd’hui une partie du jardin, nous avons tous, à un moment de notre vie, acheter un de leurs bouquets ou leurs légumes. Je me souviens être venue ici pour la première fois, il y a une dizaine d’années et je me souviens avoir été émerveillée par le lieu. Fleurette jardinait encore. Elle a jardiné jusqu’à l’âge de 87 ans.

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Son Jardin aux légumes

Durant des années, Camille et Charles y plantent toute sorte de variétés d’arbres, de fleurs de légumes, importent et créent de nouvelles espèces et font la compétition. À celui qui aura le plus beau jardin ! Camille appelle sa parcelle Mon jardin et celle de son mari Son Jardin, nom qu’elle gardera en sa mémoire après la mort de celui-ci en 1926. Son jardin devient le nom de propriété et le business de fleurs qu’elle développe pour nourrir sa famille durant les dures années qui suivirent : la grande dépression, la deuxième guerre mondiale…

Le jardin devient la seule source de vie. Camille creuse, sarcle, bine, plante, sème avec sa fille. Cela lui permet de surpasser et conquérir l’adversité, le chagrin et offre nourriture et beauté à toute une communauté. Aux riches comme aux pauvres, les fleurs sont vendues ou offertes. La visite est gratuite, elle l’est encore aujourd’hui. Son jardin est ouvert à qui sait regarder, apprécier, admirer. Des papillons orange et noirs virevoltent au-dessus des arbres aux papillons. Le kilo de tomates ici est toujours  à 1,00 dollar.

Août, Son jardin, l’exil et Gombrowicz

Bananier et arbre aux papillons

Pour Camille et Fleurette, Son jardin aura été à la fois espace du passé et espace du futur. Leur dévouement et leur passion pour le jardinage leur ont donné la force de transcender leur vie. De transformer la terre d’exil en pays de cocagne.

Dans un livre intitulé Trans-Atlantique, Gombrowicz, exilé lui-même, pose la question du choix qu’engendre l’exil. L’exil vous laisse dans cet étrange espace ou seul avec votre héritage culturel vous devez choisir de vivre autrement.

Voici ce qu’il en dit lui-même :

Que choisir ? La fidélité au passé… ou la liberté de se créer à volonté ? L’enfermer dans sa forme atavique… ou ouvrir la cage, le faire s’envoler et qu’il fasse ce qu’il voudra ! Qu’il se crée lui-même !

Nous achetons quelques légumes, remercions les proches, Fleurette fatiguée s’est déjà retirée. Il est temps de quitter Son Jardin. Je ne peux oublier ce que je viens de recevoir. Un siècle de créativité.

À la mort de sa mère, Fleurette découvrit un journal dans lequel celle-ci écrivait en

français et anglais selon les jours, en voici une seule phrase qui sera mon mot de fin :

To know how to live is the greatest art.

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North Sea Mecox Road

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GOINGmobo, the magazine of the Mobile Bohemian

Août, Son jardin, l’exil et Gombrowicz

Sources :

Son Jardin, memories of Fleurette Guilloz, recorded by Deborah Guilloz © 2012 by The Guilloz Family. ISBN : 978-0-692-01777-7

Extrait d’entretien sur Trans-Atlantique : Testament. Entretiens de Gombrowicz avec Dominique de Roux

Chris Simon _ Licence Creative Commons BY-NC

1ère mise en ligne et dernière modification le 17 août 2012.



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