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LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 17 & 18 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-BRUCKNER)

Publié le 18 août 2012 par Wanderer

Le KKL, le centre de conférences et de culture de Lucerne est l'un des bâtiments les plus réussis de Jean Nouvel. Le toit ayant quelques problèmes d’infiltration d'eau, il est actuellement en réfection, mais cela ne gâche pas trop le paysage. Car construit au bord de l'eau, le bâtiment est traversé de bassins/canaux qui  rappellent le lac tout proche.
Comme on est à Lucerne et qu'il arrive d'y pleuvoir, le toit fait aussi auvent et permet d'être dehors sans jamais être mouillé, ni même de subir les assauts du soleil quand il frappe violemment comme ces jours-ci. Quant à la terrasse, sous le toit, elle fait découvrir Lucerne et son lac comme si c'était une longue tapisserie qui courait autour du bâtiment. Magique, et unique. En bref, on y est bien.
L'acoustique de cette salle haute comme une cathédrale et dominée par l'orgue, au plafond en forme de ciel étoilé, est charnue, réverbérante, et en même temps claire: du haut du dernier balcon, on entend chaque pupitre avec une précision étonnante. Nouvel a usé pour Lucerne des même principes que l'Opéra de Lyon, sas de pénétration, salle comme suspendue dans une coque de bois, sauf que le blanc y remplace le noir. Il n'y a qu'à espérer que la future Philharmonie parisienne suivra cet exemple.
L'ambiance n'est pas m'as-tu vu comme quelquefois à Salzbourg, les suisses (85% du public) sont gens discrets et plutôt bon enfant, même si l'on croise ici tout ce que la suisse compte de richesse et de puissance. Enfin, la possession d'un billet du Festival donne droit à la libre circulation sur les transports en commun de Lucerne, et à 50% du prix du billet aller/retour en train, de n'importe quel point de la Suisse. Si vous venez en train, pensez-y!
(imagine-t-on la SNCF accordant le même privilège aux possesseurs de billets pour Aix? non, ce n'est pas imaginable)
Bref, les lecteurs de ce blog le savent, il faut aller à Lucerne: c'est le Festival où passent tous les orchestres du monde, les plus grands chefs du monde, pendant plus d'un mois et ce depuis 1938. Cette année il dure du 8 août au 15 septembre, avec un Festival d'automne dédié au piano, et un festival de Pâques.
Traditionnellement c'est le Lucerne Festival Orchestra, un orchestre composé de musiciens de divers horizons choisis par Claudio Abbado qui ouvre le Festival pendant une dizaine de jours, avec des concerts symphoniques et des formations de chambre. Si les éléments de l'orchestre d'origine de 2003 ont changé (plus de frères Capuçon, plus de Natalia Gutman, plus de Berliner Philharmoniker, à qui "on" a interdit de participer à l'orchestre) il reste de nombreux chefs de pupitre venus d'orchestres prestigieux (Camerata de Salzbourg, Gewandhaus de Leipzig, Concertgebouw d'Amsterdam, Deutsche Oper Berlin, Accademia di Santa Cecilia, quatuor Hagen et quelques ex des Wiener ou des Berliner Philharmoniker). Les tutti de l'orchestre sont constitués du Mahler Chamber Orchestra, et cette année, de quelques éléments de l'Orchestra Mozart ainsi que de musiciens indépendants ayant le plus souvent appartenu à la Gustav Mahler Jugendorchester du temps où Abbado dirigeait des sessions. Tous sont donc des musiciens qui ont l'habitude de jouer sous la direction de Claudio Abbado.
La programmation de cet orchestre explore le monde symphonique en privilégiant Mahler et Bruckner. La VIII de Mahler ne sera pas jouée et le cycle Mahler enregistré s'arrêtera peut-être là, à moins que Das Lied von der Erde ne soit au programme une prochaine année, puisque l'enregistrement avec les Berliner ne sort pas, alors que l'enregistrement de Rattle avec les mêmes solistes et les Berliner est déjà sorti et qu'il n'a rien à voir avec la magie vécue le 18 mai 2011. Notons que Rattle a pris pour habitude de reprendre systématiquement l'année d'après les œuvres faites par les Berliner avec Abbado...allez savoir pourquoi.

Concert du 17 août

Cette année donc, le second programme est composé du concerto n°3 de Beethoven avec Radu Lupu comme soliste, et de la symphonie n°1 de Bruckner.
Du concerto n°3 de Beethoven, un souvenir, immense, à Ferrare il y a une dizaine d'années: Mahler Chamber Orchestra, Abbado, Martha Argerich qui le faisait pour la première fois. Une énergie, une virtuosité, un sang qui bouillonnaient si bien que Argerich et Abbado ont dû bisser le dernier mouvement. Il en reste un enregistrement DG.
Après la dernière prestation parisienne de Radu Lupu avec Abbado dans Schumann, j'avais quelques craintes. Mais cette fois, les choses ont été réussies. D'abord un orchestre extraordinaire, dès le long prélude orchestral et ensuite Radu Lupu plus concentré, plus attentif à l'orchestre, même lorsqu'il semble ne pas partager les options du chef (plusieurs fois, il fait signe d'une main gauche discrète de ralentir le tempo). En effet, l'orchestre lorsqu'il est lancé seul, est nerveux, vif, prodigieusement engagé. Lupu en revanche est beaucoup plus paisible, lent, avec ce toucher léger surprenant qui colle mal à son physique d'ours des Carpathes sorti du bois. Quand on compare l'attaque d'Argerich, nerveuse et énergique, à celle très intériorisée de Lupu, c'est un abîme qu'il y a entre ces deux regards.
Abbado navigue un peu entre les deux, il se met vraiment en osmose avec le soliste dans le largo, totalement extatique: une merveille artistique. Et entraîne Lupu dans le dernier mouvement, le rondo qui montre une véritable écoute réciproque. Radu Lupu fait même cette fois très peu d'erreurs, très peu de fausses notes, malgré un dernier mouvement qu'on sait très acrobatique. Il en résulte au total un très grand moment, où ces deux conceptions s'accordent néanmoins, l'énergie étant confiée à l'orchestre, et la vision plus intimiste, sans grandiloquence au soliste. Oui, cet accord-là a priori difficile s'est réalisé ce soir et ce Beethoven était une merveille.
On attendait beaucoup de la symphonie de Bruckner, d'abord parce que cette année c'est le seul programme symphonique après l'aventure interrompue de la VIIIème de Mahler, ensuite parce que c'est peut-être la symphonie la moins "brucknérienne" de toutes, et donc, tous les auditeurs à la peine avec Bruckner étaient a priori mieux disposés, d'autant qu'elle n'est pas dilatée comme les suivantes et que son énergie se concentre autour de 50 minutes! De bien mauvaises raisons donc, qui s'évaporent dès les premières mesures d'un des immenses concerts de l'année.
Abbado a choisi de jouer la version de Vienne, révisée en 1891 suite à l'élévation de Bruckner au grade de Doctor Honoris Causa de l'Université de Vienne. Cette version est plus rarement jouée, et le chef Hermann Levi (créateur de Parsifal) avait essayé de dissuader Bruckner d'entreprendre une révision (surtout sensible au final me semble-t-il).
Il faut souligner comme d'habitude, et au risque de se répéter, l'incroyable ductilité, la redoutable virtuosité de l'orchestre dans les mains d'Abbado à tous les niveaux de pupitres. Chaque bloc a un son particulier qui échange avec le bloc voisin avec un sens de l'écoute mutuelle époustouflant: notons le jeu entre les cuivres et les cordes au premier mouvement, notamment dans les moments où il s'inspire du chœur des pèlerins de Tannhäuser avec les cors magnifiques emmenés par Bruno Schneider (Bläserensemble Sabine Meyer), et Ivo Gass (Tonhalle Zürich), les trompettes de Reinhold Friedrich (Staatliche Hochschule für Musik Karlsruhe) et Martin Baeza (Deutsche Oper berlin), mais aussi les trombones menés par Jörgen van Rijen (Concertgebouw), les bassons par Guillaume Santana (Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken) sans oublier le trio de choc flûte de Jacques Zoon (ex Boston Symphony Orchestra, ex Concertgebouw), hautbois phénoménal tout au long de la symphonie du miraculeux Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) et la clarinette d'Alessandro Carbonare, l'un des grands solistes italiens (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), ce dialogue et cette écoute entre les pupitres est proprement unique dans cet orchestre qui travaille à 120 comme une formation de chambre;   notons dans le scherzo le dialogue extraordinaire entre violoncelles altos et contrebasses d'un côté, et violons de l'autre, chacun plantant  un paysage d'une couleur particulière; notons enfin la science unique du crescendo que je crois seul Abbado possède à ce point, faisant partir le son d'un simple murmure (oui, même chez Bruckner) pour le faire arriver à une explosion large, universelle, qui déborde de force et d'énergie, comme dans le final, à couper le souffle. Il y a chez Mahler une montée sonore jusqu'à un climax, il y a chez Bruckner une sorte d'élargissement de proche en proche d'un son qui ne monte pas mais qui s'étend jusqu'à devenir un océan. Et quand le son s'arrête, le silence de suffocation se fait: il faut qu'un imbécile seul dans toute la salle se mette à applaudir pendant le silence pour interrompre ce souffle suspendu. Immédiate standing ovation, longs applaudissements, immense joie d'avoir été bouleversé par ces moments uniques. Claudio Abbado une fois de plus a frappé, on se souviendra de ce Bruckner et de ce Beethoven. Vivement ce soir en tous cas. A suivre!


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