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Les égarements du cœur et de l’esprit

Publié le 26 mars 2008 par Frontere

Les égarements du cœur et de l’espritDans le cadre du séminaire de Master 2 de madame la professeure Michèle Weil : Le roman dans la première moitié du XVIIIe siècle, j’ai consacré le 6 novembre dernier une explication de texte à un extrait du roman Les égarements du cœur et de l’esprit.

Dont acte. 

Le XVIIIe siècle a marqué l’apogée de l’esprit français à travers ce que l’on a appelé justement l’art de la conversation à la française. L’œuvre de Crébillon fils s’inscrit nettement dans cette perspective historique, et particulièrement Les égarements du cœur et de l’esprit (1736). Le style adapté peut parfois paraître, il est vrai, surchargé, Jean Dagen ne parle-t-il pas dans son introduction (1) des “volutes du rococo”? L’extrait que nous allons étudier se situe dans la première partie du roman. Meilcour, ignorant du monde, y fait ses premiers pas, il a, comme dit le narrateur : « une affaire commencée » (avec madame de Lursay).

On le sait, le roman peut être analysé comme un roman d’initiation. A l’aide d’un double mouvement, je vous propose donc de voir comment un jeune homme qui débute dans le monde se trouve confronté à un dilemme amoureux qui va l’engager vers la voie d’une éducation amoureuse nécessaire, compte tenu de son ignorance à l’article de la galanterie, et à faire l’apprentissage de sa vie de libertin.

« Toute ma journée se passa à chercher mon inconnue ; spectacles, promenades, je visitai tout, et je ne trouvai en aucun lieu ni elle, ni Germeuil, à qui je voulais enfin demander qui elle était. Je continuai cette inutile recherche deux jours de suite ; mon inconnue ne m’en occupait que plus. Je me retraçais sans cesse ses charmes avec une volupté que je n’avais encore jamais éprouvée. Je ne doutais pas qu’elle ne fût d’une naissance qui ne ferait point honte à la mienne ; et pour former cette idée, je m’en rapportais moins à sa beauté, qu’à cet air de noblesse et d’éducation qui distingue toujours les femmes d’un certain rang, même dans leurs travers. Mais, aimer sans savoir qui, me semblait un supplice insupportable »

(Crébillon Fils, Les égarements du cœur et de l’esprit)

Premier mouvement : un jeune homme sous l’emprise de la passion amoureuse

Nous découvrons Meilcour obnubilé par la belle inconnue dont il est tombé amoureux. Au pronom possessif “ma” (journée) correspond un autre pronom possessif “mon” (inconnue) ce qui tend à prouver qu’il s’est déjà approprié au moins mentalement Hortense. “Toute” (ma journée) témoigne de l’accaparement de sa pensée par elle, “toute” et “tout” peuvent être mis en opposition à “aucun” (lieu), marque de son désarroi. Le temps est à l’action, au mouvement, d’où la profusion de verbes au passé simple : “se passa”, “visitai”, “trouvai”, “continuai”.

L’idée singulière de demander à son ami Germeuil (2) qui est l’inconnue est une entorse aux règles de la bienséance et constitue un indice de son inexpérience du monde, car Meilcour ignore quels sont les liens entre elle et Germeuil. 

Plus loin “recherche” se fait l’écho de “chercher”. Notons ici le parfait balancement, l’harmonie, des deux propositions principales : « Je continuaide suite » ; « mon inconnueque plus ». Meilcour voudrait sans doute provoquer ce que Valmont appellera “la puissance de l’occasion” (3), sentirait-il l’inanité de sa recherche - il la qualifie d’inutile - n’est-il pas contradictoire de continuer des recherches … inutiles? S’agit-il pour lui de nourrir un fantasme? On peut se poser la question, sauf à comprendre que c’est Meilcour en train d’écrire ses mémoires qui parle.

Le recours à l’hyperbole : “que plus”, “sans cesse”, “que je n’avais encore jamais éprouvée”, accentue le caractère obsessionnel de sa démarche. On pourra admirer la superbe allitération : « Je me retraçais sans cesse ses charmes ». Le substantif “volupté” est déjà topique du discours amoureux, Sainte-Beuve écrira d’ailleurs plus tard un roman qui portera le titre Volupté.

Le style soutenu : « Je ne doutais pas qu’elle ne fût, etc. » à l’intérieur d’une périphrase (Crébillon aurait pu écrire simplement : « nous étions du même rang » épouse le thème de la distinction qui apparaît dans le paragraphe à travers le champ lexical de la noblesse : “une naissance”, “sa beauté”, n’en doutons pas aristocratique, “cet air de noblesse”, “distingue”, “un certain rang”, champ lexical qui signe le souci d’éviter la mésalliance.

Une critique adepte du matérialisme historique qualifierait de comportement de classe l’attitude de Meilcour, comportement que rehausse le segment sémantique : « même dans leurs travers ». Notons enfin les allitérations en “s” et en “p” : “semblait”, “supplice”, “insupportable”.

A suivre

Notes

(1) cf. l’édition de poche GF - Flammarion

(2) ami certes, mais aussi rival amoureux

(3) cf. Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, (lettre XCVI) 


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