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Plorer, gemir, crier... Diabolus in Musica honore la mémoire de Johannes Ockeghem

Publié le 07 septembre 2012 par Jeanchristophepucek

david pleure mort abner miroir humaine salvation chantilly

Maître anonyme, Flandres (Gand ? Bruges ?),
David pleure la mort d’Abner
, c.1500.

Miniature sur parchemin tirée du Miroir de l’humaine salvation,
manuscrit Français 139, f. 28 verso, Chantilly, Musée Condé
(cliché © RMN-GP-Domaine de Chantilly/René-Gabriel Ojéda)

Pour son nouveau projet discographique, qui paraît chez Æon à l’occasion de l’anniversaire de ses 20 ans d’existence, l’ensemble Diabolus in Musica a décidé de célébrer une grande figure dont il a coutume d’interpréter au concert un florilège de chansons profanes, Johannes Ockeghem. Plutôt qu’enregistrer une de ses œuvres, Antoine Guerber (dont on peut lire un entretien ici) et ses chantres ont adopté une démarche originale en choisissant de l’évoquer de manière indirecte, au travers des hommages qui lui furent rendus par ses contemporains de son vivant et après sa mort, un bouquet de louanges réunissant quelques-uns des plus grands musiciens de son temps.

Il existe un mystère Ockeghem. Ce compositeur universellement célébré et reconnu à son époque comme primus inter pares par ses confrères figure aujourd’hui parmi ceux que le public considère avec le plus de défiance, accordant plus volontiers ses suffrages, par exemple, à Guillaume Dufay ou Josquin des Prez. Sans doute faut-il voir dans ce léger mouvement de recul une conséquence de la réputation de difficulté qui s’attache à ses œuvres dont certaines, comme la Missa prolationum (Messe des prolations, qui exploite jusqu’au vertige les ressources de l’écriture canonique) ou la Missa cuiusvis toni (Messe dans n’importe quel ton, pensée pour pouvoir être exécutée dans tous les tons d’Église),

johannes ockeghem chantres gloria
représentent des achèvements en termes de densité et de raffinement d’écriture, illustrant merveilleusement la varietas et la subtilitas qu’exigeaient les théoriciens de la musique de l’époque, Johannes Tinctoris en tête. Cet homme à la technique et au savoir impressionnants que la claire conscience qu’il avait de sa valeur pouvait rendre arrogant, comme nous le laissent entrevoir les documents qui disent également l’âpreté de son caractère dès qu’il s’agissait de préserver ses acquis – mais aurait-il pu, sans cette nature affirmée, connaître l’ascension qui fut la sienne et conserver durant presque 40 ans le poste extrêmement prestigieux et convoité de trésorier de Saint-Martin de Tours auquel Charles VII le nomma en 1458 ou 1459 ? –, fut unanimement pleuré lorsqu’il mourut à Tours, le 6 février 1497, ainsi qu’en attestent les témoignages tant musicaux que littéraires qui nous sont parvenus, dont l’imposante Déploration sur le trespas de feu Okergan trésorier de Sainct-Martin de Tours de Guillaume Cretin (c.1460-1525, texte disponible ici) qui, tout au long de ses quelques 400 vers, incite les puissants comme les plus humbles à mener le deuil d’un musicien qui « humble aux petitz, aux grands se monstroit grant ».

On n’attendit néanmoins pas qu’Ockeghem fût mort pour lui rendre hommage, ainsi que le montre l’œuvre qui forme le cœur de ce programme, la Missa Sicut spina rosam de Jacob Obrecht. Ce musicien, né à Gand vers 1457-58, eut une carrière assez instable, comme le montrent les différents postes qu’il tint successivement à Bergen op Zoom (1480-84), Cambrai (1484-85), Bruges (1485-92) et Anvers (1492-97), puis de nouveau à Bergen op Zoom (1497-98), Bruges (1498-1500) et Anvers (1501-03) avant de gagner la cour de Ferrare où il est documenté de 1504 à sa mort, au début de l’été 1505. Les musicologues ont longtemps pensé que la Missa Sicut spina rosam, qui contient des citations de la Missa Mi-Mi d’Ockeghem, avait été écrite à la suite de la disparition de ce dernier ; il semble néanmoins qu’elle date des années 1480, donc du tout début de la carrière d’Obrecht et que ce dernier ait souhaité faire sa révérence à l’un de ses modèles en écrivant une partition très travaillée rappelant sa manière avec ses couleurs plutôt sombres et d’une grande densité. Autre hommage à Ockeghem composé de son vivant, le motet In hydraulis, datant des années 1466-67, est dû à un musicien aujourd’hui trop négligé qui côtoya son prestigieux aîné lors de son séjour à Tours du début des années 1460 à 1465, Antoine Busnoys. Probablement originaire de l’Artois, l’homme était un doté d’un fort tempérament puisque la première mention de son nom, en 1461, le voit excommunié pour avoir frappé un prêtre jusqu’au sang.

prise tours par philippe auguste jean fouquet grandes chron
Après un passage à Poitiers, il entra, en 1466-67, au service du comte de Charolais, qui devint duc de Bourgogne sous le nom de Charles le Téméraire le 15 juin 1467, mais ne fut officiellement attaché à sa chapelle qu’en octobre 1470. On perd sa trace de 1483 à sa mort, qui survint peu avant le 6 novembre 1492, peut-être à Bruges. In hydraulis est une pièce dans laquelle la fraîcheur et l’audace des inventions rythmiques et mélodiques font oublier la rigueur du travail d’écriture qui y préside et ne laisse rien au hasard. La louange qu’elle contient est double, car si elle désigne Ockeghem comme un « véritable Orphée », elle est aussi un éloge « en négatif » de Busnoys qui, en se qualifiant de « musicien indigne » alors qu’il produit une œuvre d’une facture particulièrement ciselée, qui plus est au moment où il brigue la reconnaissance d’un employeur potentiel, fait montre d’une fausse modestie propre à mettre encore plus ses talents en valeur.

Parmi les hommages posthumes dédiés à Ockeghem que propose ce programme, on trouve le très célèbre et touchant Nymphes des bois, sans doute une des œuvres les plus souvent enregistrées de Josquin des Prez (c.1450/5-1521), ainsi que deux partitions moins fréquentées, un bref mais très émouvant motet-chanson de Pierre de La Rue (c.1452-1518) dont l’incipit Plorer, gemir, crier donne son titre au disque, et le motet Ergone conticuit composé sur un texte d’Érasme par Lupus, un musicien à la biographie obscure – même son prénom est incertain – documenté entre 1518 et 1530, dont le style est proche de celui de Josquin ; le caractère tempéré voire légèrement indifférent de cette dernière composition, sans doute assez tardive, offre un excellent instantané du travail de distanciation mémorielle qui était alors en train de s’effectuer, conférant à Ockeghem la stature d’une référence déjà lointaine.

Cette nouvelle réalisation est une réussite supplémentaire à porter au crédit de Diabolus in Musica (photographie ci-dessous), dont l’apport à la discographie médiévale est décidément d’une qualité constante, en particulier dans le domaine de la musique sacrée. On pouvait craindre que le caractère quelque peu disparate du programme nuirait à la cohérence du résultat final, mais c’est tout le contraire qui se produit ; dès les premières mesures de Plorer, gemir, crier, judicieusement choisi comme ouverture, Antoine Guerber et ses chanteurs, tous masculins à l’exception de deux femmes dans le Credo de la Missa d’Obrecht, une première dans les enregistrements du répertoire religieux par l’ensemble que l’on aurait aimé voir justifiée dans le livret d’accompagnement mais qui fonctionne splendidement au point de constituer un des sommets du disque, instaurent une atmosphère de recueillement jamais pesante qui, même dans les moments les plus voilés de tristesse, reste baignée d’une lumière constante qui diffuse une intense sensation d’élévation et de réconfort.

diabolus in musica bueil benjamin dubuis
L’auditeur est immédiatement et durablement frappé par la remarquable lisibilité de cette interprétation dans laquelle, avec l’aide d’une prise de son de Jean-Marc Laisné formidable d’équilibre et de transparence, chacune des lignes de la polyphonie reste clairement perceptible sans jamais nuire à la densité et à l’intégrité de l’ensemble. Il faut louer également Diabolus in Musica d’avoir su préserver sa lecture de deux écueils, celui du hiératisme comme celui de la désincarnation, sur lesquels le propos aurait pu facilement faire échouer des musiciens moins aguerris ; si le ton est ici pertinemment solennel, la souplesse des lignes et la réactivité des chanteurs (écoutez le naturel avec lequel ils gèrent les fluctuations rythmiques d’In hydraulis pour vous en convaincre), qui fait oublier quelques tessitures parfois un peu tendues, apportent aux œuvres ce qu’il faut de dynamisme pour les rendre extraordinairement vivantes mais surtout et très souvent extrêmement touchantes, y compris Ergone conticuit qui tomberait probablement à plat sans l’investissement des interprètes. C’est sans doute en ceci que ce disque plein d’intelligence atteint son but : il rend sensible l’admiration que ses pairs portaient à l’immense compositeur qu’était Ockeghem comme la peine qu’ils éprouvèrent lorsqu’il mourut et cette sincérité perceptible dans les œuvres choisies atteint, comme un fil ininterrompu entre les horizons lointains de la fin du Moyen Âge et aujourd’hui, les chantres et l’auditeur.

incontournable passee des arts
Je vous recommande donc sans aucune hésitation de faire l’acquisition de ce disque magnifique et  exigeant de Diabolus in Musica qui est peut-être un des plus émouvants signés par cet ensemble à ce jour. À l’occasion de son vingtième anniversaire, qu’il nous soit permis de remercier Antoine Guerber et les musiciens qu’il a su rassembler autour de ses projets pour tout ce qu’ils nous ont révélé du répertoire médiéval et de former des vœux pour que leur belle aventure se poursuive encore durant de longues années, durant lesquelles on espère, à la lumière de ce que l’on entend dans cet enregistrement, voir souvent revenir Obrecht et Busnoys.

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Plorer, gemir, crier… Hommage à la « voix d’or » de Johannes Ockeghem : Pierre de la Rue (c.1452-1518), Plorer, gemir, crier / Requiem, Jacob Obrecht (c.1457/8-1505), Missa Sicut spina rosam, Josquin des Prez (c.1450/5-1521), Nymphes des bois / Requiem, Antoine Busnoys (c.1430-1492), In hydraulis, Lupus (fl. 1518-1530), Ergone conticuit

Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction

1 CD [durée totale : 57’24”] Æon AECD 1226. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Jacob Obrecht, Missa Sicut spina rosam : Sanctus

2. Antoine Busnoys, In hydraulis

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Plorer gemir crier... Hommage à la "voix d’or" de Johannes Ockeghem | Compositeurs Divers par Diabolus in Musica

Illustrations complémentaires :

Maître anonyme, France (Paris), Johannes Ockeghem et ses chantres chantant le Gloria, c.1519-1528. Miniature sur parchemin tirée des Chants royaux sur la conception couronnés au Puy de Rouen, manuscrit Français 1537, f. 58 verso, Paris, Bibliothèque Nationale de France

Jean Fouquet (Tours, c.1420/25-c.1478/81), Prise de Tours par Philippe Auguste, in Grandes Chroniques de France, c.1455-60. Miniature sur parchemin, 9,3 x 10,8 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France, manuscrit Français 6465, f. 236. (L’édifice religieux qui surplombe l’enceinte de la ville est la basilique Saint-Martin)

La photographie de l’ensemble Diabolus in Musica, prise durant les sessions d’enregistrement du disque en la collégiale de Bueil-en-Touraine, est de Benjamin Dubuis.

Suggestion d’écoute complémentaire :

En attendant sa lecture, annoncée chez agOgique cet automne et très attendue, de la Missa prolationum, il faut connaître le travail effectué par l’Ensemble Musica Nova sur la Missa cuiusvis toni d’Ockeghem, immortalisé par un ambitieux et courageux double disque qui est le seul à proposer, à ma connaissance, l’intégralité des quatre versions possibles – en ré, en fa, en mi et en sol – de cette œuvre. Un tour de force réussi par une équipe remarquable réunie autour du chanteur et directeur Lucien Kandel, qui sait apporter tout ce qu’il faut d’animation et de luminosité aux élaborations polyphoniques du compositeur pour en faire des vrais moments d’émotion et d’élévation spirituelle.

johannes ockeghem missa cuiusvis toni musica nova
Johannes Ockeghem (c.1420 ?-1497), Missa cuiusvis toni (4 versions), Intemerata Dei mater

Ensemble Musica Nova
Lucien Kandel, contraténor & direction

2 CD Æon AECD0753. Incontournable Passée des Arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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