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Des comics et des filles : La grande Kahn

Par Katchoo86

Depuis que ce blog existe, je passe mon temps à rabâcher que les femmes ne sont pas assez nombreuses ou bien n’occupent pas de postes assez importants au sein des grands éditeurs de comics. L’avantage est que leurs noms se retiennent d’autant plus facilement, de Jenette Kahn, Diane Nelson ou Karen Berger dans la famille DC en passant par Bobbie Chase, ou Louise Simonson chez Marvel.
Mais il faut bel et bien se rendre à l’évidence, c’est en regardant derrière soit que l’on se rend vraiment compte à quel point ces quelques femmes ont apporté un souffle nouveau et une seconde vie à ce média souvent figé dans ses propres codes. Le plus bel et indiscutable exemple se trouve dans le parcours de Jenette Kahn, qui aura consacré 26 ans de sa vie à chambouler les règles et faire évoluer ce géant de l’édition qu’est DC Comics,  et par extension l’industrie des comics toute entière.

Des comics et des filles : La grande Kahn

Des bases solides 

Jenette Kahn est née en 1948 et a passé son enfance dans la petite ville de State College en Pennsylvanie, entourée de son frère cadet Si (qui deviendra un chanteur activiste pour le mouvement des droits civiques), d’un père rabbin, et d’une mère passionnée par l’art et peintre à ses heures. Son amour pour les comics remonte à l’époque où elle dévorait tous les fascicules disponibles dans les rayons du bazar où elle avait l’habitude d’acheter ses exemplaires de Batman, Uncle Scrooge, Little Lulu et Archie.

Mais son vif intérêt pour l’art contemporain et le fait qu’elle perçoive très tôt que la bande dessinée était une forme d’art à part entière, lui vint de sa mère qui l’emmenait voir bon nombre d’expositions, en découla des études en Histoire de l’Art dont elle sorti major de sa promotion à l’Université d’Havard. L’été qui suivi, elle trouva son premier emploi au Musée d’Art Moderne, une expérience professionnelle exaltante mais qui au final fut loin d’être selon ses aspirations, la bureaucratie n’étant pas son fort. Sa quête d’autonomie et d’indépendance la pousse à 21 ans à se lancer dans le journalisme, en entamant une carrière de critique d’art où elle sera publiée dans les colonnes du magazine Art in America.

Ses premiers pas dans l’édition

Des comics et des filles : La grande Kahn
A la même époque, l’un de ses camarades d’Harvard devenu enseignant et passionné par les rouages de l’édition, James Robinson, lui fait part de son projet de vouloir publier le travail de ses élèves dans un recueil intitulé Young Words and Pictures. Enthousiasmée par ce projet, Jenette en rédige le résumé sous la forme d’un prospectus en vue d’être financé, et trouve un nouveau nom au futur magazine : Kids. Les deux amis arrivèrent ensuite à persuader deux hommes d’affaire de les aider à hauteur de 15.000$ et la machine fut lancée, Kids allait être le premier magazine entièrement élaboré par des enfants, du contenu à la mise en page, partant des écoles de Boston pour s’étendre au niveau national. Grâce à ses contacts de journaliste, Jenette réussit à attirer l’attention de Joseph Lelyveld du New York Times dont l’article va faire la lumière sur ce projet ambitieux (mais financièrement désastreux) à travers le pays. Au bout de deux ans, Kahn et Robinson complètement fauchés vont être obligés de vendre leur bébé, mais le succès critique était indéniable.

Kids était parvenu aux oreilles et aux yeux de Scholastic, le célèbre éditeur de magazines pour enfants qui proposa à Jenette de créer un nouveau journal. Celui-ci va s’appeler Dynamite, les trois premiers numéros vont servir de test en étant vendus directement dans les Scholastic Book Clubs et en passant par les instituteurs. Le succès est énorme et comptera parmi les meilleures ventes de la compagnie depuis sa création.

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Du haut de ses 25 ans, Jenette va ensuite fonder un autre magazine chez Xerox Education Publications, Smash, et parviendra même à convaincre le célèbre graphiste Milton Glaser d’en être le directeur artistique.

Ses débuts chez DC Comics 

Jenette Kahn a 28 ans en 1976 lorsqu’elle est embauchée par Bill Sarnoff, directeur des publications chez Warner pour être son équivalente chez DC, et le moins que l’on puisse dire c’est que son arrivée ne passera pas inaperçue, la jeune femme débarquant dans un environnement peuplé d’hommes âgés pour la plupart d’une cinquantaine d’années. Son embauche peut donc paraître pour le moins étrange sauf si on y regarde d’un peu plus près : A cette époque les publications DC étaient destinées à un jeune lectorat et Jenette avait pu faire ses preuves en la matière, qui plus est, quelques années auparavant Gloria Steinhem figure de proue du journalisme au féminin, avait ouvert la voie en ce qui concerne la présence des femmes sur des postes clés de l’édition.

Il ne restait plus qu’à convaincre les employés de DC Comics, c’est à dire les personnes avec qui elle allait travailler tous les jours : “L’équipe était complètement atterrée lorsque j’ai été embauchée” dit-elle, “Je ne faisais pas partie de l’industrie, j’avais 28 ans, et j’étais une femme”…”Ils étaient tellement désemparés qu’ils essayaient d’anticiper afin de répondre un Oui à tout ce que je demandais.” C’est à ce moment là qu’elle fait la connaissance de Paul Levitz, l’un des seuls à lui tenir tête. Celui-ci prend également des initiatives qui ne vont pas être du goût de l’éditrice, en embauchant l’artiste George Tuska sans lui demander son avis. Mais malgré ces premiers tâtonnements et prises de positions, un groupe se forme autour de la jeune femme, avec Vinnie Coletta en tant que Directeur artistique et Levitz comme coordinateur éditorial.

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La Révolution est en marche 

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L’équipe éditoriale ainsi constituée, de nombreuses initiatives sont entreprises, à commencer par la gestion d’une multitude de titres issus de la DC Explosion, l’exploitation des personnages DC auprès de nouvelles formes de média (télévision, cinéma, livres de cuisine !), les super héros ne sont plus cantonnés à évoluer dans l’espace restreint de leurs pages de comics mais sont utilisés dans de nombreux contextes, la fiction rejoignant souvent la réalité.

Jenette Kahn a ainsi l’idée de créer la Wonder Woman Foundation qui récompensera les femmes dont les actions humanitaires et caritatives correspondent à l’image de l’héroïne au lasso doré, et a également la lourde responsabilité de mener à bien la fameuse rencontre entre Superman et Muhammad Ali dessiné par Neil Adams, la célèbre couverture remplie de célébrités étant l’idée de la jeune femme. Elle dut ensuite parcourir les quatre coins du pays pour convaincre chaque personnalité de lui octroyer un droit à l’image car elle n’avait pas pensé à le faire avant qu’Adams finisse son dessin, comme quoi personne n’est à l’abri d’une petite boulette.

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A la recherche de nouvelles opportunités 

Le blizzard de 1978 (et sa conséquence directe appelée DC Implosion) aurait pu coûter la tête de Jenette Kahn mais il n’en fût rien. Les grands pontes de DC continuent de lui faire confiance, c’est alors qu’elle décide de frapper une nouvelle fois un grand coup en adaptant le système de la vente directe déjà présent dans le domaine des magazines pour enfants, à celui des comics.
En effet, les comics étaient jusqu’alors disponibles à la vente chez les marchands de journaux, épiceries et autres supermarchés, rares étaient les librairies spécialisées qui proposaient un large choix d’ouvrages comme c’est le cas aujourd’hui. En misant sur le marché direct, (ce système veut qu’il n’y ai pas d’intermédiaire entre le libraire et l’éditeur, en contrepartie, les invendus ne peuvent pas être retournés) jusqu’à financer de développement de certaines librairies, DC s’assurait de voir ses comics être distribués dans tout le pays et ainsi de pouvoir  fidéliser au maximum sa clientèle.

Jenette souhaite également révolutionner le format jusque là figé des comics en employant de nouvelles mises en page et de nouveaux supports, comme l’utilisation du papier Baxter (de meilleure qualité), mais aussi en proposant une nouvelle façon de raconter des histoires, par le biais de la mini-série comme ce fût le cas pour la première fois avec World of Krypton en 1979. C’est ensuite au tour du format limited (ou maxi série) d’être employé avec Camelot 3000 et Ronin de Frank Miller qui va complètement transformer le visage de la bande dessinée américaine.
Ronin va en effet ouvrir la voie à un nouveau genre de comics destinés à un lectorat beaucoup plus mature, et annoncer un nouvelle ère où les comics vont commencer à être considérés comme des oeuvres d’auteur à part entière.

Le nouveau visage de DC Comics

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Mais ce que Jenette Kahn va également apporter chez DC, c’est un vent de fraîcheur et modernité, ainsi qu’une belle avancée sociale pour ses artistes.
Elle va demander à son ami Milton Glaser de repenser le logo de la société dès 1976, celui -ci va donner un nouveau souffle à la marque en représentant une sorte de sceau solennel renfermant les initiales intemporelles de l’éditeur. Elle permet également aux artistes quelques soient leur nationalité d’être mieux rémunérés  grâce au principe des royalties suivant le succès (mais sans seuil minimum, contrairement chez Marvel) de leurs oeuvres et de leur propres créations, et cela à perpétuité. Grâce à cela de nombreux artistes vont frapper à la porte de la Distinguée Concurrence, avec notamment une nouvelle génération de talents tout droit venue d’Angleterre : Alan Moore, Neil Gaiman, Dave Gibbons, Grant Morisson et Dave McKean pour ne citer qu’eux.

Sous l’ère Kahn, la licence DC Comics va donc prendre de nombreuses directions et exploiter de vastes opportunités en se diversifiant et essayant constamment de renouveler son offre. Des ponts ouverts avec les autres médias (cinéma et télévision) à la création de nouvelles filiales (dont la plus célèbre reste Vertigo, supervisée par une autre femme, Karen Berger), Jenette Kahn n’aura de cesse que de faire aller de l’avant cette institution.

Elle investira également beaucoup d’énergie à impliquer DC Comics dans diverses oeuvres caritatives en créant notamment des comics d’intérêt général, cherchant à sensibiliser les lecteurs aux grandes injustices et fléaux du monde comme la famine (Superman and Batman : Heroes Against Hunger en 1986), les mines antipersonnel, les dangers de la drogue etc… Elle sera d’ailleurs récompensée par Madeleine Albright alors ambassadrice aux Nation Unies pour sa volonté de venir en aide aux enfants victimes des champs de mines dans les pays du tiers monde. Mais grâce à elle, ce sont également d’importants faits de société qui sont abordés dans les pages des différentes séries publiées par l’éditeur : le racisme, l’orientation sexuelle, le SIDA, les violences conjugales, autant de domaines importants amenés comme sujets de réflexion.

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Un héritage précieux 

4 jours après avoir fêté son 26ème anniversaire au sein de l’entreprise, Jenette Kahn annonce son désir de quitter le poste de présidente de DC Comics, pour voler vers de nouveaux horizons. Ceux-ci se profilent du côté de la production cinématographique, en créant Double Nickel, sa société qui produira le film Gran Torino de Clint Eastwood.
Au bout de 26 ans de management au féminin, DC Comics comptera au départ de Jenette Kahn en 2002 presque autant de femmes salariées que d’hommes.

Les oeuvres les plus marquantes de l’éditeur auront vu le jour sous sa présidence : V pour Vendetta, Watchmen, The Killing Joke, Arkham Asylum, Preacher, Sandman, sans parler de Batman Year One, Batman: The Dark Knight Returns, Crisis on Infinite earth ou Death of Superman. Des oeuvres qui résultent pour la plupart d’une confiance absolue pour ses artistes et d’une volonté de les laisser s’exprimer librement. C’est donc un peu grâce à elle si les comics sont de nos jours considérés (par les sains d’esprit) comme de véritables oeuvres culturelles crées par des auteurs, au même titre que la littérature, et non comme de vulgaires histoires pour enfants sans grand intérêt.
En un quart de siècle, ses nombreuses expériences ses prises de risque en matière d’édition ont considérablement transformé l’industrie des comics, pas sûr que beaucoup d’hommes aient réussi à en faire autant.


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