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Être écrivain à l’ère Internet

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : La Croix 05/09/2012


En quoi les nouvelles technologies, les réseaux sociaux et Internet modifient-ils le rapport à la création, le travail de l’écrivain et les œuvres elles-mêmes ? Enquête sur une mutation en marche.

Être écrivain à l’ère Internet


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Réservoir infini de connaissances, Internet a bouleversé l’accès au savoir en même temps qu’il a modifié le rapport au texte, à sa lecture comme à son écriture. Ayant déjà abandonné l’encre au profit du traitement de texte, l’écrivain du XXIe siècle, s’il continue de fréquenter bibliothèques et interlocuteurs, peut désormais naviguer de chez lui dans une encyclopédie protéiforme et immédiatement accessible qui met à portée d’un simple clic un matériau documentaire colossal sur lequel appuyer son cerveau, son inspiration et sa plume.

Aurélien Bellanger, qui publie en cette rentrée
La Théorie de l’information

 (Gallimard), revendique l’utilisation non exclusive mais nécessaire de ce média dans l’élaboration de son roman. « Wikipédia a été indispensable dans l’écriture de mon roman car il m’a donné accès à une masse d’information très grande et très bien organisée
, explique-t-il. Sans Internet, le livre aurait pu exister, mais il aurait alors pris la forme d’un portrait plus que celle d’une fresque. Internet m’a permis d’élargir le champ, a parfois agi comme catalyseur, me fournissant au bon moment l’objet qui me permettait de faire rebondir la narration.
 » (lire
l’interview intégrale d’Aurélien Bellanger)

Puits d’informations, le Web s’apparente aussi à une super-mémoire, offrant la possibilité de mobiliser de façon instantanée tout savoir sans avoir à mémoriser personnellement les données. Mais l’abondance des ressources disponibles peut s’avérer un handicap pour qui s’y noierait, et dont l’écrivain doit apprendre à se protéger. « Internet offre un accès précieux à ce que j’appellerais du « matériau pauvre », c’est-à-dire non-problématisé (brochures techniques, modes d’emplois…) où s’épanouit une langue spécialisée dont je suis amatrice
, note Jakuta Alikavazovic, qui vient de publier La Blonde et le bunker

 (L’Olivier). La tentation de la dispersion, du clic de plus, est propre à la démarche même des recherches, mais ici on ne peut pas refermer un ouvrage de référence parce qu’on est « arrivé à la fin ». Ce n’est que du matériau mort, avant que le livre ne l’incorpore dans sa logique propre et ne l’innerve.
 »

“Ecrire, c’est surtout corriger”

Outre cette nouvelle source de documentation, les auteurs ont dû domestiquer au fil des dernières décennies de nouveaux outils, jusqu’aux logiciels, dont certains peuvent influer sur le style même. « Aucune autre génération n’a vécu de tels bouleversements dans les techniques d’écriture
, constate Patrick Deville, qui vient de publier Peste et Choléra
 (Seuil). Lorsque j’ai commencé à écrire, j’utilisais une machine à écrire mécanique, puis je suis passé à l’électrique, et aux premières machines électroniques à écran d’une ligne. Et enfin le traitement de texte, qui permet de trier les fragments à insérer, de ventiler des fichiers de notes à l’intérieur des fichiers de chapitres, etc. Cette évolution change tout, car écrire, c’est surtout corriger…

 »

La critique génétique, qui étudie les manuscrits et documents ayant servi à l’élaboration des œuvres, disposera-t-elle encore de sources dans quelques années, puisque les écrivains amendent désormais leurs textes au fur et à mesure sur leur écran ? Elle bénéficie pour l’heure elle aussi du Web, grâce à des plates-formes collaboratives où les internautes croisent leurs lectures des manuscrits, comme
celle dédiée à Madame Bovary
.

À la fin de son roman, Jakuta Alikavazovic prend soin de citer longuement les sources documentaires sur lesquelles elle s’est appuyée, ouvrages imprimés ou pages Internet. « Il est difficile de sourcer Internet, parce que c’est évolutif. Le statut d’auteur n’y est pas encore clair et on y trouve beaucoup de “fictions par mégarde”. Citer ses sources est aussi une façon de montrer au lecteur qui pourrait s’intéresser aux mécanismes de la fiction la façon dont elle agrège et transmue les informations dans une logique qui lui est propre. 
»

Internet, vecteur de créativité et de recherche formelle

Si l’existence d’Internet a ouvert des débats complexes encore loin d’être tranchés sur le droit d’auteur, il apparaît depuis peu comme une possibilité de s’affranchir du traditionnel éditeur et de publier librement ses textes sur des blogs et des pages dédiées. François Bon a été un des premiers à lancer une de ces plates-formes d’édition,
Publie.net, où les textes bénéficient par définition d’une circulation accélérée. À l’internaute de faire ensuite seul le tri entre le bon grain et l’ivraie littéraire.

Certains écrivains professionnels ont eux choisi d’utiliser le média Internet en complément de leurs publications en librairie, y développant qui le commentaire de leurs livres, qui le laboratoire de leurs productions futures. Parmi ces précurseurs, Éric Chevillard a créé en 2007
L’Autofictif, journal en ligne construit comme un roman, dont il publie chaque année l’intégralité en volume (éditions L’Arbre vengeur). « Cette forme n’aurait pas vu le jour sans l’opportunité d’une intervention quotidienne « en direct » rendue possible par Internet,

explique-t-il. Or cette entreprise est déjà devenue naturelle pour moi, comme s’il s’agissait d’une très ancienne pratique d’écriture. 
»

Plus qu’un support de publication, Internet peut ainsi apparaître comme un vecteur de créativité et de recherche formelle. L’écrivain Paul Fournel, Président de l’
Ouvroir de Littérature Potentielle, voit une grande richesse dans cette multiplicité des supports et des formes : « Dès qu’il y a du texte, il peut y avoir potentiellement quelque chose qui ressemble à de la littérature. En outre, ces nouveaux outils, par leur souplesse technique et leur absence de contraintes commerciales, sont un lieu idéal pour expérimenter de nouvelles formes narratives. De ces formes nouvelles naîtront de nouvelles formes de lecture, à inventer au cœur de ce dialogue entre créateurs et lecteurs.
 » Une évolution qu’expérimente le personnage de son dernier roman,
La Liseuse
 (P.O.L), vieil éditeur engagé dans « cette révolution qui sépare le texte de son support papier
 ».

“Ce qui fait le roman, c’est sa finitude”

Alors que son livre évoque ce même univers numérique, Aurélien Bellanger se déclare pour sa part réticent à sa mutation en « roman augmenté
 » disponible sur liseuses, auquel on adjoindrait liens hypertextes, illustrations et choix multiples. « On pourrait dire en exagérant que ce qui fait le roman, c’est sa finitude
, explique-t-il. Une une fois imprimé on n’a plus le droit de l’amender. J’ai voulu mettre suffisamment d’informations dans la narration afin de l’autonomiser. Avec l’encyclopédisme, l’objet se suffit à lui-même.
 »

Paul Fournel y voit au contraire une piste de travail pour l’Oulipo : « On peut penser, par exemple, que Perec aurait proposé des schémas de lectures électroniques très différents pour sa
Vie mode d’emploi. Et si mon roman

 Chamboula avait été publié par voie électronique, il est probable que son arbre binaire aurait permis une tout autre circulation dans le texte… Mais il va sans dire que toute cette belle technologie ne vaut rien si le vrai talent ne s’en empare pas. Elle est sans doute une révolution technique mais il lui faut des révolutionnaires pour lui donner son sens. L’écrivain quel qu’il soit et quoi qu’il choisisse comme outil, reste aux manettes.
 »

L’écrivain anglais
Hari Kunzru (dont vient d’être traduit en français Dieu sans les hommes
, JC Lattès), qui participa à la création du magazine de réflexion sur les nouvelles technologies
Wired UK dans les années 1990, ne dissocie pas sa démarche littéraire et intellectuelle. « Nous étions à l’époque un groupe d’écrivains intéressés par la pensée de Deleuze
, explique-t-il, et nous avons vu la littérature comme l’un des meilleurs moyens d’explorer l’idée de réseau. Le roman est un tissu de mots et de sens très complexe, qui peut mieux que d’autres formes d’expression nous aider à comprendre les connexions du monde contemporain.

 »

Tentation d’opposer littérature et nouvelles technologies sur fond de créativité

Grand utilisateur de Twitter, Hari Kunzru note aussi le supplément direct de médiatisation dont bénéficient les écrivains sur les réseaux sociaux – en s’exprimant eux-mêmes ou s’évoquant les uns les autres –, laquelle vient selon lui parfois faire écran à la lecture critique des œuvres. Pourtant, ces mêmes réseaux peuvent se muer en terrain d’expérimentation, d’aucuns s’amusant à tweeter l’intégrale de Shakespeare ou à produire des feuilletons à épisodes de 140 signes. « Ne dirait-on pas que Twitter a été inventé pour diffuser des maximes, des apophtegmes, des aphorismes ?
s’amuse Éric Chevillard. Il est donc absurde de craindre que ces technologies soient toxiques pour la littérature. Elles pourraient bien au contraire l’empêcher de s’assécher à bref délai 
».

La tentation d’opposer littérature et nouvelles technologies sur fond de créativité n’est évidemment jamais loin, à l’heure où le roman se trouve objectivement concurrencé par de nouveaux produits culturels dominants, tels que les jeux vidéo. « Contrairement aux jeux vidéo, qui fonctionnent sur l’activation rapide et répétée des circuits de la récompense, le roman active des circuits plus longs, plus sophistiqués et au final plus sociaux que neuronaux
 », suggère Aurélien Bellanger, qui réfute pour son livre la qualification de « roman geek 
» : « Techniquement ce n’est pas le roman de la culture des nouvelles technologies parce que cette culture au sens strict n’est pas capable de produire de roman. La littérature est peut-être seule à pouvoir donner corps aux aspirations de l’homme qui se rêve illimité alors qu’il est limité. Illusion qu’Internet tend à réaliser, mais comme horizon possible et à jamais inactuel. Le roman serait une sorte de résumé accessible de ces réserves illimitées. Il suffit de commencer à lire

Le Rouge et le noir pour voir que le roman excède ces quelque 500 000 signes assemblés sur des pages blanches : c’est un réseau presque infini de significations entremêlées, un réseau en expansion constante dans les cerveaux de ses lecteurs.
 »

Sabine Audrerie (avec Stéphane Dreyfus)


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