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Indignation sélective - La guerre civile fait toujours des victimes par François Monti

Par Fric Frac Club
Indignation sélective - La guerre civile fait toujours des victimes par François Monti Il y a deux grosses semaines, au Festival de cinéma de Douarnenez, je partageais la table de la journée littéraire avec Manuel Rivas et Jorge Carrión. On aurait pu me demander pourquoi j'avais emmené Jorge dans mes bagages : après tout, s'il n'a pas encore été traduit, c'est que les éditeurs français ne l'ont pas trouvé suffisamment intéressant. Mais après l'avoir entendu parlé de son travail et avoir écouté la lecture d'un texte que j'avais traduit, la question du public était plutôt « pourquoi n'est-il pas publié en français ? ». Ne parlons pas de cas particuliers. D'autant plus qu'au Fric Frac Club, on ne devrait pas non plus trop se plaindre de l'absence en librairie d'un certain type d'auteurs – après tout, sur les douze derniers mois, Vilas, Ferré, Fernandez Mallo, Juan-Cantavella, Fernandez Porta, Calvo et Cuenca Sandoval ont été traduits et on pense avoir eu une influence plus ou moins directe sur la publication d'un certain nombre d'entre eux. On ne peut néanmoins s'empêcher de ressentir un double malaise : non seulement la littérature espagnole contemporaine est peu traduite, mais en plus, quand elle l'est, elle ne l'est pas toujours pour les bonnes raisons ni chez les bons éditeurs. Le lendemain à Nantes, sur la route du retour, le malaise s'accentue. A la librairie Coiffard, on nous remet la « Page des libraires », pavé rentrée de plus de 150 pages. Un seul auteur espagnol dans la sélection des libraires français (Enrique Vila-Matas, qui avait bien besoin de cette promo). Carrión feuillette la catalogue et se surprend de voir une série d'auteurs sud-américains parfois bons, parfois mauvais mais jamais tellement bons ou tellement originaux qu'ils méritent d'être plus mis en avant que leurs confrères ibères… Qu'est-ce qu'il se passe ? Où sont Javier Montes, Jon Bilbao, Elvira Navarro, Mercedes Cebrian, Gonzalo Torné, des auteurs espagnols parfois bons, parfois mauvais mais jamais tellement moins bons ou moins originaux que leurs camarades d'outre-atlantique pourtant traduits… Indignation sélective - La guerre civile fait toujours des victimes par François Monti A l'apogée de la folie Bolaño aux Etats-Unis, son ami Castellanos Moya expliquait dans un long article ce que cette « mania » disait de la représentation étatsunienne de l'Amérique latine et de sa littérature. Mais surtout que Bolaño avec son réalisme-viscéral, ses totalitarismes, ses bourreaux et ses disparus fournissait au public nord-américain une alternative au réalisme-magique de Garcia Marquez qui restait une image fidèle de son Amérique latine mentale. En France, on est dans le même cas de figure pour l'Espagne : à deux ou trois exceptions près (Vila-Matas, qui a su créer sa propre niche, ou Marias, mais ce serait vraiment le pompon si un écrivain de cette envergure était ignoré), pour qu'un Espagnol ait des chances d'être publié, il vaut mieux qu'il écrive un roman réaliste sur fond de guerre civile et de franquisme. A quel roman Javier Cercas doit-il d'être traduit pour la première fois ? Soldats de Salamine, bien entendu et ses phalangistes et ses républicains…Le premier auteur « mutant » à avoir été publié en France ? Isaac Rosa chez Christian Bourgois, avec un livre sur… la mémoire historique et le franquisme suivi d'un autre sur la guerre civile. On attend toujours ses deux derniers livres (mais aucun des deux ne nous parle de la guerre). Autre possibilité : faire comme Menendez Salmon et parler du Mal et du nazisme. Un thème connexe qui peut vous mener chez Actes Sud. Ni Rosa ni Menendez Salmon ne sont de très bons auteurs. Ils ne sont pas très mauvais non plus. Mais ils sont traduits. J'ai eu un jour une discussion avec Stock sur un auteur argentin. Il venait d'écrire un roman sur le nazisme. Chez Stock, on l'a lu. Puis il a publié un livre sur les disparus argentins. Stock m'a recontacté, me l'a fait lire. Finalement, ils ont décidé de ne pas le publier (c'est Flammarion qui s'en charge ces jours-ci). Mais ils l'ont lu. Deux fois. Je leur ai suggéré le premier roman de Carrión (a priori, il parle de disparus mais pas de la guerre ou de la répression). On m'a dit merci. On ne l'a pas lu. Pourquoi ? Patricio Pron (c'est de lui qu'il s'agit) est un bon auteur. Carrión aussi. Que ce dernier exemple ne vous trompe pas : quand on est latino-américain, parler des disparus ou des dictatures n'est pas un must. Ce qui fait kiffer l'éditeur, le journaliste et le lecteur français, ça reste le boom. Vous pouvez donc faire du Borges, du Cortazar, du Onetti, du Vargas-Llosa, du Sabato, du Garcia Marquez. Une certaine liberté, quoi. Qui achète la littérature post boom de l'argentine Pola Oloixarac un mois après la parution de son premier roman ? Le Seuil. Par contre, la littérature post boom, post-post-moderne, ultra-contemporaine et hyper-accessible de l'espagnol Fernandez Mallo ne trouve preneur qu'après trois ans, et ce malgré un très gros succès éditorial à la maison. Chez qui ? Chez Allia (une bonne maison, bien sûr, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit). Sauf erreur de ma part, lors de la rentrée 2012, les gros éditeurs français proposeront aux lecteurs en tout et pour tout deux titres espagnols (Vila-Matas et Menendez Salmon). Il y a quelques mois, Gallimard publiait un livre de Kirmen Uribe (écrivain basque qui écrit en basque ; c'est moderne mais c'est très basque : y a des pêcheurs). Gallimard n'avait plus publié d'auteur espagnol depuis Manuel Rivas en 2008 (premier mot de la quatrième de couv' ? 1936…). Indignation sélective - La guerre civile fait toujours des victimes par François Monti Pourquoi les principaux éditeurs français ne s'intéressent pas à la littérature espagnole ? Peut-être parce qu'elle est tout simplement mauvaise. On m'a rapporté l'histoire drôle suivante : un éditeur indépendant, surpris du style d'une traduction, demande à une « sommité de la traduction, ancien expert au CNL » de jeter un œil à l'original histoire de voir d'où vient le problème ; l'expert le prévient que, de toute façon, il faut savoir que les Espagnols ne savent pas écrire. Pas cet auteur en particulier, non : les Espagnols. Intéressant. Mais laissons le traducteur un instant et revenons à l'éditeur. Je viens d'évoquer le cas Gallimard. Le responsable du domaine hispanophone est le Vénézuélien Gustavo Guerrero. A deux reprises, des personnes différentes m'ont raconté que Gustavo Guerrero leur avait expliqué ne pas aimer la littérature espagnole. Sauf Vila-Matas. Entre 2008 et 2012 donc, deux Espagnols chez Du monde entier, une quinzaine de Sud-américains. Dont bien sûr des historiques et des grands noms. Mais aussi des auteurs comme Alvaro Enrigue, Alberto Barrera Tyszka ou Ivan Thays qui ne sont pas franchement meilleurs que ces écrivains qui font la littérature espagnole, celle que Guerrero n'aime pas. Curieusement, les trois auteurs que je viens de citer sont publiés en Espagne chez Anagrama, maison qui édite aussi Gustavo Guerrero. Les Espagnols d'Anagrama, quant à eux, sont chez Rivages, Passage du Nord Ouest ou Bourgois. Quand ils sont traduits. Ne parlons pas de copinage : un éditeur ne saurait tout lire et publie avant tout ce qu'il connaît – dans le cas de Guerrero, c'est manifestement l'Amérique du sud. Heureusement qu'il y a de temps en temps des opérations marketing pour les aider. Par exemple, il y a deux ans, Granta publiait une liste des jeunes écrivains d'expression espagnole à suivre. Une aubaine pour un éditeur cherchant à renouveler le cheptel. Sur les 22 auteurs, 6 Espagnols, 1 traduit en 2010 ; des 16 autres, 3 étaient traduits. Deux ans plus tard, l'Espagnol traduit (Andrés Barba, Bourgois) est toujours aussi seul. Par contre, les auteurs latino-américains sont maintenant 7 (bientôt 8) à être disponibles en français. Même Granta ne sert à rien. Le problème réside peut-être tout simplement dans l'absence de passeurs. Il n'y a pas de Claro ou de Robert Amutio de la littérature espagnole. De loin, on a l'impression que la majorité des traducteurs viennent du monde universitaire, qu'ils se sont souvent spécialisés dans l'une ou l'autre littérature nationale, que leur domaine d'expertise est lié au boom ou à l'une ou l'autre génération espagnole d'avant-guerre. Ou alors ils ont tout simplement des liens familiaux avec l'Amérique latine. Les petits éditeurs, qui devraient jouer le rôle de défricheurs, ne semblent pas plus intéressés que ça. Les Allusifs a plus de Serbes que d'Espagnols. La littérature urbaine hispanique, chez Asphalte, nous vient d'Argentine. A La Dernière Goutte, on est aussi très Rio de la Plata. Chez Zulma, c'est Argentine et Mexique. A L'Arbre Vengeur, la collection hispanique est une collection latino-américaine. Il n'y a de collection espagnole nulle part. Il n'y a pratiquement jamais d'espagnols dans les collections hispaniques. Dans l'édition française, être un écrivain espagnol contemporain qui ne parle pas de la guerre, ce n'est pas aussi compliqué qu'être bolivien ou paraguayen, mais presque. Indignation sélective - La guerre civile fait toujours des victimes par François Monti Malgré l'absence de passeurs et la réticence de certains éditeurs, on traduit chaque année quelques livres espagnols. Et là, on rencontre un autre problème : si vous ne parlez pas de la guerre civile et du franquisme, parlera-t-on de vous dans les journaux ? A la rentrée derrière, la publication conjointe des livres de Juan Francisco Ferré, Eloy Fernandez Porta et Robert Juan-Cantavella (merci Mathias Enard, sans qui deux de ces livres n'auraient sans doute jamais été traduits mais à qui on ne peut demander de faire le « passeur » autrement qu'à l'occasion…) a reçu une belle presse. Mais pour quelques mois, l'Espagne était sexy : ce n'est pas un hasard, l'article le plus marquant consacré à ces bouquins, paru dans Le Monde, s'appelait Génération Indignée. Cherchez le lien… On verra, maintenant que l'Europe entière est fatiguée de l'Espagne, ce qu'il en sera cette année. On peut parler d'éditeurs, de traducteurs, de journalistes tant qu'on veut, le vrai problème est peut-être ailleurs : une fois le livre sur la table des libraires, le lecteur est-il au rendez-vous ? Parce que finalement, peut-être que c'est le lecteur français lui-même pour qui l'Espagne, c'est la guerre civile et Franco – une personne présente au festival de Douarnenez s'est approché de nous à la fin de la journée pour nous glisser ceci : « le problème, c'est la culpabilité de la gauche française vis-à-vis de 1936 ». Comme on le sait, le lecteur moyen en France est une quadragénaire de gauche… Quel aurait été le sort du Voleur de morphine de Mario Cuenca Sandoval s'il avait été américain ? Et du On Air de Manuel Vilas, s'il venait d'Argentine ? Le grand problème de cette littérature-là n'est-il pas tout simplement qu'elle ne correspond pas à l'idée que l'on se fait de l'Espagne (pas assez de charniers, pas assez de taureaux, pas assez d'Almodovar) ? Est-ce pour cela que Javier Calvo se plante chez Galaade alors que Fresan est au Seuil ? Que Luis Magrinyà n'est pas traduit alors qu'Antonio Ungar s'amuse aux Allusifs ? Qu'un Carlos Labbé a plus de chance d'être traduit qu'un Javier Moreno ? Les Espagnols sont-ils si mauvais ? On se targue en France de la richesse de l'offre éditoriale, de la quantité de traduction (tout en oubliant le sort réservé au catalogue, mais c'est une autre histoire triste). Mais finalement, on lit ce qui renforce nos clichés. C'est vrai dans le cas des auteurs espagnols, et c'est vrai d'autres littératures. Il y a sans doute beaucoup de Serbes qui ne font pas dans l'absurde ; d'Autrichiens qui ne font pas dans la misanthropie ; d'Américains qui ne font pas dans le roman-monde-qui-dénonce-son-pays-mais-pas-trop-quand-même ; d'Anglais qui ne font pas dans le roman de mœurs classiste. Il y en a sans doute mais nous ne voulons ni les traduire, ni les éditer, ni, surtout, les lire. Les auteurs espagnols ont dépassé 1936-1975. Certains ont même découvert le 21e siècle. Et vous ? (Photo charnier (c) Eric Hadj)

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