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LECTURE : Bas-Occident - Civilisation nucléaire, dernières années de Frédéric Gobert

Par Jpubernois
Le roman Bas-Occident –Civlisation nucléaire, dernières années (aux éditions Les 2 Encres), est qualifié, en première de couverture, de « roman de société et d'anticipation ». L'expression « roman d'anticipation » aurait pu me faire fuir, j'imaginais quelque chose comme de la science fiction, genre que je déteste sauf rares exceptions. Le terme de « roman de société » est bien plus intéressant à mon avis.
J'aurais privilégié, après lecture, une autre dénomination : celle de roman, sans autre qualificatif. (Et il est heureux que la précision suivante soit apporté en quatrième de couverture : "Roman d'anticipation, "Bas-Occident - Civilisation nucléaire, dernières années" est aussi un roman de mœurs et d'amour que l'on peut qualifier de psychologique, historique et politique ".)
LECTURE : Bas-Occident - Civilisation nucléaire, dernières années de Frédéric Gobert


Certes, le roman se passe dans un futur proche, il y a donc bien « anticipation », quasi-prédiction, marche vers un futur qui semble inéluctable et les faits énoncés par l'AEP (agence euro-méditerranéenne de presse) qui ouvrent chaque petit chapitre prennent justement appui sur des faits existants autant que sur des faits placés dans un avenir proche, sur des constats liés aux accidents nucléaires et au stockage de déchets par exemple. Une inélucatabilité qui fait peur. Chaque dépêche de cette agence de presse est ainsi l'élément négatif, récurrent, qui pèse sur la narration, petit couvercle suspendu au-dessus de ce qui aurait pu être joie de vivre seule...Le roman est roman de société parce qu'ancré dans la vie d'un village, celui de Kumquat, un nom qui semble exotique, que j'aurais dit perché quelque part en Turquie peut-être, alors qu'il s'agit d'un village d'Écharde. Que l'on ne confonde pas avec l'Ardèche, même si l'on y retrouve les lettres, l'isolement, les routes zigzaguant à travers la campagne, le climat... Un village abandonné au début du récit, plein de vieilles bâtisses qui s'écoulent, qui se peuple ensuite, de jeunes couples surtout, qui reprend vie, se retape, s'anime autour du café Chez Emma. Que l'on ne s'y trompe pas non plus, Emma n'est pas Emma Bovary, bien que la littérature ne soit pas exempte du récit : n'y trouve-t-on pas un écrivain, un poète devant lequel se pâme Ariane, mais aussi des titres, des références à tel ou tel personnage de roman, comme L'Idiot de Dostoiveski. Il s'agit d'Emma Goldman, figure de l'anarchie. Ils sont dix ou plus, peu importe, autour de ce café, autour des idées qu'ils défendent entrant dans de mystérieuses organisations auquel le lecteur n'a pas toujours accès, car il suit le personnage principal du récit et principal narrateur, Henry, dans ses croisements avec les Dix mais aussi ses écarts, sa réserve. Le roman est tout à la fois le récit de la vie du village de Kumquat et de la vie de ses habitants, autour d'Henry, depuis son arrivée jusqu'à son mystérieux départ, mais aussi plus largement celui de ce « Bas-Occident », référence faite à la période qui précède des chamboulements, puique le roman se situe à la veille et pendant l'insurrection des communes et de leur organisation en réseau. Il s'agit d'un microcosme dans un macrocosme, la terre entière étant touchée, dans une volonté de rejeter des gouvernements oppressifs qui réduisent comme peau de chagrin les droits de l'homme et notamment ceux de la libre expression, qui ne peuvent faire face aux catastrophes nucléaires, puisque les implications du nucléaire engagent pour une durée que nul ne peut prévoir, auquel nul gouvernement ne peut survivre. De rejeter aussi ce qui apauvrit d'un côté et enrichit de l'autre. Le roman est à la fois sociétal et politique. Certains personnages du récit se réclament, comme le préfigure le nom du café, de l'anarchisme, mais tant de variables sont possibles que les fondements de la société alors créée trouvent davantage leur point d'appui dans la commune auto-suffisante, se régulant elle-même, devenant énergiquement autonome, sans repli sur elle néanmoins grâce à une organisation d'un réseau les regroupant, grâce aussi à la portée artistique car l'art, omniprésent dans ce roman (littérature évoquée plus haut, mais aussi photographie avec les œuvres du jeune Thomas et son exposition des Vénus rurales, peinture,...), traverse les villages, le pays, provoque des expositions où tous se réunissent, il est langage universel.Le roman ne se concentre cependant pas dans un tout qui perdrait chacun. Les personnages, individuellement, dans leurs actions, leurs pensées, leurs relations sociales, qu'il s'agisse de voisinage, d'amitié, d'amour, de liens filiaux, font l'essentiel du roman. Une vie grouillante, faite de rires, de reproches, de clins d'oeil, de jeux d'énigmes, d'entraide, d'admiration, de pleurs, de souvenirs racontés à l'un ou à l'autre ou tus, par volonté de fuir un passé... Chacun vit à Kumquat (ou à Largentiac, bourgade proche) et prend part au récit. Le nombre des personnages est important. Est-ce un obstacle à la bonne compréhension du roman ? Je l'ai craint. Il n'est pas impossible que je me sois embrouillé dans les noms de certains par moments, des prénoms proches, une initiale commune... Ce n'était cependant pas préjudiciable au récit et les meli-melo n'ont probablement pas été si nombreux que je le craignais initialement. Adultes, enfants, quelques vieillards. Personne n'est écarté, chaque âge a ses personnages principaux ou secondaires : les enfants jouent à des jeux de société, on les retrouve sur les traces d'un Yéti ou interrogeant du regard des adultes pris de fous rires. Les personnes âgées sont minoritaires, elles détiennent des parcelles d'histoire que l'on recueille méthodiquement, mais des parcelles seulement, étant dépassées par les causes et les effets de ce à quoi elles avaient assisté. Entre deux âges figurent le personnage d'Henry, qui aurait un âge proche de celui de la mère d'Ariane. Les autres, en grand nombre, sont de jeunes adultes, jeunes femmes parachutées dans un quartier tout neuf, jeunes couples arrivés dans l'ancien village que l'on consolide et auquel on adjoint un circuit de galeries souterraines, refuge où se dissimuler lorsque des forces armées encerclent Kumquat. Il n'est pas oublié qu'un couple peut être constitué de personnes du même sexe, c'est ainsi que l'on trouve tel couple de lesbiennes, ou que l'on comprend la relation qui unit deux hommes. Il y a ceux qui espèrent et ceux qui doutent, de grandes comme de petites choses. Une représentation large de la société est ainsi créée.Je ne vais évidemment pas raconter toutes les péripéties, car chaque petite histoire vécue en est une, et leur nombre est si important, comme le nombre des chapitres, comme les annonces de l'AEP, dans ce roman de plus de quatre cents pages... Quelques extraits sans doute seraient plus parlants, je vous livre donc deux morceaux choisis :

« Même si je ne méconnaissais pas les limites du recyclage, je jetais régulièrement mes sacs de bouteilles, de boîtes et de cartons dans les conteneurs placés à l'entrée du village. C'était un rituel, une commémoration anticipée. Ils étaient le symbole de notre civilisation, la forme muséographique de notre consommation, des corps amorphes, obèses, avachis, jamais rassasiés. Une fois tous les trois mois, ils s'envolaient, la chrysalide se vidait mais aucune mue ne survenait.Après avoir quitté Ariane, j'entendis une petite musique sortir du conteneur destiné à recevoir les papiers. Je m'approchai de l'orifice. Une petite musique électronique souhaitait un joyeux anniversaire. De petits livres contenaient quelquefois ce type de boîtier électronique entre deux pages. En les ouvrant, ils se mettaient à sonner. Peu de familles à Kumquat s'offriraient ce genre de gadgets dont on s'émerveillerait, dans un siècle, qu'on eût pu les offrir à des enfants. Mais ces mêmes familles avaient des parents qui rendaient visite à leurs progénitures les coffres remplis de ce dont nous « manquions », pour ne pas faire grandir les enfants « hors du monde ». A moins que ce ne fût quelque conducteur de passage qui se serait arrêté pour déverser ses poubelles, précisément ici, à Kumquat. La raison m'en échappait. », page 287
« L'Etat, que les gouvernements successifs s'étaient employés à affaiblir au profit d'une entité moins contrôlable par les populations, se trouvait encore plus fragilisé et dans l'incapacité de contrer une mise en place qui avait la sympathie des peuples, maintenant que les crises économiques successives et l'augmentation du nombre de chômeurs avaient ouvert les yeux : presque tous savaient que le monde ne fonctionnait pas selon le modèle d'une croissance inextinguible et la méfiance envers les entreprises aux capitaux et aux propriétaires invisibles, qui traitaient les travailleurs comme des pions sur un plateau de jeu, se mua en un rejet qui bénéficia aux réseau des Communes, c'est-à-dire aux femmes et aux hommes qui en étaient membres. », page 259
L'illustration de couverture est oppressante : L'Angélus de Millet revisitée, où deux squelettes se tiennent sur le sol où sont enterrés, pêle-mêle, des conteneurs radioactifs. Le titre comme cette couverture orientent le lecteur vers l'idée d'une fin, de la mort. Mais Bas-Occident est un roman plein de vie et de joie, c'est pourquoi je terminerais par une très courte citation, qui condense peut-être l'esprit de l'ensemble du roman : 
« La civilisation mourrait peut-être, il tenait à nous de vivre. », page 302. 
Les habitants de Kumquat sont dans cette volonté de vivre.


Je conclus cette longue présentation par quelques lignes d'avis.L'intérêt du roman est pour moi davantage dans la vie que dans la mort annoncée (d'où un désintérêt pour le titre du roman que je n'estime pas suffisamment évocateur et même plutôt décourageant), les paragraphes introducteurs, qui disent les faits avec froideur, sont heureusement contrebalancées par la vie qui se crée. Ce contraste est à mon sens bénéfique au roman, de même que cette façon de procéder, par petites touches, rappelant qu'une menace est sans cesse présente, et qu'il en est plus urgent encore de vivre. De même qu'il est difficile de coller une étiquette sur le genre romanesque précis, il est difficile d'en définir une tonalité. Le roman déborde aussi de sujets de conversation, et l'on se laisse emporter par un Clotaire enthousiaste devant des vieilles pierres dont il retrace l'histoire, par exemple. Ce que j'ai aimé du roman, c'est ce fouillis organisé, le fait qu'il multiplie les récits, qu'il s'agisse de simples anecdotes ou de théories.Certes, Kumquat sort de nulle part, semble mu par des forces incompréhensibles qui poussent les êtres qui y vivent à choisir un type d'organisation sociale particulier, sans que rien ne les détourne de cette réalisation, sans opposition réelle (il y a bien sûr quelques découragements, mais minimes), certes la vie à Kumquat est utopiste (même si les relations entre les êtres sont d'un réalisme qui pousserait chacun peut-être à se reconnaître dans tel ou tel personnage), mais que serait l'être humain s'il ne se projetait pas quelquefois vers un Kumquat ? S'il se laissait juste emporter vers le pessimisme ? Ou, je modifie la formulation, que serais-je si je ne me sentais pas en adéquation avec un mode de vie proche de celui de Kumquat ?

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