Magazine Journal intime

Un Type

Par Eric Mccomber
Un TypeUn type marche seul au centre d'une grande ville d'occident. C'est la fin d'un millénaire ou le début d'un autre. Puis… Il marche dans les banlieues, les zones industrielles. Pendant quelques instants, il se repose sur un cube de béton qui sert à délimiter deux terrains vagues qui n'appartiennent pas au même nabab. Une femme s'assied aux côtés de l'homme sur le cube de béton le plus près. Ils regardent tous deux le port, où rouillent de grands monstres de fer brun.
L'homme marche seul dans les décombres des projets en ruines. Il n'y a ni champs, ni habitations, ni commerces, ni fabriques. Que des étendues de macadam qui fendille, qui se morcelle sous les assauts obstinés des herbes folles, des végétations rebelles. Ici et là un mauvais arbre s'accroche à un bout de glaise empoisonnée. L'homme pose ses fesses par terre à l'ombre d'un muret qui s'effrite, dont on aperçoit l'armature oxydée, là où les années d'intempéries ont éventré sa chair minérale. L'homme se relève, se met en route.
L'homme marche seul dans un pré. Une femme chemine à ses côtés un certain temps. Puis ils s'étendent côte à côte et font l'amour. Toute une saison ils s'étreignent. La femme s'appelle Mathilde et elle doit partir. L'homme se remet en marche et, au début, il a mal aux jambes. Il avait perdu l'habitude. Un soir, alors qu'il s'apprête à fermer l'œil sous un pont, à l'abri des intempéries, l'homme a l'impression fugace qu'un vilebrequin s'enfonce dans son estomac. C'est Mathilde qui a tué en elle une petite bulle de lumière.
L'homme marche seul sous la lune et la pluie lui glace la tête. Des pierres d'eau froide chutent tout autour de lui, lancées par le courroux du firmament en colère. Ce sont les cieux qui lapident la vie, qui semblent la rejeter toute entière. L'homme poursuit sa marche. Il ne voit plus derrière lui les pays qu'il a quitté. Et ne devine pas non plus devant, les horizons que ses pas lui réservent.
L'homme porte un sac très lourd. De temps à autres il passe son contenu en procès. Chaque petite poussière doit justifier sa présence. Il n'y a plus rien à acheter, plus rien à vendre, plus rien à exploiter. L'homme jette en riant les papiers qui signifiaient jadis qu'une vie allait survivre et qu'une autre allait se dissoudre. Il lance à bout de bras les pièces rondes et sales qui s'échangeaient autrefois contre des douceurs dans les lieux où les êtres se réunissaient pour être ensemble, pour se répéter les mensonges des ogres, pour s'assurer d'hypnotiser ceux d'entre eux qui n'étaient pas encore tout à fait engourdis, ou pour se faire ré-hypnotiser eux-mêmes, de crainte de voir les douleurs ressurgir, leurs consciences se révéler.
L'homme marche plus léger. Il n'a rien enterré. Il a tout laissé là, dans les cailloux. Une assiette, il en avait deux. Une cuiller, il en avait deux. Un couteau, il en avait deux. Une tasse, il en avait deux. Un c'est mieux. « Puis si je dois partager, nous partagerons aussi les microbes ». L'homme rit. Les microbes. Il se revoit au siècle précédent, près du sommet d'une tour d'argent et de plexiglas, penché sur un lavabo à laver ses mains, pour tuer : les microbes, les bactéries, la maladie. Il se revoit dans le miroir, jeune et plein d'espoir. Il ré-entend ses pas feutrés sur la moquette et le souffle chaud des ordinateurs qui encombrent tout l'espace. Il se rappelle l'odeur flottante des collègues et des plantes et du plastique des technologies, lui reviennent en bouche les exhalaisons puissantes des plats qui chauffent leurs molécules dans les machines, à la fin de la période du matin. Il revoit des milliers et des milliers de tasses de liquide qui déversent leurs contenus noirâtres dans sa gorge et voudrait arrêter la roue qui tourne, mais les boissons coulent dans son corps, souillent ses entrailles, égratignent la chair à l'intérieur de lui, brûlent son cœur et blessent ses poumons, et les contenants se succèdent et il boit, il boit, il boit. Et soudain, au milieu de nulle part, au milieu de nul temps, l'homme tombe sur les genoux et tout sort de lui, toutes les étincelles de l'univers sortent par ses trous de nez, par ses oreilles, par dessous ses ongles, par ses orbites, tout le feu de l'espace jaillit par sa bouche et toutes les humeurs empoisonnées des fonds de toutes les mers percent son nombril et explosent les pores de sa peau et exsudent par son rectum et son méat. Les doigts de l'homme agrippent le sol comme pour s'y accrocher, comme pour ne pas être emporté par les vents et bien vite il voit sous lui une marre de sang et de vomissements, une huile sombre goutte de son visage, comme si les rats de son âme si triste quittaient en trombe le vaisseau de sa tête sur le point de couler par le fond.
L'homme voit deux étoiles à cinq branches dans la flaque, ce sont ses mains. Et sa longue chevelure maculée de saletés fait comme un pinceau paresseux dans ce tableau écarlate. L'homme se voit dans le liquide. Son reflet. Sa tête est dans le ciel.
L'Homme reprend la route. Son sac est de plus en plus léger. De temps à autres, quelqu'un le suit. Ou le devance. Puis, ils repartent. Ils finissent toujours par repartir. Il ne sait pas où il va. Ça ne ressemble pas à ce qu'on lui promettait quand il fréquentait les fabriques d'enfants, il y a la moitié d'un siècle. Ce n'est pas la société des loisirs. Les lendemains ne chantent pas, et les aubes ont oublié comment sourire. Mais l'homme fonctionne encore. Il prend l'air et l'eau et le reste et repousse la fin, quelques heures à la fois. Il s'en contente. Il y a bien peu de passé et il n'y a certes pas d'avenir. Il n'y a surtout personne à qui s'en plaindre. L'homme est.
Il est, pour l'instant.
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Image piquée ici, sans vergogne. © Éric McComber

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