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La langue à la frontière : éloge de Shumona Sinha

Par Gerard

Je suis le plus souvent, je le confesse, en retard d’une rentrée littéraire ou deux. Façon de laisser retomber l’hystérie médiatique, mais aussi le prix des ouvrages. Il n’y a guère que mon vieil ami ronchon, l’écrivain Orlando de Rudder, pour me voir en parvenu de l’écriture ; donc vive l’édition de poche !

Shumona Sinha, donc : j’ai fréquenté son site il y a déjà un bon moment, découvert sous l’exquise jeune femme pleine d’esprit et de sensualité une poétesse de premier ordre ; elle fut en 1990 la lauréate du prix du meilleur jeune poète du Bengale (elle est née à Calcutta).

L’an passé les Editions de l’Olivier faisaient paraître son second roman : « Assommons les pauvres ! » : un titre baudelairien qui vous saisit tout de suite au colback. Envers du décor policé du « politiquement correct ». Shumona place son cadre, éminemment contemporain : l’univers administratif des demandeurs d’asile. Un monde qu’elle connaît bien, pour avoir été effectivement interprète à l’Ofpra (Office français de protection des étrangers et apatrides) – avant que son roman, précisément, ne lui devienne un motif de révocation.

Traduire, pour la narratrice, relève d’une double trahison : trahison de la langue, trahison de cette peau que lui a donné la nature et qui la place du côté des « requérants ». Entre Cour des miracles et Tour de Babel où plus personne ne comprend plus personne, cet « Office » voit passer les mémoires fragmentaires, parfois reconstruites à coup de narrations achetées à prix d’or et de mensonges, inaudibles, de toute la misère humaine. Prise au piège de cette déchirante tectonique qui est celle de ces hommes coupés en deux que l’on dit « migrants » et que le jargon administratif qualifie de « requérants », la narratrice, qui partage avec eux la distance affolante des origines lointaines, finit par fracasser une bouteille sur un crâne. Un geste baudelairien qui nous rappelle que soulager nos consciences n’est rien ; ce qu’il faut vis-à-vis de celui qui fuit misère à travers le monde c’est lui rendre « l’orgueil et la vie ».

Langues d’emprunt, langues organiques… Le lumineux roman de Shumona Sinha est aussi, surtout, un formidable répertoire des paroles et des silences dans ce monde surmoderne tout encombré de frontières, une errance lucide parmi discours fracturés, couturés, contournés, travestis, tus, fautifs mais non coupables, de qui ne demande au fond rien d’autre que le droit à la simple survie.

Plonger dans l’humanité et l’aimer pour de bon nécessite parfois de l’assommer ; afin de réveiller la vie qui pulse tout au fond d’elle.


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