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Hans Jonas: vingt ans de polémiques - Par Un invité de BibliObs:Bérengère Hurand, professeur de philosophie.

Par Giraudet @dogiraudet

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En France, on présente le penseur écologiste comme un khmer vert, un anti-humaniste en croisade contre le progrès. Près de vingt ans après sa mort, il serait temps de le relire plus sérieusement. Par Bérengère Hurand, professeur de philosophie.

Décidément, les Français ont un problème avec Hans Jonas (1903-1993). C’est vrai que «le Principe Responsabilité», c’est écrit tout petit ; mais quand on constate que, presque vingt ans après sa mort, et vingt-deux ans après la traduction française (et tardive) de son livre majeur, le philosophe allemand, élève d’Husserl et d’Heidegger, reçoit encore les mêmes critiques, il prend l’envie de mettre l’écologie au programme de philosophie des classes terminales – à défaut de la voir figurer au programme du gouvernement.

Pour preuve, le billet caricatural de Roger-Pol Droit, dans «le Monde» du 23 août, à l’occasion de la sortie simultanée de deux livres: d’une part l’excellent ouvrage d’Eric Pommier, «Hans Jonas et le Principe Responsabilité» ; d’autre part, la traduction de textes inédits de Jonas sur «l’Art médical et la responsabilité humaine».

On aurait pu profiter de cette double parution pour rattraper un peu le retard du monde intellectuel français dans l’étude de cette philosophie magistrale. On aurait pu, comme le font les Allemands, les Américains ou les Canadiens, réfléchir sur la démesure de la puissance technique qui exigeait, selon Jonas, de définir les termes d’une responsabilité inédite à l’égard d’une nature devenue vulnérable.

On aurait pu tenter de défendre la liberté humaine, toujours plus menacée par l’aliénation à la technique dont le progrès est trop souvent conçu comme un destin, y compris en matière médicale. On aurait pu, comme le fait Pommier dans son petit essai, évaluer le rapport de continuité que Jonas établit entre le respect de l’homme et le respect de la vie, bonne en elle-même et «en tant qu’elle héberge la possibilité de l’esprit».

Mais non ; vingt ans après, le «biocentrisme» de Jonas est toujours une hérésie aux yeux des humanistes qui bredouillent leur vieux catéchisme: ne pas confondre les faits et les fins, dans la nature il n’y a pas d’intention, pas de volonté, pas de vérité, donc pas de valeur. Et si l’homme a de la dignité, c’est qu’il est le seul à se donner des fins qui dépassent sa vie biologique; à se penser «en avant», «au-dessus» de lui-même; et à inventer la morale.

On aurait pu, à la rigueur, revenir sur l’accueil pour le moins mitigé qu’avait reçu le «Principe responsabilité» en 1993, au moment de sa traduction en France. Luc Ferry par exemple, dans «le Nouvel ordre écologique», n’hésitait pas alors à soupçonner Jonas de nostalgie pour le régime stalinien.

Il lui reprochait, au fond, ce qui reste l’invention majeure du «Principe responsabilité»: «l’heuristique de la peur», c’est-à-dire l’idée que la peur de nous-mêmes et des effets de nos inventions techniques, même exagérée, est la seule manière de freiner l’emballement du progrès vers le pire (se souvenir d’Hiroshima pour éviter Fukushima). Bernard Sève, à l’époque, avait sourcillé: l’exagération du risque ne peut que paralyser; et l’hypertrophie de la menace promet de faire de nous des bêtes effrayées, prêtes à s’en remettre au premier Guide venu.

Mais non ; vingt ans après, et comme s’il ne s’était rien passé depuis, Jonas est toujours accusé par Roger-Pol Droit de flatter notre penchant morbide pour la catastrophe, en nous faisant oublier que c’est du risque lui-même que nous tirons notre humanité. Et Droit de développer cet argument décisif: si «les humanoïdes» avaient appliqué le principe de précaution, s’ils avaient imaginé les incendies des villes et les fours crématoires, ils n’auraient pas domestiqué le feu, et l’homme ne serait pas devenu l’homme.

Antihumaniste, Hans Jonas ? Khmer vert, affreux biocentriste ? Pas tout à fait; car de l’autre côté, le spécialiste de l’éthique environnementale Hicham-Stéphane Afeissa estime (Nonfiction, 31 août 2012) que Jonas n’a pratiquement rien changé à la morale traditionnelle.

En refusant le «transhumanisme» et en insistant sur notre responsabilité à l’égard de la perpétuation d’une «humanité authentique», il ferait preuve d’un conservatisme assez classique.

Chez lui, ce serait, davantage que la nature, cette image indépassable et figée de l’humanité qui est objet de soin et de devoir moral ; l’évolution naturelle étant un simple moyen pour la fin ultime qu’est l’homme, un escalier vers la perfection. Le biocentrisme de Jonas supposé par Pommier cacherait donc, en fait, un authentique anthropocentrisme.

Tout bêtement kantien, Hans Jonas ? Pourtant, comme l’écrit Pommier, ce n’est peut-être qu’«en accordant une valeur à la nature» qu’on peut «en accorder une à notre humanité». On ne saurait trop recommander aux lecteurs de se faire eux-mêmes une idée sur la question.

Bérengère Hurand

A LIRE SUR LE SUJET

Eric Pommier, Hans Jonas et le Principe Responsabilité, puf, août 2012.
Hans Jonas, L’art médical et la responsabilité humaine, traduction inédite d’Eric Pommier, Cerf, août 2012.
Bernard Sève (in G. Hottois, Aux fondements d’une éthique contemporaine, Vrin 1993)
Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique, 1992)
Roger-Pol Droit (Le Monde, 23 août 2012)
Hicham-Stéphane Afeissa (Nonfiction, 31 août 2012)

 

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