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Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

Publié le 03 octobre 2012 par Marc Lenot
Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

Otto Mueller, Madone Tzigane, 1928, 87x70cm

L'exposition Bohèmes au Grand Palais (jusqu'au 14 janvier) est une étrangeté. D'abord, parce que, prétextant de la similitude des noms, elle prétend regrouper les deux types de bohémiens, les proscrits et les rapins, les Tziganes, Romanichels et autres gens du voyage, et les artistes faméliques. Malheureusement, au delà du jeu de mots, elle peine à établir des passerelles entre ces deux mondes, ces deux mythes. Ensuite, parce qu'on pourrait aisément se passer de toute la partie 'artistique' : non que les oeuvres soient faibles, mais la scénographie de bazar les assassine*. C'est l'art spectacle dans toute sa splendeur.

Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

Otto Mueller, Femme tzigane debout avec un enfant; 1928, 129x96cm

Mais surtout, parce que, se voulant purement 'histoire de l'art', refusant toute approche plus historique ou ethnologique, l'exposition ne s'intéresse qu'à la représentation des Tsiganes dans l'art classique et moderne. Certes, une fois traversé le pensum des salles décorées en mansarde d'artiste et en bistrot montmartrois, on a  néanmoins droit au portefeuille des lithographies d'Otto Mueller, mais c'est tout. Trois lignes en bas d'un texte pour expliquer que les nazis les ont exterminés, rien d'autre : ni documentation, ni oeuvre d'art, ni témoignage, rien. Le nazisme ? Ah oui, pour l'évoquer, une photographie de l'exposition de l'art dégénéré, rien d'autre. Imagine-t-on une seconde le tollé monumental qu'aurait provoqué une

Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

Otto Mueller, Deux Tziganes dans leur intérieur (avec chat), 1928, 144x109 cm

exposition sur l'image du Juif dans l'art qui se serait arrêtée en 1932 et n'aurait évoqué la Shoah qu'en note de bas de page, imagine-t-on les accusations d'antisémitisme, les protestations de nos 'philosophes' patentés et l'indignation des plus hautes sphères de l'État ? Mais ici, il ne s'agit que des Roms, cousins de ceux que notre ministre 'socialiste' de l'intérieur expulse allègrement au moment même où on inaugure cette exposition, eux dont nos concitoyens marseillais, de bons Français, brûlent un campement ce même jour, des gens sans importance, eux, sans histoire officielle, sans loi antinégationniste, sans association d'enfants de déportés, sans mémorial à Berlin ni musée dans toutes les capitales, sans lobby, sans rien. Alors, ne venez pas nous ennuyer avec cela, laissez nous nous occuper de Grand Art, ne pensez même pas une seconde qu'on aurait pu voir ici des artistes plus sensibles, plus engagés, je ne sais pas moi, Josef Koudelka, Tony Gatlif, Mathieu Pernot, Jean-Charles Hue, Bertille Bak, tant d'autres. Non, ici  c'est le Grand Art qui doit régner, pas ces saltimbanques contemporains, le Grand Art, vous dis-je, celui qui ne se mêle pas de politique, celui que Monsieur Valls pourrait venir tranquillement inaugurer.

Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

Laszlo Moholy Nagy, Grosse Stadt Zigeuner, 1932, capture d'écran

Alors, trop indigné par cette exposition (même si le catalogue aborde ces sujets, en particulier Henriette Asséo, et aussi les interviews du commissaire), je n'ai même pas envie de vous en parler davantage, d'écrire sur La Diseuse de Bonne Aventure de La Tour (merveilleux; on devrait faire une anthologie des jeux de mains dans les tableaux sur ce thème), sur La Bohémienne de Frans Hals (sensuelle et trouble), sur La Bohémienne et ses enfants de Courbet (une

Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

Manifestation de Roms à Lyon, sept. 2012, Photo LyonMag

figure de l'Autre dramatique et puissante), sur la superbe robe bleue éblouissante de La Tzigane du Hongrois Karoly Ferenczy, sur le très beau, gracieux et sensuel  Jeune Bohémien Serbe de Charles Landelle (assez orientaliste à sa façon), ou sur La Gitane (curieuse) de van Dongen. Sur Otto Mueller (dont je préfère vous montrer les tableaux -tous de 1927/1928 quand il vit avec les Tziganes de Croatie et de Bosnie - plutôt que les lithographies présentées dans l'exposition) Jean Rouaud écrit, dans le numéro spécial de Télérama : "Ce sont les portraits de sursitaires. Pas de photographe parmi eux, pas d'historien pour témoigner de leur mode de vie, pas d'écrivain pour dire le quotidien et les espoirs d'un peuple. Seul Otto Mueller présent avec sa palette compassionnelle pour les sauver de la nuit de l'oubli. Rajoutez une dizaine d'années à chacun de ceux-là et vous les verrez partir toujours nus dans les chambres à gaz avec le peuple des ghettos, certaines Gitanes supportant tellement peu cet enfermement que, dans le récit des rescapés, elles préféraient se jeter sur les clôtures électrifiées du camp". Sinon, je ne vous offrirai ici que l'image ci-dessus d'un film de Laszlo Moholy-Nagy de 1932 (il ouvre l'expo : j'avais espéré, hélas, augure non confirmé) : comment filmer l'Autre, cet être en marge, insaisissable ? Mais, pour en savoir plus, vous pouvez lire Philippe Dagen, et regarder ce portfolio.

Exposition « Bohèmes » : il manque quelques centaines de milliers de morts, et il y a un ‘s’ de trop

La pesanteur et la grâce (Reuters, Robert Pratta, 28 août 2012, Saint-Priest près de Lyon)

Et, pour calmer ma fureur, voici quelques proverbes roms glanés ça et là dans l'exposition :
"Vous pouvez me tuer, mais laissez-moi chanter ma chanson"
"De la souffrance est tressé tout ce qui est vivant"
"Ne te demande pas si tu dois mourir ou vivre, mieux vaut chanter"
"Nous ne voulons qu'une chose : laissez-nous suivre notre route"

* ce qui ne me donne guère envie d'aller voir l'exposition sur l'impressionnisme et la mode au Musée d'Orsay, du même scénographe, le Canadien Robert Carsen, décorateur de théâtre à qui l'actuel directeur d'Orsay voulait, dit-il, faire appel depuis vingt ans.

 Photo Moholy-Nagy de l'auteur. Moholy-Nagy étant représenté par l'ADAGP, ce visuel sera ôté du blog à la fin de l'exposition.


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