Magazine Culture

Twitter Critic Rises

Publié le 19 septembre 2012 par Transfomeds @Transfomeds

Twitter Critic Rises

« The Dark Knight Rises laisse sans voix. »

C’est, en toute simplicité, le titre d’un court article sur lefigaro.fr. L’article pourrait être résumé dans son chapo (pour sacrifier au jargon de la presse) : « REVUE DE WEB – Projeté en avant-première pour une poignée de journalistes et blogueurs américains, le film de Christopher Nolan semble avoir unanimement subjugué l’audience. »

Rapidement, l’article présente le contexte. Un groupe de journalistes et de blogueurs triés sur le volet a vu le film dans le cadre d’une grande machine promotionnelle. Ils ont beaucoup aimé le film. Et l’article de passer beaucoup plus de temps à paraphraser les dithyrambes desdits journalistes et blogueurs qu’à remettre les choses dans leur contexte.

Or, comme le dit très justement un commentaire de l’article : « Une expication [sic] de texte s’impose. Un public trié sur le volet composé de journalistes et de bloggeurs, est un public déjà acquis à la cause du film, car sinon quel est l’intérêt de trier sur le volet ? Les critiques sont unanimement positives, ben justement ce ne sont pas de vrais critiques mais un public trié sur le volet. »

Clarifions les choses. Qu’un studio comme Warner Bros. décide de mettre toutes les chances de son côté pour promouvoir un film n’a rien de répréhensible. Il se contente de profiter d’un état de fait !

Avec le développement d’Internet, le « blogueur influent » (pour, encore une fois, sacrifier à une expression consacrée) est devenu un des axes majeurs de la promotion artistique, et notamment de la promotion cinématographique. Pourtant, ce qui distingue un blogueur « influent » d’un blogueur « non influent » tient à peu de choses. Bien souvent, il ne s’agit que d’une différence significative du nombre de visites entre leurs blogs respectifs. Ou, pour le dire autrement, de la capacité d’un blogueur à apparaître ou non en bonne position dans les moteurs de recherche… lesquels se basent rarement sur des critères de pertinence ou de qualité. Tout au plus, Google, Bing, Yahoo et les autres analysent-ils la capacité d’un blog à publier une information avant les autres… ce qui pousse moins à mettre en avant ses capacités d’analyse qu’à publier un billet à la moindre news, fût-elle insignifiante.

Dès lors, on pourrait se demander pourquoi l’industrie culturelle se mettrait à faire des courbettes à des va-nu-pieds qui ont pour eux, certes, un grand nombre de visiteurs mais dont l’influence réelle sur lesdits visiteurs est loin d’être prouvée. La réponse est assez simple.

Avec l’avènement des moteurs de recherches et des réseaux sociaux (car « l’influence » se mesure également en nombre de followers sur Twitter ou Facebook), l’important pour l’industrie culturelle n’est pas tant de savoir si tel ou tel blogueur/twittos a gagné le respect des gens qui le lisent que de participer au processus de décrédibilisation des critiques « professionnels », et par extension, à la décrédibilisation de l’activité critique.

Twitter Critic Rises

Détail de l’affiche du film Il Était Une Fois En Anatolie
Cette image est issu d’un article de l’Ouvreuse sur les relations entre presse et blogueurs : http://louvreuse.net/Instant-critique/lumiere-2011-les-nouvelles-formes-de-la-cinephilie.html

Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la critique professionnelle. Celle-ci a beaucoup à se reprocher mais elle a pu, à une époque, présenter un avantage capital. Lorsqu’un critique faisait partie d’un magazine dont la notoriété et la crédibilité étaient relativement établies auprès du public, le rapport de force entre lui et l’industrie culturelle tournait plutôt en sa faveur. Car, protégé par une forme d’institution reconnue, il pouvait se permettre des jugements équilibrés, voire ambivalents, vis-à-vis de telle ou telle œuvre… et il y était presque incité, puisque la crédibilité du magazine dépendait de sa capacité à émettre des avis nuancés et argumentés. Cela ne garantissait certes pas que les articles qui étaient publiés étaient exempts de présupposés mal assumés, d’erreurs factuelles ou de raisonnements erronés, mais les critiques avaient une certaine liberté à développer une pluralité de styles et d’approches.

L’arrivée des blogueurs a radicalement changé la donne. Par rapport à quelqu’un qui fait partie d’un groupe cohérent (magazine ou webzine), le blogueur est seul face à l’industrie culturelle. Ce qu’il écrit, il l’écrit en son nom propre. Et s’il veut profiter des avantages traditionnellement réservés à la presse culturelle (disques gratuits, accréditations, accès aux avant-premières, interviews, etc.), il ne peut s’appuyer sur le prestige d’une institution. Il dépend entièrement du bon vouloir des attachés de presse, qui n’ont aucune obligation à mieux le considérer qu’un spectateur lambda. Bref, le rapport de force est totalement inversé… et l’industrie culturelle va largement tirer partie de cet état de fait.

Même si elle n’en est pas initialement responsable, elle va s’appuyer sur le système hiérarchique naissant, qui classe les blogueurs et les sites en fonction du nombre de visites et non en fonction de la pertinence des articles. Elle a tout intérêt à le faire. Quelqu’un qui travaille à être en tête des pages de recherche de Google ou à avoir le plus grand nombre de followers est de toute évidence plus intéressé par sa notoriété que par la qualité de ce qu’il écrit. Il est donc très facile de s’attacher ses faveurs en flattant son égo, en l’invitant à des avant-premières ou en lui envoyant des disques gratuits.

Mais qu’on ne s’y trompe pas… Le but final d’un attaché de presse n’est pas qu’un « blogueur influent » donne un avis favorable à ce qu’il a à vendre. Le but visé consiste à mettre en concurrence ces blogueurs malléables, plus influençables qu’influents avec la presse traditionnelle. À partir du moment où le public se reconnaît plus dans le blogueur qui va lui parler un langage familier que dans le critique « traditionnel » (qu’il soit professionnel ou non, d’ailleurs) qui va prendre le parti de faire un effort d’analyse, la partie est gagnée. C’est par exemple la raison pour laquelle les distributeurs du film The Raid ne vont avoir aucun scrupule à afficher dans les couloirs du métro une affiche où les avis de quelques twittos se substituent aux avis de critiques professionnels.

Twitter Critic Rises

Affiche de The Raid dans le métro parisien
Cette photo provient d’un article du site Asia Film consacré à la campagne de promotion de The Raid : http://asiafilm.fr/2012/06/07/the-raid-bruit-fureur-conflit-dinterets/

D’une part, cela permet une identification rapide du chaland. Celui-ci peut se dire que le twittos lambda a les mêmes goûts que lui, des goûts simples, sans rapport avec la sophistication élitiste des critiques professionnels. D’autre part, ça permet d’entériner de façon formelle que l’avis de quelques anonymes compte autant, sinon plus, qu’une analyse poussée qui, de toute façon, aurait été réduite à une punch-line décorative.

Partant de là, la critique professionnelle a cru que, si elle voulait garder quelques lecteurs et un minimum de rentrée d’argent, elle devait s’aligner sur la course à la news, sur la rédaction de billet d’humeur à la va-vite au lieu d’essayer de lutter avec ses spécificités, de promouvoir les qualités d’une analyse digne de ce nom.

Une fois que blogueurs et critiques sont au coude à coude dans la course dérisoire à l’information, ils sont tous à la merci de l’industrie culturelle. Ils dépendent tous deux de son bon vouloir à lui dispenser des informations, et doivent donc s’en attirer les faveurs. Le résultat se trouve dans l’article du figaro.fr : des gens déjà acquis à la cause du film qui rivalisent de superlatifs sur les réseaux sociaux pour capter l’attention des attachés de presse et s’assurer une place à la prochaine avant-première. Ils acceptent même un embargo, c’est-à-dire de ne pas publier d’avis avant d’avoir le feu vert des attachés de presse !

Mais, encore une fois, le coupable, dans cette affaire, n’est pas l’industrie culturelle. Celle-ci a vu une opportunité d’établir son autorité et de contrôler une critique un peu trop turbulente à son goût, elle l’a saisie. C’est de bonne guerre. C’est la règle du jeu.

Les coupables, ce sont les blogueurs, ce sont les critiques… et, en l’occurence, c’est le Figaro qui, par ce genre d’article dénué de toute analyse de la situation et de tout recul, entérine cette situation. Il y a quelques mois, une micro-polémique avait agité le milieu des critiques cinéma quand on avait appris que le distributeur de la Vérité Si Je Mens 3 avait refusé des projections presse aux journalistes qui risquaient d’avoir un avis négatif sur le film. Cette indignation paraît désormais bien hypocrite, puisqu’il suffit désormais de sélectionner correctement les premiers spectateurs pour que le reste de la profession relaie une information fabriquée de toutes pièces.

Entre les journalistes jaloux de l’audience des blogueurs et les blogueurs convoitant le prestige des journalistes, il semblerait qu’un équilibre émerge puisqu’on voit de plus en plus de journaux « de référence » ouvrir leurs colonnes (en version Internet ou papier) à des blogs. Malheureusement, cette évolution ressemble à une tentative des uns comme des autres pour satisfaire les exigences promotionnelles de l’industrie culturelle, et non l’affirmation d’une volonté d’indépendance. La presse traditionnelle cède à l’impératif de vitesse au détriment de l’impératif de qualité, et les blogueurs qu’elle engage ne sont pas encouragés à relever leurs standards d’écriture.

Une alternative à cette évolution viendra peut-être d’un rapprochement similaire entre presse et blogueurs, mais où la presse mettrait son prestige et sa notoriété en publiant des articles d’amateurs sélectionnés pour leurs qualités, indépendamment de toute urgence éditoriale. Cette logique de slow press émerge progressivement (le succès de la revue XXI en est le meilleur exemple) mais il lui faut encore prendre en compte l’énorme réservoir d’articles d’excellente qualité que représente le Web, en intégrant par exemple le fait qu’un amateur puisse écrire un article digne d’être republié et mis en avant sans nécessairement en faire un contributeur régulier. Bref, il reste à créer une réelle synergie entre la presse de référence et le Web qui lui permettrait peut-être, à terme, d’être de nouveau crédible auprès des lecteurs et donc de regagner en indépendance face à l’industrie culturelle.


Retour à La Une de Logo Paperblog