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6 questions à Mathieu Dupouy, claveciniste, clavicordiste et pianofortiste

Publié le 07 octobre 2012 par Jeanchristophepucek

Mathieu Dupouy fait partie de ces jeunes musiciens qui tracent patiemment, loin de tout tapage médiatique, un sillon marqué par une réelle exigence. Après deux disques consacrés respectivement à Carl Philipp Emanuel Bach et à Domenico Scarlatti, il vient de signer un remarquable enregistrement consacré à Haydn, récemment chroniqué ici-même. Cet artiste discret, qui explore avec talent les frémissements de la sensibilité européenne de la seconde moitié du XVIIIe siècle, a bien voulu répondre à quelques questions pour les lecteurs de Passée des arts ; qu’il en soit remercié.

mathieu dupouy © claire jachymiak

Passée des arts : Mathieu Dupouy, le grand public vous connaît encore peu aujourd’hui. Pourriez-vous retracer les principales étapes de votre parcours de musicien et évoquer les raisons qui vous ont conduit à choisir de pratiquer les instruments à clavier historiques ?

Mathieu Dupouy : Il n'est pas facile de savoir vraiment pourquoi on fait certains choix et pas d'autres. Il y a un enchainement chronologique : mon premier instrument était la flûte à bec. Avec elle, je baignais très tôt dans la musique baroque, les ornements, les notes inégales… Puis j'ai commencé le piano, sans arrêter la flûte ; autre instrument, autre répertoire, autre façon de travailler. Ensuite, j'ai découvert, un peu par hasard, le clavecin, attiré pas tant par le répertoire baroque, puisque je le pratiquais déjà, que par la sonorité de l'instrument. Je suis ensuite rentré au CNSM de Paris et c'est là que j'ai vraiment travaillé et appris à en jouer avec Christophe Rousset. Enfin, le répertoire classique et romantique du piano me manquant trop, j'y suis revenu par le pianoforte. Ceci pour l'approche chronologique...

Mais si je me pose la question du pourquoi, je crois qu'il y a deux choses que je cherche toujours dans ma pratique de la musique : le sens et les racines. Lorsque j'étudiais le piano, j'étais fréquemment en conflit avec mes professeurs car je voulais respecter au plus près le texte, je commençais donc déjà à faire des recherches sur le sens de la notation chez tel ou tel compositeur, les ornements, le placement des appoggiatures…et, bien sûr, les instruments originaux. Je voulais respecter les indications métronomiques de Schumann, par exemple, alors que personne ne le fait.

Quant aux racines, elles sont ce que je cherche dans ma passion pour les musiques traditionnelles et les enregistrements anciens. Il y a eu un temps où la musique savante était beaucoup plus proche de la musique populaire, où les styles nationaux étaient nettement différenciés : des traces en sont encore audibles. De même pour les grands interprètes du début du XXe siècle, ou les compositeurs jouant leurs propres œuvres : on y entend des modes de jeu qui ont malheureusement disparu aujourd'hui, comme les décalages de mains, l’usage de la pédale ou l’utilisation du rubato. Tout ceci est très précieux pour le pianoforte, le clavicorde ou même le clavecin. Je cherche par tous ces moyens à faire en sorte que la partition ne soit pas un obstacle entre création et interprétation, retrouver l'esprit derrière la lettre.

Tout ceci étant dit et pour répondre finalement à votre question, il était donc sans doute inévitable que je m'intéresse aux instruments à clavier historiques.

P.d.a. : CPE Bach au clavicorde, D. Scarlatti au clavecin, Haydn au pianoforte, vos trois disques offrent un large panorama des principaux claviers anciens, à l’exception de l’orgue. Quel a été votre projet en optant pour cette variété ? Quelles sont les raisons qui vous font choisir tel instrument plutôt que tel autre ?

jan vermeulen livres et instruments de musique
M.D. : On comprend parfois les choses en les faisant et ces trois disques ne suivent pas un programme établi à l'avance. Pourtant, en les regardant rétrospectivement, je suis assez fier de ce qu'ils représentent, d'avoir abordé Haydn après avoir approfondi CPE Bach, de ce que mes trois instruments de prédilection y soient représentés. Je ne l'ai pas cherché mais quand je les regarde je me dis : ce sont des disques qui me ressemblent. Cela vient sans doute de ce que je suis resté ouvert aux opportunités d'enregistrement, aux rencontres qui se sont présentées avec des instruments historiques, et à la recherche du répertoire qui leur correspondait le mieux (rencontre que le disque est presque seul à pouvoir transmettre). Ces réalisations ont aussi été rendues possibles parce qu'elles étaient précédées par un mûrissement personnel de ces répertoires qui a fait que finalement chaque disque est arrivé quand je me sentais prêt à le faire. Mais d'autres voies auraient été possibles, et je reste ouvert.

P.d.a. : Vous signez vous-même les livrets accompagnant vos disques et ces textes très fouillés révèlent un véritable intérêt non seulement pour la facture des instruments, mais aussi pour le contexte historico-culturel et la réception des œuvres. Quelle place la recherche tient-elle dans votre activité ? Quelle est l’influence exacte sur votre travail de l’étude des rapports entre la musique et les autres arts ?

M.D. : Je ne suis pas un musicologue, ces textes sont juste le reflet de ma méthode de travail. Je lis beaucoup, des ouvrages musicologiques sur le compositeur, son époque, l'interprétation, l’analyse, l’organologie etc., mais aussi la littérature contemporaine pour capter l'esprit du temps. Certains compositeurs sont très littéraires (CPE Bach, Schumann...), ils s'intègrent dans l'histoire littéraire de leur époque, d'autres non, il faut alors chercher profondément dans la partition. Un interprète est un acteur : il doit réussir à mettre ses pas dans ceux du compositeur, s'immerger dans son personnage jusqu'à ce que son langage devienne le sien et qu'il y trouve sa liberté. Bien sûr, toutes mes lectures ne se rapportent pas à des projets musicaux. Mais une lecture, une écoute, une rencontre, peuvent parfois, à des années d'écart, venir éclairer de façon surprenante une œuvre travaillée. Au final, il me reste un matériel dont une partie participe à l'écriture du livret. Je crois que la rédaction de ces derniers est aussi une forme d'interprétation et j'essaie, sans être trop technique, d'y donner des clés d'écoute qui sont complémentaires de mon jeu.

P.d.a. : Votre récent enregistrement aborde le Haydn de la dernière période, de la fin du séjour londonien aux ultimes années viennoises. Pourquoi avoir spécifiquement choisi ce moment de la carrière du compositeur ? Quels liens entretenez-vous avec un musicien qui demeure assez mal-aimé en France ?

M.D. : Pour des raisons que j'ignore, il est vrai que je m'aperçois que je suis assez attiré par ces œuvres qui posent la question du tout et de la partie, où l'abondance de détails et d'affects est à soigneusement penser et intégrer dans la ligne. Il y avait dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle un débat pour savoir si l'on pouvait mélanger plusieurs affects dans une même pièce : CPE Bach et Haydn ont clairement choisi leur camp. C'est un monde fascinant pour l'interprète parce que, chez ces compositeurs, la forme n'est pas un moule appliqué de l'extérieur mais un développement continu, cellule après cellule. L'impression qui doit dominer est celle de l'improvisation. Lorsque j'ai « rencontré » le pianoforte qui m'a servi pour mon disque Haydn, il m'a semblé que le côté « charnière » de cet instrument, qui est au tout début du XIXe siècle, mais avec encore un univers sonore du XVIIIe, une mécanique viennoise très légère, des genouillères, était idéal pour les dernières œuvres de Haydn, qui sont un adieu au clavier. C'est ce piano qui a induit le programme car, avec lui, je pouvais à la fois restituer le côté orchestral de certains passages qu’obtenir une grande douceur dans l'intimité.

P.d.a. : Vous avez décidé de faire confiance à un jeune éditeur, le Label-Hérisson, pour publier vos enregistrements. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce choix que vous avez assumé au point de vous impliquer personnellement dans la vie du label ? Comment une petite structure comme celle-ci parvient-elle à exister en ces temps de crise où certains prophétisent chaque semaine la mort du disque et à offrir aux artistes dont elle a la charge le soutien et la visibilité indispensables ?

giovanni battista busiri portrait musicien
M.D. : Je ne sais pas si je suis très compétent pour répondre à la question de la survie du disque, puisque la question du financement se pose pour nous à chaque nouvel enregistrement – toute aide est d’ailleurs la bienvenue Ce qui est sûr, c'est que Denis Vautrin (l'ingénieur du son et directeur du label) et moi-même partageons la conviction que le disque classique doit peut-être évoluer, mais qu'il peut et doit continuer à exister. Je crois que l'écoute de disques peut être très formatrice pour des jeunes musiciens comme cela l'a été pour moi qui n'aurais jamais pu entendre tant de musique et de musiciens en concert. Et il y a toujours une demande des mélomanes pour des disques à réalisation soignée, qui soient un bel objet, avec un livret qui vaut la peine d'être lu. En tant qu'interprète, travailler avec un label composé de gens qui sont avant tout des musiciens passionnés au service de la musique, en étant libre du répertoire, de l'instrument, de pouvoir écrire mon texte, est un luxe inestimable Nous allons donc essayer de continuer, réaliser de nouveaux projets avec de nouveaux artistes et, j'espère, pouvoir pérenniser l'aventure.

P.d.a. : Votre trajectoire artistique semble devoir vous conduire assez naturellement vers des compositeurs du premier romantisme germanique, comme Beethoven ou Schubert. Est-ce un répertoire que vous souhaitez explorer ? D’autres vous attirent-ils comme, par exemple, la musique française ? Quels sont vos futurs projets ?

M.D. : Je n'aime pas parler des projets qui ne sont pas encore réalisés donc je ne sais pas quoi vous répondre. Il est vrai que poursuivre vers le romantisme allemand de façon chronologique serait très naturel, c'est un répertoire que je joue et que j'aimerais donc enregistrer un jour, y compris après Schubert. Mais tant d'autres pistes sont possibles… Prenons le mois passé, je rentre de concerts où j'ai joué au clavecin Dutilleux, Ligeti et diverses œuvres baroques, je viens d'enregistrer sur un orgue historique les Leçons de Ténèbres de Couperin, je joue chez moi beaucoup de pianoforte et de clavicorde, et je vais jouer fin septembre la Faust-Kantate de Schnittke avec le Philharmonique de Radio France ! Si vous voulez parler de musique française de clavecin, c'est certainement quelque chose qui me tient à cœur, si je trouve l’instrument idéal... Et Bach bien sûr... En fait la seule chose que je m'interdis, c'est d'enregistrer de la musique dans laquelle je n'aurais rien à dire.

Propos recueillis par Jean-Christophe Pucek en septembre 2012.

Accompagnement musical :

1. Joseph Haydn (1732-1809), Sonate en mi bémol majeur Hob. XVI :52 : Allegro

Mathieu Dupouy, pianoforte Jakob Weimes, Prague, c.1807

joseph haydn witz und humor sonates variations mathieu dupo
Witz und Humor : Sonates et variations. 1 CD Label-Hérisson 08 (distribution Codaex). Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

2. Domenico Scarlatti (1685-1757), Sonate en ré mineur K. 213 : Andante

Mathieu Dupouy, clavecin anonyme, Naples c.1710

Domenico Scarlatti sonates mathieu dupouy
Sonates. 1 CD Label-Hérisson 04 (distribution Codaex). Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

3. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Abschied von meinem Silbermannischen Claviere, in einem Rondo Wq. 66/H. 272

Mathieu Dupouy, clavicorde Martin Kather, 2002, d’après Christian Gottlob Hubert, 1787

CPE Bach Pensees nocturnes mathieu dupouy
Pensées nocturnes. 1 CD Label-Hérisson 02 (distribution Codaex). Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Illustrations du billet :

La photographie de Mathieu Dupouy est de Claire Jachymiak, utilisée avec autorisation.

Jan Vermeulen (documenté à Haarlem de 1638 à 1674), Livres et instruments de musique, sans date. Huile sur bois, 79 x 69 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts (cliché © RMN-GP/Gérard Blot)

Giovanni Battista Busiri (attribué à – Rome, 1698-1757), Un Musicien, sans date. Encre brune, lavis brun, pierre noire et plume sur papier, 26,4 x 18,6 cm, Bayonne, Musée Bonnat (cliché © RMN-GP/René-Gabriel Ojéda)


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