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Poésie & médias aux xxe et xxie siècles

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Fabula

Poésie et médias (xx-xxie siècles), sous la direction de Céline Pardo, Anne Reverseau, Nadja Cohen et Anneliese Depoux, Paris : Éditions du Nouveau Monde, 2012, 342 p., EAN 9782847365276.

La poésie est une pipe.

Poésie, dans une époque de complication du langage, de conservation des formes, de sensibilité à leur égard, d’esprit touche-à-tout, est chose exposée. Nous voulons dire que l’on inventerait bien aujourd’hui les vers. Et d’ailleurs les rites de toute espèce1.

L’organe de la réflexion, dans l’art, étant la forme, l’Idée de l’art est définie comme le médium‑de‑la‑réflexion des formes2.

Fruit du travail de jeunes chercheurs lors d’un colloque tenu à Paris en 2008, voici un livre osé et rafraîchissant. Au‑delà d’être une étude sur l’avant‑garde, il opère un déplacement important en insistant sur la matérialité de la création poétique et sur ses modes de communication. Ce faisant, il désacralise le genre poétique et en fait une pratique, un dispositif, et non plus une essence. Les références viennent de l’histoire du livre et de la lecture (Roger Chartier, Christian Jacob, Henri‑Jean Martin), de l’histoire littéraire (Marie­Ève Thérenty, Alain Vaillant), de la médiologie (Régis Debray), de la communication (Roger Fayolle, Yves Jeanneret, Marshall McLuhan, Jean Peytard), des études du lien texte‑image (Daniel Grojnowski, Philippe Ortel, Bernard Vouilloux) et de la philosophie de l’art (Arthur Danto, Nelson Goodman). Dans leur projet transdisciplinaire et collectif, les éditrices de l’ouvrage se sont assurées du soutien de Michel Murat pour les études modernistes et d’Emmanuël Souchier pour les sciences de l’information et de la communication. Grâce à cette constellation d’influences, la démarche n’est jamais sectaire et ne suit pas une école en particulier. Pour des approches complémentaires, on lira avec profit les récents numéros de Littérature sur les « usages du document en littérature » (2012) et « l’exposition de la littérature » (2010), ainsi que celui de Recherches et Travaux sur « Poésie et journalisme au xixe siècle en France et en Italie » (2004). Pensons également au travail de Jean‑Michel Espitallier ou encore à la direction prise par le Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon sous l’égide de Jean‑Marie Gleize dans les années 2000. Au moins deux de ses collaborateurs sont d’ailleurs présents ici.

Au fondement de l’ouvrage, on pourrait voir a posteriori ce constat simple et important de Jean-Pierre Bobillot :

Ainsi, ne conçoit-on ni n’élabore-t-on de semblable manière un poème en vers ou en prose (Baudelaire l’a magistralement expérimenté, et Apollinaire différemment), un poème typographique linéaire, un calligramme, ou un poème sonore réalisé au moyen du magnétophone — fût‑il dûment rédigé (comme, emblématiquement, les « poèmes partitions » de Bernard Heidsieck)… mais d’un même matériau verbal, ou d’une même impulsion initiale, on peut obtenir mille et un énoncés différents en vers comme en prose, par le magnétophone comme par la typographie, linéaire ou calligrammatique […]. (p. 158)

Pour nourrir cette exploration qui se veut la plus large possible, la première partie de l’ouvrage, « Imaginaire et pensée des médias à l’œuvre », regroupe des réflexions qui interrogent les processus de passage entre le medium livre et d’autres pratiques : sont ainsi étudiés l’imaginaire médiatique de Reverdy, Soupault, Ponge ou Léon‑Gontran Damas, un scénario d’Apollinaire, le corpus de la poésie ready‑made. Ce mouvement se clôt sur une réflexion plus générale sur la « médiopoétique ». La seconde partie, « Quand les poètes sortent du livre », à la fois plus courte, plus claire et plus radicale, tente un panorama des expérimentations en matière d’écriture cinématographique avec Char, de poésie sonore avec Heidsieck et Giorno, de poésie télévisuelle avec Beckett. Elle a aussi le mérite de donner la parole à un jeune poète, Alessandro de Francesco, qui pratique la mise en installation de ses textes. La minceur de cette section montre d’emblée la concentration des études sur le premier xxe siècle et sur ses suites aux dépens d’expérimentations plus récentes. Opérant un virage méthodologique important, la troisième partie est consacrée aux « circulations médiatiques de la poésie » : ou comment ce genre est représenté et mis en œuvre dans des émissions radiophoniques, dans le paysage urbain, sur internet ou lors de lectures publiques.

Le lecteur pouvant aisément se reporter à cette table des matières, le parcours proposé ici suit plutôt les réflexions que la lecture de l’ouvrage a suscitées.

Dispositifs et imaginaires

L’article de J.‑P. Bobillot, « Naissance d’une notion : la médiopoétique » (p. 155‑173), est des plus instructifs : il classe, de manière synthétique et typologique, presque toutes les interactions entre le genre poétique et les media les plus divers. Il rappelle surtout explicitement la distinction entre le « medium » (outil de communication envisagé d’un point de vue corporel, technique ou sémiotique : la voix, le magnétophone, le vers) et les « médias » (emprunt à l’anglais désignant les acteurs permettant une communication sociale : une maison d’édition, une radio, un journal). Un tel article aurait mérité d’introduire les études de cas. En le plaçant à la fin de la première partie, les éditrices ont sans doute voulu adopter une démarche empirique en présentant les exemples avant les principes, ou faire le lien entre la première et la seconde partie. Quoi qu’il en soit, dans la lecture cursive du livre, subsiste l’impression que cet article arrive trop tardivement et que l’ouvrage aurait encore pu gagner en clarté et compréhension.

L’un des principes majeurs de la médiopoétique est que l’étude des dispositifs concrets est inextricable de celle des imaginaires médiatiques à l’œuvre. De ce point de vue, la démarche d’Anne Reverseau, dans « Photographies animées ou les enjeux poétiques d’un titre : emprunts et transferts », est ferme et convaincante (p. 53‑74). Elle analyse les enjeux du choix d’un titre faisant explicitement référence au procédé cinématographique pour introduire un recueil de Soupault, Photographies animées, cinq courts poèmes modernistes publiés dans la revue SIC en 1918. Ces poèmes, qui préfigurent l’écriture automatique, se présentent bien comme les « cinq pages successives d’un album photographique ». Il n’empêche qu’à l’époque la photographie animée est considérée comme un ancêtre du cinéma et le titre choisi fait très « Belle Époque ». L’acte moderniste de Soupault ne semble l’être qu’à moitié. En somme, l’auteur aurait trouvé dans le procédé suranné des photographies animées un trait majeur de la poétique surréaliste : la valorisation du prosaïque et de l’anachronique au service d’un effet d’étrangeté. Radicalisant l’interrogation sur les phénomènes d’hétérogénéité entre différents media, Gaëlle Théval étudie grâce à un important travail théorique les « transferts intermédiatiques dans la poésie ready-made » (p. 113‑130). Ayant conceptualisé cet objet qu’est la poésie ready‑made dans son travail de doctorat, l’auteur interroge ici les ruptures et les re‑médiations impliquées dans le fait de coller in extenso dans un livre de poésie un fait divers (André Breton) ou un mode d’emploi (Julien Blaine). Inscrire ces objets dans le medium qu’est le livre les transforme de fait en poèmes :

Ce ne sont pas leurs caractéristiques propres qui font de ces textes des poèmes, malgré les marques linguistiques de « poéticité » qu’ils présentent parfois, mais leur médiation dans et par le livre. (p. 126).

Dans ces dispositifs hétérogènes, les imaginaires s’entrechoquent.

Un tel ouvrage devait réserver une place de choix à la poésie sonore, ce qui est fait grâce à Clémentine Hougue (« Poésie sonore et culture de masse en France et aux États‑Unis : B. Heidsieck et J. Giorno », p. 199‑216). Son article entreprend une étude comparative de poètes sonores influencés par la beat generation, William Burroughs et Brion Gysin en tête et inventeurs du cut-up. Des poèmes téléphonés de Giorno (Dial-a-poem) aux montages de sons et de voix de Heidsieck (Le Carrefour de la Chaussée d’Antin), la poésie sonore devient performance et art contemporain. Marqué par ces expérimentations, le travail d’Alessandro de Francesco pourrait être pris pour de la poésie sonore, mais il n’en est rien. Ce jeune homme, qui présente dans le volume ses propres « environnements de lecture » (p.‑235‑247), insiste sur le fait que sa poésie est, dès son origine, écrite. S’il construit des installations et des dispositifs de lecture, ceux‑ci ne sont composés que de sa propre voix et de ses propres textes. En somme, le medium reste ici un procédé de communication, ou d’« expansion sonore et spatiale » du sens (p. 246). Sa poésie n’est pas seulement performance, elle est avant tout texte. Ce choix permet de penser d’une part la disjonction entre l’écriture et le medium de communication et de l’autre les multiples utilisations et imaginaires afférents au medium qu’est la voix.

Le sort du sujet et de sa voix était aussi un enjeu important d’un travail comme celui‑ci. Or, la contribution d’Anne‑Cécile Guilbard, « La tour et le cagibi : Beckett lecteur de Yeats pour la télévision » (p. 217‑234), se trouve être la seule à interroger de manière conséquente le devenir du sujet lyrique dans le transfert de medium. L’auteur décrit comment Beckett, à un moment où il se détourne de l’écriture, travaille un poème de Yeats (The Tower) pour créer un film intitulé …que nuages… (1977). Dans le poème source, un sujet proche de la mort se souvient des visages aimés du passé et produit un lyrisme nostalgique et crépusculaire. À partir de ce texte, Beckett crée un dispositif complexe dans lequel la citation est omniprésente. Le téléfilm, qui ne contient aucun propos de l’invention de Beckett, détruit tout lyrisme pour laisser place à la présence indéterminée de corps à l’écran. Le motif initial de l’attente est subverti dans la négation de l’imagination, du verbe et de l’exclamation lyrique. Pour l’auteur, le sujet devient technologique, pure surface. « Les mots ne veulent plus rien dire : c’est dorénavant à l’image d’être première et d’apporter l’éclat aux yeux brillants perdus » (p. 233). La poésie est devenue un patrimoine littéraire, matériau à travailler dans le montage, complètement inactuelle. Le sujet lyrique étant mort, éclaté dans ces media les plus divers, avons-nous encore affaire à un poème ou ne serait-ce qu’à une volonté de poésie ? Le geste beckettien exemplifie la disparition du genre dans l’expérimentation.

Un poète peut-il être cinéaste ?

S’il est un medium face auquel le poète sait se définir, c’est, semble‑t‑il, le cinéma. On a souvent souligné le rapport euphorique et enthousiaste des poètes au medium moderne par excellence. En témoignent les Soupault, Aragon, Albert-Birot, Fondane, Cocteau, Prévert, Alféri. Les exemples des formalistes russes et de Pasolini, ceux de Duras, de Celan et de Tati, montrent d’autres affinités entre le cinéma et la poésie3. Disséminées dans l’ouvrage, trois contributions au moins traitent directement de ce rapport entre cinéma et poésie. Il serait judicieux de les réunir ici car elles présentent toutes le rapport du poète au cinéma comme problématique. Elles esquissent en effet l’envers complexe de cette relation privilégiée, et ce même chez Apollinaire, et laissent penser qu’une histoire du rejet du cinéma chez les poètes reste encore à écrire. Nadja Cohen, dans « La Bréhatine, un scénario trop tournable de Guillaume Apollinaire » (p. 75‑90), met en lumière un texte mineur, méconnu et méjugé de l’auteur de Calligrammes : un scénario mélodramatique digne de ce nom. Un peu comme si cela constituait une exception ou un paradoxe, elle fait la preuve de la « sagesse médiologique » du poète (p. 89), qui développe une véritable compétence professionnelle dans l’écriture de ce scénario. La Bréhatine n’est pas de la poésie filmée mais un véritable scénario. Il est vrai qu’à relire le texte de la conférence de 1917, « L’Esprit nouveau et les poètes », le rapport d’Apollinaire au cinéma paraît nettement ambivalent :

Il eût été étrange qu’à une époque où l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images, les poètes n’eussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs et plus raffinés qui ne se contentent point des imaginations grossières des fabricants de films. Ceux‑ci se raffineront, et l’on peut prévoir le jour où le phonographe et le cinéma étant devenus les seules formes d’impression en usage, les poètes auront une liberté inconnue jusqu’à présent4.

Avant l’avènement utopique de l’art total que serait la poésie-cinéma, les poètes demeurent des créateurs individuels qui ne peuvent que s’opposer à la production cinématographique de masse. Apollinaire formule une idée promise à un bel avenir dans les milieux poétiques.

Deux études sur Reverdy et Char confirment l’entente difficile entre la poésie et le cinéma. Philippe Ortel (« L’envers du cinéma dans la poésie de Pierre Reverdy », p. 27‑52) montre que Reverdy, dans un premier temps séduit par le nouveau medium, le voit à partir des années 1930 comme un art des masses incompatible avec la poésie. Des lignes remarquables montrent que la poésie s’est alors pour une part définie comme un art en réaction à l’invention du cinéma parlant (p. 33‑35). Olivier Belin, dans « “Le cinéma n’est pas un art” : René Char et la tentation cinématographique » (p. 177‑197), explique comment Char a pu expérimenter l’écriture de scenarii au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette période de grande vitalité de l’idée de communauté nationale, on comprend que l’entreprise aille presque de soi et que les thèmes évoqués aient été ceux de la résistance. C’est pourtant un échec et l’auteur de l’article peut parler d’une « rencontre manquée entre Char et le cinéma » (p. 196). Le poète aurait cru pouvoir faire accéder le plus grand nombre à une poésie de cinéma et le détourner du cinéma parlant, dont Char dit qu’il est « un divertissement banal ou un prétentieux vide sonore » à servir à de « larges collectivités » avides de ces « illuminations mécanisées5 ».

En lisant Reverdy et Char, on pourrait penser que la poésie ne supporte que le cinéma d’avant‑garde, muet et expérimental. En somme, toutes les productions que Robert Brasillach comme Benjamin Fondane appelaient des « films de cinéma pur » ou des « films absolus6 ». Les poètes modernes, praticiens critiques et mineurs, semblent bien dénigrer l’art des masses qu’est le cinéma. Si l’image doit advenir, elle doit être de l’ordre de l’illumination critique, et non pas de l’ordre du divertissement mécanisé ou de la propagande. On retrouve des traces de cette conception individualiste et romantique chez Walter Benjamin et Antonin Artaud7, et jusque chez Guy Debord. Dès le premier numéro de l’Internationale situationniste, l’article « Avec et contre le cinéma » fait en effet de ce medium un moyen privilégié du contrôle et du spectacle.

Le cinéma se présente ainsi comme un substitut passif de l’activité artistique unitaire qui est maintenant possible. Il apporte les pouvoirs inédits à la force réactionnaire usée du spectacle sans participation. On ne craint pas de dire que l’on vit dans le monde que nous connaissons du fait que l’on se trouve sans liberté au centre du misérable spectacle, « puisqu’on en fait partie intégrante ». […] Cette importance du cinéma est due aux moyens d’influence supérieurs qu’il met en œuvre ; et entraîne nécessairement son contrôle accru par la classe dominante. Il faut donc lutter pour s’emparer d’un secteur réellement expérimental dans le cinéma.

Nous pouvons envisager deux usages distincts du cinéma : d’abord son emploi comme forme de propagande dans la période de transition pré-situationniste ; ensuite son emploi direct comme élément constitutif d’une situation réalisée8.

Mais c’est sans compter un retour intempestif du dispositif cinématographique comme « modèle intellectuel » et « figuratif », ou comme imaginaire médiatique. Ph. Ortel va jusqu’à faire l’hypothèse audacieuse que l’image surréaliste est créée selon un dispositif analogue à celui du cinéma : rapprochement subit et intense d’objets éloignés par le créateur et recomposition dans l’œil du spectateur. Cette analogie se fonde sur une herméneutique stimulante, à la fois psychanalytique et cognitive.

Notre hypothèse, écrit Ph. Ortel, est qu’à l’instar du rêve chez Freud l’imaginaire condense, déplace et réduit au rang de simples figures le dispositif technique concerné, compliquant d’autant son repérage. Frappé d’une sorte de déni, le nouveau média renaît ainsi dans les textes sous une forme indirecte, à moins qu’il ne subisse ces transformations pour servir de matériau figuratif à d’autres réalités que lui, thèmes profonds du poème. (p. 49)

Au-delà de la question de l’analogie entre l’image cinématographique et l’écriture poétique, la dialectique de la haine et de la fascination à l’égard cinéma rappelle l’attitude de Baudelaire vis‑à‑vis des foules. Cette attitude ambivalente qui a fait de l’auteur du Spleen de Paris, au gré des époques et des critiques, un moderne ou un antimoderne.

Politique de la poésie et définition du genre

Pierre de touche du problème des rapports des poètes au cinéma, la réflexion politique est un fil rouge plus ou moins conscient qui court dans presque toutes les contributions du volume. Poser la question du medium, c’est d’abord poser celle de l’appropriation sociale d’un moyen d’expression ; c’est aussi poser celle du lecteur, du spectateur et des conditions sociales de réception du message. Rompant avec le parti pris poétique des deux parties précédentes, les quatre articles de la troisième étudient la circulation sociale de la poésie d’un point de vue à la fois patrimonial et culturel. Mathilde Labbé (« “Chers auditeurs”, “Cher Charles” : réception de l’œuvre de Charles Baudelaire à travers deux récits radiophoniques », p. 251‑269), reconstruit l’image donnée de Baudelaire dans deux émissions récentes de France Culture et d’Arte Radio. Bien que la poésie ne représente que 3% du temps de programmation d’émissions culturelles elles‑mêmes mineures dans le champ médiatique, l’auteur montre que Baudelaire est à la fois lu comme un monument national et comme un auteur subversif et même « rock ». Georges Mathieu (« La poésie des rencontres », p. 313‑330) quant à lui envisage le genre comme « une activité » sociale en observant la programmation d’une constellation de lieux culturels dans la région lyonnaise. Anneliese Depoux, dans « Des livres aux murs de la ville : métamorphoses médiatiques et circulation de la poésie dans le paysage urbain contemporain » (p. 271‑288), montre que l’affichage de poèmes dans le métro parisien constitue un acte éditorial à part entière qui définit un nouvel espace littéraire. Dans son étude du medium plus complexe qu’est Internet, Étienne Candel (« Une esthétique du média ? La poésie comme appropriation d’Internet », p. 289‑312) se situe à la jonction des expériences de l’auteur et du lecteur, de la production et de la circulation des œuvres. Internet est en effet un lieu polymorphe à l’infini, où les poèmes classiques sont partagés, où les lecteurs éditent leurs propres textes, où les auteurs trouvent un espace de libertés et de contraintes sans précédent.

Si l’on se place du côté du créateur, le choix esthétique d’un medium est toujours politique. Dans une approche postcoloniale, Carie Noland étudie le lien entre « poésie et typosphère chez Léon‑Gontran Damas » (p. 131‑154) : ou comment ce poète guyanais ayant fréquenté les avant-gardes européennes de l’entre-deux-guerres s’est approprié le medium « blanc » par excellence, le livre imprimé, par un travail sur la typographie et la spatialisation de l’écriture. Ce medium prestigieux qu’est le livre, c’est aussi celui que Ponge choisit au terme de son évolution politique entre 1942 et 1967. Dans « la mise en livre du Savon de Francis Ponge » (p. 91‑112), Céline Pardo retrace les hésitations du poète concernant le medium de publication de son texte : d’abord un matériau radiophonique, puis un support de performance, et enfin un livre. À la fin des années 1940, lorsqu’Aragon invite les gens, dans ses « Chroniques du Bel Canto », à lire la poésie « comme le journal », lorsque Sartre demande à l’écrivain de sortir du livre et de coloniser les mass media, Ponge détonne pour le moins. Dans cet article important, C. Pardo montre qu’en choisissant finalement le medium du livre, Ponge fait la part belle à une certaine idée classique de la beauté littéraire et à la conception mallarméenne du « Livre ».

Le geste pongien suscite la question de la définition du genre poétique à l’époque moderne, dans la continuité du travail sur la « rhétorique des genres » mené par Dominique Combe9. Cette question, qui relève de la gageure, les éditrices l’avaient balayée dès l’introduction en définissant la poésie par la multiplicité de ses pratiques et par le poids de ses héritages : protéiforme et monumentale. Elles ont en tout cas pensé le livre comme un medium parmi d’autres, objet de fantasmes et de représentations politiques. Ce faisant, elles semblent tenter de dégager la critique poétique de la gangue d’un certain nombre de ses impensés. Ainsi, pourquoi choisir de travailler le lien entre poésie et médias, et non le théâtre ou le roman ? Peut-être parce que l’expression « poésie et médias », malgré toutes les expérimentations artistiques du xxe siècle, a encore quelque chose de l’oxymore. L’utopie de la poésie pure (souvent dégradée en cliché) ne se laisse pas si facilement dissoudre dans les expérimentations du xxe siècle. Le scandale, si relatif soit‑il, est toujours là.

Ce livre en prend acte et défend « une ligne de crête matérialiste » dans l’histoire de la poésie moderne, selon l’expression de J.‑P. Bobillot (p. 158). Dans ce sillage, A. Reverseau livre de belles pages sur le banal et le trivial dans la poétique surréaliste qui font écho à celles de Gaëlle Théval sur l’emprunt et la transposition médiatique dans la poésie ready‑made (p. 68‑69 et p. 127‑130). Cl. Hougue montre que la proximité de Bernard Heidsieck avec le groupe des nouveaux réalistes abolit les différences entre arts plastiques et poésie dans un « recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire10 ». Aujourd’hui, A. de Francesco dit faire un usage critique des technologies numériques afin de les « émanciper des mass media » (p. 236) et vouloir inscrire la parole poétique, par l’installation et la lecture, dans l’espace de la collectivité. É. Candel dresse quant à lui un panorama des pratiques poétiques sur Internet, de la simple publication amateur aux propositions esthétiques les plus novatrices, parmi lesquelles on trouve les Lettres dérangées de Jean-Pierre Balpe et autres Épiphanies de Christophe Bruno. L’investigation pourrait s’élargir à la poésie électronique des années 1990, avec les revues alire et Doc(k)s, aux créations de Jacques Donguy,à la revue BoXon et son site d’« e-criture » T.A.P.I.N., aux activités de l’Electronic Poetry Center et de l’Electronic Literature Organisation, et au sein du collectif Publie.net, à la revue de création numérique d’ici là, aux collections « L’inadvertance » et « À part ». Toutes ces entreprises manifestent un désir commun de ne pas limiter le genre poétique à sa dimension abstraite et de l’ancrer dans un medium. À ce point de la réflexion, l’objet étudié et la méthode critique se rencontrent dans la défense d’un même matérialisme.

Au terme de ce parcours, le livre appelle non des réserves mais des propositions d’élargissement, notamment dans une visée internationale et comparatiste. On pense à l’étude récente du rapport du jeune Brecht à l’image par Georges Didi‑Huberman, à l’analyse de la forme du manifeste dans les modernismes européens par Martin Puchner11. Dans toutes ces recherches, il ne s’agit pas du simple élargissement de la poésie à un medium prosaïque et mineur, car l’on retomberait alors dans la logique que Benjamin a analysée dans le romantisme allemand : « l’Idée de la poésie est la prose12. » Non, ces expérimentations créent des lignes de fuite qui engagent à penser la littérature moderne comme fondamentalement transmédiatique, en‑deçà de toute vision essentialiste et transcendantaliste de la poésie.

Une dernière remarque sur le terme de « médiopoétique » : on ne peut qu’abonder sur tout ce qu’il contient en termes de méthode et de parti‑pris critique. Mais un tel mot ne clôture‑t‑il pas tout seul son propre pré carré ? L’invention d’une telle notion ne contribue‑t‑elle pas à accentuer la parcellisation jargonnante des études littéraires ? Sans sacrifier la complexité, il suffirait peut‑être de rappeler qu’une poétique digne de ce nom doit toujours prendre en compte les media de la création et de la réception.

par Florian Mahot Boudias Publie sur Acta le 05 novembre 2012 Notes :

1  André Breton, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1016.

2  Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, traduit par Philippe Lacoue-Labarthe, Anne-Marie Lang et Alexandra Richter, Paris, Fayard, coll. « Œuvres et inédits », 2009, p. 147.

3  En attendant de pouvoir lire la thèse de Nadja Cohen, voir sur le rapprochement entre poésie et cinéma : Jean-Louis Leutrat, « Deux trains qui se croisent sans arrêt », dans Jean-Louis Leutrat (dir.), Cinéma & Littérature, Le Grand Jeu / 1, De l’incidence Éditeur, 2010, p. 56‑60 ; Alain Virmaux, « La tentation du cinéma chez les poètes au temps du surréalisme, d’Artaud à Supervielle », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1968, no 20, p. 257‑274., consulté le 24 août 2012. Pour des études de cas, voir Nadja Cohen, « “Paupières mûres”, un scénario intournable », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 2, 1er décembre 2006 : « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », URL : http://www.fabula.org/lht/2/Cohen.html, consulté le 24 août 2012 ; Michel Collot, « D’une voix qui donne à voir », in Jean-Louis Leutrat (dir.), Cinéma & Littérature, Le Grand Jeu / 1, op. cit., 2010, p. 233‑248 ; Frédéric Marteau, « Persévérer dans l’humain. Autour du poème « Playtime » de Paul Celan », dans Jean-Louis Leutrat (dir.), Cinéma & Littérature, Le Grand Jeu / 2, op. cit., p. 123‑155 ; Benoît Turquety, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie cinéma », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie) : « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », op. cit., URL : http://www.fabula.org/lht/2/Turquety.html, consulté le 24 août 2012.

4  Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 944.

5  Réponse de Char à « À la recherche des classiques de l’écran », Combat, 4 avril 1950, p. 2, cité p. 179‑180.

6  Robert Brasillach, Les sept couleurs [1939], Paris, Le Livre de Poche, 1965, p. 13, 52 ; Benjamin Fondane, Écrits pour le cinéma : le muet et le parlant, Paris, Verdier, 2007, p. 74, cité par Nadja Cohen, Benjamin Fondane : le ciné-poème contre la littérature ?, http://nadjacohen.wordpress.com/2011/12/05/fondane-cine-poeme-contre-la-litterature/« Benjamin Fondane : le ciné-poème contre la littérature ? », consulté le 24 août 2012. Voir aussi Maurice Bardèche et Robert Brasillach, Histoire du cinéma [1935], Paris, le Livre de poche, 1964, p. 445‑447.

7  Évelyne Grossman, « « Le derme de la réalité » Artaud, Benjamin et le cinéma », dans La Littérature à l’ère de la reproductibilité technique. Réponses littéraires au nouveau dispositif représentatif créé par les médias modernes. Penser la représentation I, Paris, l’Harmattan, 2007, p. 241‑253.

8  Internationale Situationniste, bulletin central édité par les sections de l’internationale situationniste, n° 1, juin 1958, reproduit dans Internationale situationniste, Paris, Arthème Fayard, 1997, p. 9.

9  Dominique Combe, Poésie et récit : une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989.

10  Pierre Restany, 60/90. Trente ans de Nouveau Réalisme, Paris, La Différence, 1990, p. 76, cité p. 213

11  Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009, 268 p ; Martin Puchner, Poetry of the Revolution. Marx, Manifestos and the Avant-gardes, Princeton, Princeton University Press, 2006, 315 p.

12  Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p. 169.


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