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Vengeance

Publié le 22 novembre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

Vengeance

Après quarante ans passés au milieu de ses semblables, Théodore estimait qu’il n’avait plus rien à attendre de la société des hommes. Il tenait en aussi piètre estime les incurables optimistes toujours content d’eux et du monde et les geignards qui ne cessaient de se plaindre et de raconter leurs petits malheurs mesquins à qui voulait bien les entendre, il abhorrait tant les ambitieux que les modestes, il vouait la même détestation aux riches qu’aux pauvres, aux beaux qu’aux laids, aux femmes qu’aux hommes. Lui-même ne se portait pas plus que ça dans son cœur sec comme un jour sans vin. Il ne souhaitait de mal à personne, mais il aurait préféré ne pas être né. Sa prise de conscience n’était pas neuve, il avait toujours vécu de la sorte. Il pensait sincèrement que l’humanité n’était pas ce que l’évolution avait fait de mieux, et que l’amour était la plus extraordinairement surestimée des réactions chimiques.

Alors il décida de partir et de laisser ses contemporains se débrouiller entre eux. Il se persuada que comme certains naissent femmes dans un corps d’homme et réciproquement, lui était né animal ou végétal ou matière organique hasardeusement assemblée par simple étourderie de la nature ou par malignité d’un dieu sadique. Un soir après sa journée de travail, il éteignit son ordinateur et arrangea soigneusement ses affaires: l’agrafeuse à droite, parallèle au clavier et à la souris, les stylos et les surligneurs alignés au-dessus par couleur et par ordre de taille décroissant, et les tampons encreurs à l’autre extrémité du bureau. Puis il enfila sa veste et un sac à dos, et sortit sans saluer ses collègues. Après cinq minutes de marche, il arriva au marché de Noël sur la place principale. Il traversa celle-ci sans jeter un regard aux badauds ou aux cabanons multicolores. Il fit une simplement une étape pour jeter son téléphone portable et son portefeuille dans la première poubelle venue, et poursuivit sa marche sans se laisser distraire par la joie sucrée qui enrobait la ville comme une barbe à papa.

A mesure qu’il s’éloignait de la ville, l’obscurité grandissait autour de lui, les bruits se faisaient plus faibles et plus indistincts. Le froid également aiguisait ses canines. Théodore en subissait la morsure à la fois avec douleur et délectation. Il en ressentit une joie intense et un sentiment de légèreté inconnu. Il marcha ainsi pendant plusieurs jours, sans boire ni manger, jusqu’à arriver à l’orée d’un bois loin de toute habitation. Il s’engagea dans un bosquet. La neige recouvrait le sol, à peine entamée par les traces de pas des habitants du bois. Bien que la nature fut en pleine léthargie, Théodore respirait à pleins poumons la vie qui se dégageait de son environnement, à des années-lumières de l’existence stérile et atrophiée que menaient les hommes gonflés de l’importance qu’ils s’étaient eux mêmes donnée. Il marcha encore jusqu’au sommet d’une colline, en n’omettant rien du spectacle alentour. Puis quand il fut à destination, il sortit une bouteille de whisky, s’allongea dans la neige et commença de s’enivrer. Quand la nuit tomba, il jeta un regard sur la vallée en contrebas. Les lumières d’une cité voisine scintillaient au loin, ce qui le mit en fureur. La « civilisation » était encore trop proche. Il creusa un trou d’une bonne profondeur, et y ensevelit la bouteille vide, ses vêtements, ses lunettes et son sac à dos. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec l’espèce humaine, il ne voulait même plus y appartenir à son corps défendant. Il voulait devenir purement sauvage et tout oublier de ses quarante premières années. Il reboucha le trou en hurlant et en jetant rageusement de grandes poignées de terre et de neige, et s’enfuit en courant vers un endroit où le bois était plus épais et plus opaque aux yeux des hommes.

Les collègues et les proches de Théodore s’étaient inquiétés de sa subite disparition, et des recherches furent engagées. C’est ainsi qu’après quelques jours, une patrouille de gendarmerie retrouva sa trace. Les militaires quadrillaient le bois depuis quelques heures quand l’un d’eux aperçut une ombre furtive. Il s’approcha à pas de loup et observa l’ex-comptable se repaître d’un oiseau mort. Il était totalement nu, les yeux exorbités et la bouche pleine de sang. Théodore s’aperçut de la présence d’un intrus sur son territoire. Il grogna et s’enfuit à quatre pattes vers le sommet de la colline. Le gendarme avisa ses collègues qu’il avait retrouvé la trace du disparu, mais n’obtint aucune réponse. Il contacta une équipe pour une prise en charge médicale et psychiatrique d’urgence, et se lança à la poursuite du fuyard. Théodore détalait à toute allure, et le fonctionnaire eut grand mal à le poursuivre. Quand il arriva au plus fort de la pente qui supportait la forêt, il eut une vision d’horreur et vomit tripes et boyaux. Ses trois collègues gisaient au sol, la gorge et les entrailles déchirées comme s’ils avaient été attaqués par des bêtes féroces . Théodore était juste derrière, mal dissimulé derrière un buisson. Il arborait un rictus cruel et respirait bruyamment. Le gendarme sortit son arme de son étui en tremblant et tenta de s’approcher de Théodore pour le mettre en joue. Celui-ci ne bougeait pas, il fixait sa proie et grognait sans se départir de son sourire diabolique. Quand il fut suffisamment près, le gendarme fit feu et vida tout son chargeur sur la bête. Théodore chuta plusieurs mètres plus loin sous l’effet des impacts de balle. Il émit encore un râle effrayant, puis agonisa. Son étrange sourire se décomposa enfin, très lentement.

Le militaire n’osa pas s’approcher de la dépouille. Il ramassa l’arme d’un de ses collègues, sans oser regarder les corps déchirés dont le sang encore  chaud faisait fondre la mince couche de neige autour d’eux. Alors qu’il allait presser la détente et vider un nouveau chargeur sur Théodore pour s’assurer de son trépas, il fut brutalement saisi à la gorge et décollé du sol comme s’il était un pantin. Des dizaines de branches s’enroulèrent autour de ses bras pour l’empêcher de desserrer l’étreinte qui comprimait son cou.  En quelques secondes, il fut suspendu à une branche d’arbre et ses vertèbres cervicales craquèrent comme du bois mort. La chemise que Théodore portait le jour de son arrivée pendait juste au-dessus de lui.

Théodore avait réussi. Il avait déserté et avait renoncé à grossir les rangs des bipèdes ineptes et nocifs qui peuplent la planète pour mettre toutes ses molécules au service de la forêt, qui l’avait vengé des outrages des hommes. Et la vengeance se mange décomposée.

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