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Alexandre, Honoré, Charles et les autres

Publié le 16 mars 2008 par Savatier

Alexandre, Honoré, Charles et les autresLe prince de Galles vient de bannir le foie gras des tables de ses résidences - pour raisons personnelles, a-t-on tenu à préciser dans son entourage. La presse britannique suggère plutôt que l'altesse, par ailleurs grand chasseur, aurait cédé à des groupes de pression. A-t-elle aussi pensé à proscrire les " produits dérivés " (confits, cassoulets, cuisine à la graisse de canard à laquelle nous devons le French paradox, etc.) ? Sinon, la démarche serait assez dénuée de sens... Ce dernier avatar du " bonnisme " ambiant, pour reprendre un mot de Philippe Muray, m'a donné l'envie de relire le savoureux Grand dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas (Phébus, 2000, 615 pages, 68 €). Ce qu'on y lit à l'entrée " foie gras ", dépasse de très loin la description du gavage des oies donnée par les adversaires de cette pratique, comme on peut en juger :

" On sait que le foie gras de Strasbourg est réputé fournir le roi des pâtés. L'opération par laquelle on obtient les foies gras consiste principalement à engraisser les oies de manière à produire chez eux une tuméfaction de cet organe. Le foie d'une oie soumise au traitement que leur font subir les engraisseurs de Strasbourg arrive à être jusqu'à dix ou douze fois plus gros que nature. Pour en arriver là, on soumet ces animaux à des tourments inouïs, qui n'ont pas même été déployés sur les premiers chrétiens : on leur cloue les pattes sur des planches pour que l'agitation ne nuise pas à l'obésité ; on leur crève les yeux pour que la vue du monde extérieur ne vienne les distraire ; on les bourre avec des noix sans jamais leur donner à boire, quels que soient les cris de souffrance que leur arrache la soif. "

L'auteur des le comte de Courchamps, auteur des Trois Mousquetaires, qu'une terrine de foie gras ne Souvenirs de Mme de Créquy, avait adressée à la chambre des Pairs. Il y était déjà question de l'Angleterre, décrite (non sans humour) comme un paradis des animaux :

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rebutait nullement, avait-il vérifié personnellement ce qu'il avançait ? Sa source est directement empruntée à une pétition que

" Ah ! l'Angleterre ! s'écrie la moindre volaille qui a l'honneur d'appartenir à cette grande puissance, voilà le vrai pays de la liberté et de l'égalité. On y prend des hommes qui passent dans la rue, et, sans leur demander si c'est leur goût ou celui de leur famille, on en fait des marins et des soldats. Quand ces soldats ou ces marins ont manqué à leur devoir, on leur donne des coups de fouet comme à des chiens. Quand un paysan est pris le fusil à la main sur les terres d'un grand seigneur, on l'envoie aux galères. Un homme qui vole un pain est pendu. Mais les bœufs, mais les cochons, mais les veaux, mais tout animal qui se mange enfin, ou plutôt qui est mangé, a droit à une mort uniforme, légale, constitutionnelle. Le parlement a prescrit, en 1796, comment il fallait tuer les bœufs et les cochons : avec douceur et célérité. [...] Une cuisinière anglaise qui tuerait un canard, une poule ou même un poulet, se croirait un objet d'opprobre pour l'humanité. "

Cette pétition, la description que l'auteur livre du gavage des malheureux oiseaux, sont peut-être réelles, mais elles pourraient tout aussi bien relever du canular. En effet, le prétendu comte de Courchamp (il se nommait plus modestement Cousin) n'était, si l'on en croit le Grand Larousse du XIXe siècle qu'un imposteur qui écrivit lui-même les Souvenirs de la marquise de Créquy avant de mystifier une nouvelle fois le public, quelques années plus tard, en publiant un roman intitulé Le Val funeste, pillé mot à mot au comte Potocki. Curieusement, on lui doit aussi, en 1839, un Dictionnaire général de cuisine française paru sans nom d'auteur. Certaines notices de ce fort volume - dont celle concernant le foie gras - furent reprises à l'identique par Dumas pour son propre dictionnaire. On n'est jamais puni que par là où on a péché...

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En marge de cette cuisine littéraire plutôt amusante, le foie gras, dont on découvre la trace trois millénaires avant notre ère en Egypte et dont Pline l'ancien attribue la paternité à Apicius, fut évoqué par de nombreux auteurs du XIXe siècle, la plupart fin gourmets. Flaubert en parle dans sa correspondance et dans l' Education sentimentale, Zola, dans Le Ventre de Paris et Nana, Heine dans Lutèce et Théophile Gautier, notamment, dans Tableaux de siège. Mais il revient, semble-t-il, à Balzac le record des évocations de cette terrine délicieuse ; on en trouve mention dans La Peau de chagrin, La Physiologie du mariage, les Contes bruns, César Birotteau, dans d'autres romans encore, et jusque dans sa correspondance avec Madame Hanska. Décrivant un repas chez Balzac, Gautier prend d'ailleurs soin de mentionner ce plat. Seule note dissonante dans ce concert gourmand, le sévère critique catholique Louis Veuillot - un rustre que Barbey d'Aurevilly surnommait ironiquement " le sacristain " et en qui Baudelaire voyait " un journaliste célèbre à qui Jésus n'enseignera jamais les manières généreuses " - y voyait une entorse aux règles de " sobriété, d'abstinence et de continence... "

Le Grand dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas encourage des vertus plus conviviales. Il constitue également un extraordinaire document dont la cuisine est un prétexte. Presque chacune des recettes offre à l'auteur l'occasion d'anecdotes, de souvenirs, où l'érudition et le divertisement se mêlent agréablement. Un vrai plaisir de lecture à chaque page, à déguster sans modération. Les adversaires du foie gras y découvriront d'ailleurs une notice consacrée au foie de lotte ; celui-ci, d'un goût très subtil et que l'on peut cuire en terrine comme celui d'un canard, devrait ménager leur susceptibilité et satisfaire davantage leur palais que l'ersatz assez infâme appelé " faux gras " qui se vendait, il n'y a pas si longtemps... outre Manche.

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À propos de T.Savatier

Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008


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